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Personne ne savait trop à quoi s’attendre. Il n’y avait pas de plan solide, juste des intentions, des tripes, et cette idée tenace qu’il fallait faire quelque chose. Le cœur en première ligne, le calcul, ce sera pour après.
Tout a commencé par un simple DM. Une marcheuse m’écrit qu’elle part pour l’Égypte. Objectif : rejoindre une marche humanitaire qui vise à atteindre et camper à la frontière de Rafah, cette ville frontalière entre l’Égypte et Gaza, point névralgique où s’empilent vivres, militaires, blessés et désespoir, selon le côté de la frontière.
Global March to Gaza. Une initiative tentaculaire, éclatée, sans tête ni quartier général. Probablement la plus vaste mobilisation civile internationale à converger vers un même point depuis le début du carnage.
Quatre mille personnes, peut-être plus. Une soixantaine de pays. Personne n’a les vrais chiffres. Juste une masse en mouvement, propulsée par un mélange instable de foi, de colère, et d’inconscience volontaire.
Et si j’y allais?
La délégation canadienne devait compter quinze personnes. Au final : 700 candidatures. C’est monté trop vite, trop fort. On coupe à une centaine. On trie. On filtre. La cause rallie, mais ici, l’élan ne suffit pas. Il faut savoir dans quoi on met les pieds — ou plutôt, dans quoi on s’enfonce. Parce que militer, en Égypte, c’est jouer avec sa liberté.
Quelques appels plus tard, je suis dans la boucle.
Pendant ce temps, ailleurs sur l’échiquier : la Flottille de la Liberté est interceptée par la marine israélienne. Douze militants, parmi eux Greta Thunberg et Rima Hassan. Un coup d’épée dans l’eau diplomatique. Plus au sud, le convoi Al-Soumoud fend le désert libyen. Camions chauffés à blanc, drapeaux au vent, slogans qui cognent sur la tôle. Un autre axe. Un autre symbole.
Et les marcheurs, là-dedans? Ni héros ni martyrs. Une armée sans uniforme composée d’enseignants, d’infirmières, d’étudiants, de retraités. Pas de grosses caméras. Pas de visages connus. Juste des gens ordinaires, engagés dans une opération extraordinairement bancale, portés par une seule motivation : si le monde s’habitue à un génocide, alors il en devient complice.
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Le plan, lui, tient sur un post-it. Le 12 juin, entre 15h et 17h, les marcheurs canadiens doivent poser le pied au Caire. Le 13, au petit matin, départ en autobus pour El-Arich — 500 kilomètres de bitume et de sable, cap au nord-est, vers le bout du pays. Puis, une marche de 50 kilomètres en deux jours, jusqu’à Rafah. Pas de coup d’éclat. Pas de tentative de passage en force. Juste une démonstration de présence. Des corps qui avancent vers un mur. Une image. Un symbole. Tout le monde sait que le poste est fermé.
Depuis l’attaque du 7 octobre 2023, Rafah joue les soupapes de pression. Elle s’ouvre, se referme, se verrouille au gré des frappes et des tractations. Le 7 mai 2024, Israël prend le contrôle du côté gazaoui. Rideau de fer. En janvier 2025, une trêve furtive laisse entrevoir un passage. Puis, le 2 mars : nouvelle fermeture. Depuis, Rafah n’est plus qu’une promesse sans échéance.
Tout s’organise dans un capharnaüm numérique. Zoom. Signal. Telegram. Une jungle d’apps encryptées, de messages qui s’autodétruisent, de captures d’écran qui s’effacent aussi vite qu’elles circulent. On parle logistique : scorpions, tentes, crème solaire, cartes SIM.
Puis des consignes sur le terrain : pas de provocation. Pas de slogans contre l’État égyptien. Pas de keffieh à l’aéroport. On n’est pas là pour jouer aux révolutionnaires. Ce n’est pas une manif, c’est une marche. Lente, cadrée, soi-disant apolitique. Humanitaire à l’affiche, géopolitique en coulisse.
Puis, sans prévenir, ça bifurque vers les vrais enjeux : arrestations probables, déportations, zones interdites même aux Égyptiens.
Alors imaginez : une horde d’étrangers au look vaguement militant, dans un pays où le soupçon est plus rapide que l’accusation.
L’État égyptien, lui, garde le silence. Ni feu vert, ni interdiction claire. Juste un mutisme tendu, qui pue la menace en suspens. Malgré les perches tendues aux ambassades, les tractations patinent. En surface, quelques appuis symboliques — Boulerice, May — lancent des miettes de soutien moral. Alors on fera comme les autres : on entrera en touristes.
