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Le petit guide du mĂ©pris Ă  l’usage des trolls

Par
Véronique Grenier
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Mon pĂšre m’a toujours dit : “Tant qu’à faire de quoi, fais-le bien. Ou ne le fais pas pantoute.” Et je crois que ce principe de vie doit s’appliquer Ă  tout. On ne va pas commencer Ă  discriminer dans quoi on doit ou ne doit pas performer. Quand mĂȘme.

L’art de bien mĂ©priser autrui ne doit pas faire exception Ă  la rĂšgle. Ce ne serait pas poli pour le mĂ©pris et on ne veut pas insulter le mĂ©pris: il pourrait se venger. Donc. Si tu veux ĂȘtre le champion des trolls, imbibe-toi des conseils avisĂ©s qui suivent.

Trouve-toi une cible facile. Plus elle le sera, plus tu auras d’appuis. C’est une loi de base, un classique, de l’intimidation : tape sur le faible, l’isolĂ©, celui qui ne semble pas avoir d’amis. Ou encore celui qui n’a pas trop de voix. Ou celui qui ne pourra pas se dĂ©fendre. Ou celui dont le statut est dĂ©jĂ  malmenĂ© par les prĂ©jugĂ©s. Ça, c’est gagnant.

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Tu auras “l’opinion publique”, on va postuler qu’elle existe et omettre Bourdieu deux instants, de ton bord. MĂȘme que ladite “opinion publique” risque d’en ajouter une couche ou deux. Ou trois. En fait, assure-toi de juste mettre la marde sur la table et que d’autres, par aprĂšs, jouent avec. Ils vont le faire, tu auras allumĂ© le feu crĂ©pitant du “je dois aussi donner mon avis” dans leur cƓur.

Diviser pour mieux rĂ©gner, la fin justifie les moyens, l’homme est un loup pour l’homme, etc.

Et entre nous, dans l’intime, dire que tu intimides quand tu fais ça, c’est vraiment rĂ©ducteur et ça ne te rend pas justice, parce que tu es plutĂŽt un rassembleur. Tu permets la cristallisation des opinions et la fixitĂ© des idĂ©es. Ce n’est pas rien. Donne-toi une petite tape sur l’épaule.

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Vois grand. Si, par exemple, tu trouvais le moyen d’insulter 127 000 personnes, disons l’ensemble d’un corps de mĂ©tier comme des enseignants et ceux et celles Ă  qui ils enseignent, on jase, lĂ , personne ne ferait jamais une telle chose, quelqu’un devrait te dire “tayeule”, mais c’est justement tellement lĂ  que rĂ©side ta force, champion : tu dois ratisser large, balancer tes briques, ton fanal, tout ton riche vocabulaire Ă  de vastes majoritĂ©s. Qui resteront silencieuses. Ce sera tellement Ă©norme que #lesgens vont se dire que ce doit ĂȘtre vrai. Et ceux visĂ©s seront Ă©crasĂ©s sous le poids de ton courage et n’oseront pas se lever contre toi.

MĂ©lange le plus d’affaires possible. Tu auras l’air de connaĂźtre beaucoup de choses et le savoir, c’est le pouvoir et le pouvoir, c’est toi qui l’a au bout de tes doigts qui fracassent ton clavier Ă  la vitesse de ta solipsiste intelligence. Mais c’est bien que tu la recouvres d’un peu de bouette, ton intelligence, question qu’elle ne paraisse pas tant, voire pas du tout. Le monde, il n’aime pas trop ça, les gens qui se pensent bons et Ă  chaque fois que tu scores dans le but de l’idiotie, je te trouve fin renard. C’est Machiavel qui doit te faire des petites minauderies de sa tombe. Toi et la virtĂč, mĂȘme combat.

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Fais des associations libres, mais assure-toi que ça n’ait vraiment pas de sens. Écris des mots sur des petits bouts de papier, mets-les dans un chapeau et tire s’en une dizaine. Et ne te dĂ©courage pas. MĂȘme si ce sont des mots comme : Ă©ducation, Hollywood, oppression, voile, Congo, accent circonflexe et fuck. C’est un petit dĂ©fi pour un si grand esprit. #Lesgens vont le chercher, tu sais, le sens. Ils vont se croire cons de ne pas en trouver et ils abdiqueront. Magie.

