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Le petit caissier passif-agressif

Par
Catherine Ethier
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En général, le petit monsieur (ou la petite dame) qui te vend ton croissant du matin n’est pas pétri d’une colère qui semble prendre son origine dans le plat de Fleischmann’s.

Chaque jour ou presque, depuis environ six ans, je vais me quérir breuvage chic dans ce petit café où le maire Ferrandez vient régulièrement consommer une quiche (et les regards brûlants de toutes ces femmes qui en pincent pour son petit coq).

Eh, oh. Baissez ce regard empreint de jugement; je suis citoyenne simple. J’ai juste pas de machine à café.

Et chaque jour ou presque, le petit caissier passif-agressif me sert. Après des années d’étude, je dirais que l’homme, dans la jeune cinquantaine cousue de l’envie de porter du fleuri et des motifs fuzzés, est un savant métissage entre le comédien Denis Bernard et Marc Hervieux. Mais avec la voix de Stefano Faita.

Yamaska, ténor et fusillis aux tomates cerise sont trois thèmes qu’il embrasse à merveille.

Cet homme (appelons-le Jacques puisque j’ignore son nom… oh. J’espère qu’il ne s’appelle pas Jacques. Et qu’il ne lira pas ceci), donc, accueille généralement les clients à la caisse; entre propriétaire et carriériste caissier, je ne saurais dire quel est son titre. Mais il me fascine.

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Jacques me fascine à la fois par sa formidable capacité d’accueil et celle qu’il a de faire sentir un nouveau détenteur de croissant au fromage jaune comme une rognure de la pire espèce, un trouble-fête et un saboteur d’après-midi au jardin à siroter un kir.

Chaque fois qu’on se présente au comptoir, Jacques semble tendu.
Tendu et chaleureux; c’est, je vous l’accorde, un bien étrange combo d’accueil. Mais Jacques n’y peut rien. Il déteste son travail, comme il se jetterait aussi sans hésiter devant un jeep pour ne pas que tu partes sans ta portion indivuduelle de Skippy pour tes petites rôties dont il s’est assuré de la température optimale (chaudes «tendresse»).

Vous l’aurez noté, Jacques est un être drapé de contradictions. Heureux d’être là, mais en beau saint-sifri de pas être ailleurs, aussi.

Quand tu lui commandes un petit café, à peine as-tu prononcé caf- qu’il a déjà sacré son camp AWAY FROM YOU, après pelleter son Nabob comme s’il venait de te pincer à bécoter son amie de cœur dans le backstore, le plus loin possible de toi et de ton petit bonheur de ne pas à avoir à servir de mangeux de muffins et fuller des salières-poivrières pour les cinq prochaines heures.

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Et si t’as le malheur d’avoir un petit goût pour un biscuit aux pinottes ou tout autre extra qui ne concerne pas le caf- que tu viens de lui commander-HURLER, attèle-toi; parce que Jacques gèrera ta commande comme une agression.

Une fourchette dans l’œil.

Ooooooh tâsse-toi de d’là qu’il va te couper tes envies de macaron sur un temps rare en attaquant son petit écran de caisse du futur avec toute la haine qui se trouve dans le regard de la belle-mère de Cendrillon quand Walt Disney faisait des fade-out sur ses yeux de chatte espagnole.

C’est que sa caisse du futur est pas facile facile; Jacques n’en maîtrise pas toutes les options et semble, chaque matin, maudire les cieux de ne pas avoir passé la veillée à étudier le manuel d’instructions au lieu de manger des doigts de dame en repassant ses capris de lin. S’il l’avait fait, il ne serait pas là, à faire semblant de maîtriser la situation et le dossier exact où se trouve le caltor de muffin tchipittes-noix-de-pin que tu viens de commander comme un cheveux sua soupe et qu’il prendra soin de décorer d’une délicate orchidée avant de te le garrocher par la tête et de se retirer un bref instant pour aller hurler dans un coussin du coin lecture.

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Ciel! Que j’ai donc essayé de le séduire. De créer une complicité, UNE CONNIVENCE AVEC JACQUES.

Je peux-tu vous dire que la connivence, je me la suis mise avec toutes ces viennoiseries que je n’ai jamais osé commander: dans le train de Josélito (un train *pour la vie* qui ne reviendra jamais).

J’ai beau m’adresser à lui de ma voix la plus cristalline, ma diction du dimanche et mon sourire fleuri semblent chaque fois réactiver de douloureux souvenirs d’anniversaire où personne ne s’est présenté ou de culottes fendues en plein récital de poésie. Coup sur coup, Jacques me coupera la parole d’un impatient « CE SERA TOUT? », regard plissé vers mes lèvres comme si je m’exprimais avec l’éloquence d’une tarée qui a de la misère à attacher ses lacets.

Je suis «la cliente sur un programme spécial». Ou il me hait.

(Je crois qu’il me hait)

Mais un jour, oh oui, un jour, Jacques m’entrouvrira la porte, la toute petite porte glacée du boudoir de son cœur dans le sirop, et me laissera peut-être me sustenter de ce petit brownie qu’il dispose en audacieuse pyramide sur le bord de sa caisse du futur.

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Ça, ou il me l’enfoncera dans les trous de yeux en prenant soin de décorer mon cadavre d’un élégant chrysantème, compliments de la maison.

La bise.