Pour moi : un simple visa de passage, un ordinateur vidé de toute matière sensible, un appareil photo, et c’est tout. Pas de carte de presse. Pas d’accréditation officielle. Juste mon nom sur une liste. Dans un pays où exercer le journalisme revient à jouer avec le feu, et où les allumettes ne manquent pas. L’Égypte pointe au 170e rang sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse.
On me prend une assurance : enlèvement, mort, prison. Des petites cases cochées perdues au milieu d’un PDF.
À Montréal, en conférence de presse, les porte-paroles déroulent le lexique du courage, de la résistance, de la solidarité. Des mots puissants, pesés, bien prononcés. Mais dans la salle, on se parle surtout entre convaincus. On enveloppe d’assurance ce qui, sur le terrain, tient à peine.
Parce que le convoi, en vrai, n’a rien : aucune autorisation, aucune garantie. Juste des corps.
Et pourtant, l’échéance arrive. Le départ approche.
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La veille, les premières consignes partent déjà en vrille. On devait se retrouver à l’aéroport du Caire. Finalement, à Montréal, on nous intime de ne même pas se regarder. Aucun signe, aucun contact. Faire profil bas dès l’enregistrement.
Trois hôtels avaient été désignés. Trop visibles. Trop de réservations suspectes. Alors on se disperse. Sur Signal, les alertes tombent en cascade. Certains se font intercepter à l’escale. D’autres, à l’atterrissage. Une centaine de la délégation française sont refoulés avant même d’avoir touché le sol.
Téléphone vidé? Peine perdue. Les douaniers restaurent les apps, exhument chaque trace effacée. Passeports confisqués. Interrogatoires. Détentions. L’appareil égyptien déroule un scénario dont le script nous échappe dès le départ.
Malgré tout, je passe. Sans encombre, presque trop facilement. Mon sac de couchage n’éveille aucun soupçon. Je comprends vite : ce ne sont pas les objets qui inquiètent, mais les noms. Ceux à consonance arabe prennent les premières claques.
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Par instinct ou par réflexe, difficile à dire, je réserve une chambre à la Villa Layla. Une bulle de calme dans une ville qui ne sait pas fermer l’œil. L’auberge est planquée tout près du métro Saad Zaghloul, ce premier ministre égyptien exilé par les Britanniques pour avoir rêvé d’indépendance. Un siècle plus tard, le nom est resté. Le décor, lui, a changé : il y a une piscine. Je n’ai pas pris de maillot.
L’auberge est peuplée d’un mélange improbable, mais fascinant : moitié marcheurs en mode incognito, moitié touristes chinois en Balenciaga.
Deux mondes qui cohabitent sans se parler, se frôlent sans se comprendre. Chaque nouvelle arrivée déclenche une vague de regards en coin. On s’évalue, on jauge, jusqu’à poser la question qui brûle les lèvres :
— Tu fais quoi ici?
— Tourisme.
— Le vrai?
— Non.
Autour de la place Tahrir, les grandes chaînes hôtelières affichent complet. Des Suisses, des Brésiliens, des Tunisiens. Tous venus pour la même raison. À l’entrée de certains établissements, les décorations florales ont laissé place à des camions anti-émeutes. Et garés juste à côté : des paniers à salade en tôle, sans fenêtres.
Première — et sans doute dernière — nuit au Caire. Une ville décoiffante jamais vraiment confuse, juste trop dense pour être déchiffrée. Tout s’y superpose. Des limousines frôlent des calèches d’ânes. Des femmes en niqab croisent des gamins touaregs en lunettes Versace. Des chiens errants dorment sur le toit de vieilles Beetle abandonnées. Chaque fragment appartient à une époque différente, compressée dans le même cadre, noyée sous la poussière, les klaxons et les déchets.
On attend les instructions. En attendant, on va manger du pigeon grillé sur les rives du Nil. La berge s’est transformée en club à ciel ouvert : guirlandes LED, Oum Kalthoum sur autotune, vendeurs à la sauvette, photographes ambulants. L’ambiance frôle le surréel, mais tout paraît presque normal.
Jusqu’à ce que les téléphones vibrent. Tous en même temps.
Israël vient de frapper l’Iran.
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Le lendemain, tout déraille à grande vitesse. Le convoi d’autobus censé partir du centre-ville à l’aube est déplacé en périphérie. Où, exactement? Personne ne le sait. Puis, silence radio. C’est grillé.
Alors, on improvise. Nouveau mot d’ordre : Ismaïlia. 125 kilomètres plus au nord. Officiellement, pour faire du tourisme. De la plongée, si quelqu’un pose la question.
On se scinde en cellules de deux, parfois trois. Taxis privés, minibus délabrés, motos, covoiturage improvisé. Trois checkpoints à franchir. Zéro certitude. Juste des rumeurs, toujours en avance sur les véhicules.
