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Le mythe Luigi, un an plus tard
Un beau gosse dans le box, une nation dans le miroir.
Le 4 décembre 2024, au petit matin, un homme masqué marche sur un trottoir de Midtown et abat Brian Thompson, 50 ans, PDG de UnitedHealth Group, le plus puissant assureur médical des États-Unis. Tout se passe sous l’œil corporatif des caméras de surveillance, comme si quelqu’un hors champ avait soufflé « action ». On dirait un film : les bras tendus tenant le silencieux, le corps s’effondrant du mogul pharmaceutique et le décor new-yorkais en arrière-plan.
Cinq jours plus tard, la police met la main sur le mystérieux suspect au sac à dos vert. Jeune, beau, athlétique : Luigi Mangione, 26 ans. Une mâchoire carrée dans un pays où l’apparence s’imprime comme un curriculum vitae. Qui connait le nom du laideron avec des broches ayant presque assassiné Trump en Pennsylvanie?
Le scénario s’écrit tout seul.
Pur produit de La grosse pomme, Andy Warhol disait que l’Amérique existe autant comme fiction que comme réalité. On n’y vit pas tous dans la même, mais chacun choisit celle qui l’arrange : celle des gagnants, des paumés, des victimes, des justiciers improvisés. Peut-être est-ce pour ça que cette affaire hypnotise autant, elle laisse à chacun un miroir dans lequel se projeter. Le meurtre n’est qu’un prétexte.
L’essentiel, c’est l’histoire qu’on décide d’y greffer.
Aujourd’hui s’ouvre le procès de Mangione. Il sera long, bruyant, disséqué jusqu’à la moelle par les médias, podcasts et autres tribunes avides de feuilletons judiciaires. L’attente est enfin terminée.
La salle d’audience est pleine à craquer. On y entre avec des billets comptés, comme pour une première. Et chacun est venu avec sa propre Amérique, celle qu’il défend, celle qu’il redoute, celle dans laquelle il préfère habiter.
Dans le box, avec son veston gris, l’accusé n’a rien du criminel habituel, ni même du criminel idéal. C’est précisément ce qui dérange et fascine. On aime les monstres parce qu’ils nous rassurent. Ils confirment que le mal vit ailleurs, dans des visages reconnaissables, dans des existences qui ne ressemblent jamais aux nôtres.
Mais Mangione a l’air terriblement normal. Il pourrait être votre cousin, le voisin un peu douche qui court à l’aube, le dude qui paraît toujours bien sur les photos de groupe. Ce n’est pas le visage que l’imaginaire collectif américain veut associer à un meurtrier.
Dans un pays obsédé par sa sécurité, si le danger ressemble à n’importe qui, alors il peut surgir de partout.
Devant la Cour suprême de New York, une centaine de fans bravent le froid et brandissent pancartes et déguisements, tandis que des camions-écrans tournent en boucle contre la peine de mort. Ses sympathisants ont levé plus de 1,3 million de dollars en sociofinancement pour aider sa défense.
Sur Internet, des groupes entiers lui sont consacrés. On y collecte compulsivement chaque photo de ce « héros incompris ». Luigi capitaine d’équipe à l’expo-sciences, Luigi jouant au pool quelque part en Thaïlande, Luigi en prison. Un culte numérique, bizarre mais banal quand on se souvient que des milliers de femmes écrivaient des lettres d’amour à Charles Manson.
Et un peu partout, les murs de l’occident répètent le même slogan : FREE LUIGI.
Pour certains, l’affaire est limpide. Luigi est un assassin. Pour d’autres, c’est un terroriste anti-capitaliste. Un plombier vengeur contre le Bowser du mercantilisme médical, pour pousser la métaphore Nintendo jusqu’au bout. D’autres encore en ont fait un martyr, sacrifié sur l’autel d’un système de santé privatisé jusqu’au cynisme. Et puis il y a ceux qui voient en lui un irrésistible bad boy à marier. Chacun se fabrique son Luigi, comme on se fabrique un pays.
Aux yeux du tribunal, pourtant, Mangione n’est rien de tout cela. Il n’est ni prophète, ni fantasme collectif. Il est simplement le suspect qui aurait tué. Une définition implacable, qui refuse d’imprimer du sens là où le public exige un mythe.
Mais un an plus tard, la question demeure : la mort du PDG a-t-elle vraiment délié les langues, ouvert le débat?
En effet, l’affaire s’inscrit dans un ressentiment massif envers le système de santé américain. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui ont justifié l’assassinat, y voyant des représailles contre les pratiques commerciales de l’assurance santé. Pour beaucoup, la mort de Brian Thompson fait écho à celle des patients à qui UnitedHealthcare aurait refusé des soins, comme si le PDG avait payé de sa vie toutes celles jugées indignes d’être couvertes par son entreprise.
Les balles portaient d’ailleurs les mots « retarder, nier, se défendre », la devise du secteur des assurances, « delay, deny, defend », symbole de leurs stratégies d’indemnisation.
Hollywood n’a jamais rougi de mettre en scène le justicier qui s’attaque au système. Falling Down (1993), Erin Brockovich (2000), John Q (2002), V for Vendetta (2005), Hell or High Water (2016), et bien d’autres, ont bâti leur dramaturgie sur cette revanche individuelle contre les géants institutionnels.
Luigi Mangione a plaidé non coupable de meurtre au premier degré. Il est poursuivi à la fois par l’État de New York et par le gouvernement fédéral. L’État réclame la prison à vie. Les procureurs fédéraux, eux, galvanisés par le climat politique et l’homme assis à la Maison-Blanche, visent la peine capitale.
Selon l’une des innombrables lectures possibles, notre chaud frat boy aux cheveux bouclés aurait été un jeune homme au futur prometteur, puis broyé par la corporation jusqu’à se radicaliser. L’ambition comme religion, le capitalisme comme déception, le meurtre comme solution. Un héritier tardif de Ted Kaczynski, sans la cabane au fond des bois, mais avec la même certitude morbide : l’ordre social est une machine dont on ne s’échappe qu’en la détruisant.
Reste à savoir si les inégalités d’une nation peuvent vraiment se catapulter dans un procès.
Peut-on condamner un individu pour exorciser ce qui afflige la frange oubliée d’un pays?
Tout le monde semble convaincu que l’affaire Mangione n’est que le miroir éclaté des fractures américaines.
On ne comprend jamais vraiment un procès tant qu’on ne regarde pas le cirque qui l’entoure. C’est là, et non dans la salle d’audience, que se fabrique le sens. Dans les grands procès américains, il y a presque toujours un message social. La justice, ici, ne se contente pas de juger, elle raconte quelque chose du pays.
Luigi, lui, dérive sans contrôle dans la tempête construite à son image. Messie dans un TikTok, paria sanguinaire dans un tweet. Il est devenu un mythe ajustable selon l’idéologie du public cible. Un personnage modulable pour une audience atomisée.
Au fond, tout le monde se fiche presque de ce qui s’est réellement passé. Ironiquement, bien des gens seraient incapables de nommer la victime sans retourner au début de l’article. Ce n’est pas l’histoire qui compte, mais le récit personnel que chacun veut y voir, ce qu’elle confirme sur l’époque, sur l’économie, sur l’Amérique que l’on aime violente.
Rideau. Silence.
Le spectacle commence.

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