Tu es un crĂ©atif, c’est pour ça que ton propos passe si bien. Ça demande beaucoup d’imagination pour faire dire ce qui n’a pas Ă©tĂ© dit ou tronquer des citations. À rĂ©pĂ©tition. Et c’est pour cela que tu es un incompris. Ça prend un certain sens du mĂ©ta pour apprĂ©cier finement tout le arts and crafts que tu peux produire. Et ce n’est pas donnĂ© Ă  tout le monde, on va se le dire. On devrait militer, voire mĂȘme manifester, pour que « troller » figure sur les demandes de subvention du Conseil des Arts. Je lĂšverais mon poing, pour ça.

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Qui ne dit mot consent, dit-on. Pars ton truck Ă  cĂŽtĂ© de ton ordinateur et engage une fanfare pour jouer juste Ă  cĂŽtĂ© de tes oreilles. Comme ça, mĂȘme si quelqu’un s’objecte, tu pourras toujours dire que tu ne l’as pas entendu. En thĂ©orie, ton bruit ambiant, celui que tu fais Ă  ĂȘtre, devrait suffire, mais ne prends pas de chances.

Clairement, le vent de la pensĂ©e a tout balayĂ© dans ta tĂȘte alors, ne parle plus, mais souffle. « PrĂ©venant toi » pensera tout de mĂȘme Ă  se traĂźner un petit sac de papier brun, dans sa poche de jeans. Au cas oĂč il hyperventilerait.

Sois content de toi-mĂȘme, surtout si tu sĂ©vis dans un grand mĂ©dia et sur plusieurs tribunes et que tu trĂ©pignes fort Ă  l’idĂ©e que tes « idĂ©es », Ă  chaque fois qu’elles heurtent le ventilateur, Ă©claboussent un bout de l’espace public. Tu sais, dans le zoo humain, tu es celui qui garroche les peanuts. Tu es le nanane que #lesgens attendent. Impatiemment. Tu les nourris. Tu es un peu comme JĂ©sus avec les pains et les poissons. Sauf que tu le fais avec tes solides et soutenues et justifiĂ©es et pertinentes et crĂ©dibles opinions. Ça te prendrait un macaron. Que dis-je. Commande-toi une panoplie : t-shirt, tasse, tapis de souris, avec l’inscription en Comic Sans : « Je suis un troll et ceci sont mes idĂ©es livrĂ©es pour vous. ». Le sens du sacrifice, du don de soi, j’ai du respect pour ça. Et alors que ça se perd depuis la nuit des temps et le dĂ©but de l’humanitĂ© et depuis que l’homme est homme, toi, tu as le souci d’incarner tout ça. On ne peut que s’incliner. Vraiment.

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Exige des remerciements. À la fin de tes interventions. Tu meubles le vide avec plus de vide. FAUT LE FAIRE. Ça demande beaucoup d’adresse. Tu devrais dĂ©jĂ  songer au monument qu’on va t’ériger, nĂ©cessairement.

Et n’oublie pas, mĂȘme si Richard Martineau a dit « Il faut arrĂȘter de juger le monde » et que « c’est un vieux rĂ©flexe [
] que [
] de [
] dĂ©courager [
] les cĂ©gĂ©piens [,
] les profs [
] et [
] les pauvres » ou encore « Pensez [avant de] parle[r] », ne te laisse pas influencer. Ton mĂ©pris vaut plus que ça. Pense Ă  tous ceux et celles qui n’attendent que ton cri du cƓur pour dĂ©verser tout le petit qu’ils ont en dedans sur autrui. Tu ne voudrais tout de mĂȘme pas ĂȘtre responsable du fait qu’ils se soient contenus. Je te dis « viarge » et « égoiste, sors de ce corps », le cas Ă©chĂ©ant. Et tu pourras toujours t’en sortir avec l’une des phrases suivantes : « J’ai Ă©tĂ© mal compris », « J’ai Ă©tĂ© mal cité », « Je t’ai blessĂ©? Non, tu t’es blessĂ© toi-mĂȘme en Ă©tant ce que tu es. Sois responsable.», « Ça devait ĂȘtre pris au deuxiĂšme degrĂ©. », « C’est de l’humour », « Je suis pour les vraies affaires. C’est vraiment triste que toi, tu ne le sois pas. », « Je suis une victime. », « C’est un complot. ».

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Voilà. Flotte au gré des flots du mépris. Sois un bon ambassadeur. Yolo.

***

Pour lire un autre texte de VĂ©ronique Grenier : “PrĂ©caire”