La délégation italienne ne le sent pas. Trop flou, trop risqué. Ils refusent de bouger. Les Grecs suivent. Dans les groupes Signal, la tension monte d’un cran. Le vernis craque. Théories du complot, accusations, insultes. Certains pointent des taupes. D’autres parlent de blanchiment d’argent. Tout le monde devient suspect.
Un mouvement horizontal, c’est beau sur le papier. Mais sur le terrain, dès que la parano s’infiltre et que les infos se contredisent, tout s’effondre. La confiance s’évapore. Les délégations s’émiettent. Certaines explosent avant même d’avoir mis un pied sur la route. La gauche qui s’entre-déchire, ce n’est pas nouveau.
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Je commande un taxi sur DiDi, l’Uber chinois. Paiement en cash seulement. Pas de reçu. Pas de traces.
Le chauffeur débarque : la quarantaine fatiguée, bedaine, œil méfiant. Il ne comprend pas pourquoi tous ces touristes veulent aller à Ismaïlia. Trop de demandes, trop vite. Ça pue le plan louche. On marchande un tarif bien au-dessus du prix normal. Il hésite. Puis démarre.
Je suis avec Nidal, prof jordanien à la retraite. Son père a fui la Nakba, lui a passé sa vie à enseigner dans les camps palestiniens. Une mémoire tranquille, droite, digne. À l’arrière, Jordan, Guadeloupéen d’origine libanaise. Sûr de lui, affûté, drôle sans forcer. On forme un drôle de trio.
L’ambiance est cordiale. On fend le désert, vitres baissées, clopes au bec. Ça aurait pu ressembler à un road trip. Presque. S’il n’y avait pas cette tension dans l’air, sèche, qui s’invite entre deux rires trop nerveux.
Puis, le téléphone du chauffeur sonne. Il décroche. Longue conversation. Trop longue.
Nidal se retourne vers nous. Il ne dit rien. Mais il sait.
On ne pose pas de questions. Il ne donne pas d’explications. Peut-être qu’il est avec nous. Peut-être pas. En Égypte, la peur étouffe souvent la solidarité avant qu’elle n’ait le temps de respirer.
Premier checkpoint. On ralentit. Le chauffeur garde le silence. Un soldat tourne autour du véhicule, inspecte vaguement. On passe.
Puis vient le deuxième. Et là : le mur. Tout s’arrête.
Devant nous, un embouteillage monstre : pick-ups croulant sous des chèvres vivantes, remorques chargées de bonbonnes de gaz et de briques, taxis bondés d’occidentaux au visage blême. Une cacophonie de klaxons, de moteurs à l’agonie, de cris qu’on ne distingue plus. L’air devient pâteux.
Et puis, ça tombe : confiscation massive des passeports. Arrestations préventives. Les soldats passent de voiture en voiture. Pas à l’aveugle. Ils savent ce qu’ils cherchent : les « touristes ».
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Tout le monde descend et se rassemble, désemparé. C’est la première fois qu’on se voit vraiment. Peut-être mille personnes, plantées là, au milieu du désert, devant ce deuxième checkpoint. Combien n’ont pas passé le premier? Combien se feront cueillir au troisième? À Ismaïlia, paraîtrait qu’ils raflent tout ce qui bouge.
Le décor est minimal : une mosquée blanche, quelques latrines trouées, un bâtiment administratif avec des fenêtres en cage où passent des mains, des papiers, des billets. Au sol, un boyau d’arrosage pour les ablutions, serpentant le sable fin.
Il y a les douaniers. Derrière, les flics en uniforme blanc, un verre de thé à la main. Ils nous observent sans parler. Autour, des hommes en civil, veston sur chemise repassée. Et puis, les militaires. Casques noirs en plastique, gilets défraîchis. Des corps maigres, juvéniles. Ils bougent à peine, écrasés par la chaleur. Pas vraiment menaçants. Jusque-là. Ils prennent les clopes qu’on leur tend. Sourient aux militantes. La plupart n’ont même pas vingt ans.
On attend. On sue. Certains se réfugient dans leurs écrans. La connexion saute, revient, disparaît. L’ambassade canadienne n’est d’aucune aide. Vendredi, jour de prière : autre obstacle.
On se partage l’ombre comme on partage l’essentiel, une forme de solidarité qui fait partie du mouvement. On se fait offrir, dans un élan de clémence ou de calcul, des bouteilles d’eau. Pas de nourriture. Pas d’infos.
Les passeports reviennent. Lentement. Délégation par délégation. Chaque nom appelé arrache des cris, des larmes, des accolades fébriles. Les plus radicaux grondent ceux qui célèbrent. Ils rappellent que pendant qu’on exulte, à Gaza, on meurt. Inévitable.
Les heures s’étirent. On chante, on danse, comme pour conjurer l’attente. Une foule pour le moins curieuse s’agite dans la poussière : Britanniques à la peau rose, Malaisiennes voilées, Américains très lourds, Portugais en sarouels froissés. Le petit-fils de Mandela donne des entrevues. Les Turcs se prosternent en rang serré pour prier. Les slogans fusent en arabe, en français, en espagnol.
Et puis, mon passeport réapparaît. Magic hour sur le désert. Une lumière dorée nappe la scène, rend tout ça presque beau. Presque. Puis, l’ordre tombe, net : il faut partir. Tout de suite. En autobus.
Chaque délégation se replie sur elle-même, forme un cercle, improvise un vote. Les plus épuisés, les plus échaudés, plient bagage. D’autres explosent en disputes. Chez les Canadiens, pas de débat. Pas de vote. On reste.
Devant le refus majoritaire, souricière. L’armée resserre l’étau. Des gicleurs sont installés, nous arrosent à intervalles réguliers. Les lampadaires d’autoroute clignotent comme un code : allumés, éteints, allumés, puis plus rien.
La nuit tombe. Et avec elle, l’inconnu.
Camper, c’était le plan initial. Alors, on campera. Personne ne veut reculer. Pas question de rendre les quelques kilomètres arrachés au désert. Le cap reste le même.
Chaque camion qui klaxonne rallume la braise. Un îlot de résistance, éclairé par les phares, battu par les vents chauds.
Puis, le soleil s’efface enfin. Et eux arrivent.
Les baltaguiyas.
Des voyous sous contrat. Recrutés dans les quartiers pauvres par un régime qui préfère sous-traiter la saleté. Pas de badge. Pas d’uniforme. Juste des cagoules bricolées, des foulards serrés sur le visage, des ceintures de cuir, des cravaches, des poings.
Ils déboulent en meute. En vagues. Des pères de famille comme des jeunes. Certains lancent des bouteilles d’eau. D’autres foncent droit dans la foule, bras levés. Les policiers regardent, impassibles. La violence est sous-traitée.
Ils frappent sans distinction. Femmes, vieillards, jeunes. Peu importe. Le but : vider la place. Remplir les bus. Direction inconnue. Pas de tri. Juste du chaos. Un homme fait tournoyer un fouet avant de le claquer sur le dos d’un groupe de militantes soudées l’une à l’autre par les bras. Jordan, mon compagnon de taxi, est encerclé. Une bande le plaque au sol. Coup de pied dans les côtes. Ils lui arrachent son téléphone.
Un jeune militaire essuie ses propres larmes. Il ne lève pas les yeux.
La délégation canadienne, par hasard ou miracle, n’est pas en première ligne. Mais on est coincés. Le sit-in est devenu une masse compacte, immobile. Impossible de fuir. L’effroi se propage plus vite que les cris. Il n’y a plus de slogans. Juste la sidération. Des militants s’effondrent, en état de choc.
Rien de tout ça n’était dans le document de présentation.
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Après les vagues d’affrontements, une accalmie. Pas la paix. Juste ce silence étrange, ce souffle suspendu qui revient quand l’émeute s’essouffle. Puis viennent les négociations. Floues, désordonnées, brouillées par les traductions approximatives et les remous de la foule. Les délégués parlementent à voix haute, improvisent à voix basse. La ligne entre médiateurs, leaders et simples marcheurs s’efface. Qui parle pour qui ? Qui décide encore de quoi?
Manu, notre chef de délégation, se bat pour qu’on reparte ensemble. Il parlemente avec rage. Une mêlée éclate. Son t-shirt craque. Je lui tends ma seule chemise de rechange. Une scène presque intime au milieu du tumulte.
Puis, les nouveaux bus débarquent. Le désordre remonte d’un cran. Cris, bousculades, refus. Certains s’accrochent. Veulent rester. « Aller jusqu’au bout. » Mais il n’y a plus de bout. À ce stade, l’héroïsme sonne creux. Le chaos redémarre. Je prends un coup à la tempe. Une claque sur l’oreille. Des frappes sur le bras. On veut que j’arrête de filmer.
La fête, s’il y en a jamais eu une, s’éteint en convoi muet. Vaincus, ramenés « en sécurité » vers Le Caire. On débarque place Tahrir. Pas de discours. Pas d’au revoir. Juste des silhouettes épuisées qui se dispersent dans la nuit, chacun traînant son propre silence.
À l’auberge, j’apprends que d’autres bus ont bifurqué. Leurs passagers ont payé les chauffeurs pour se faire larguer sur l’autoroute. De là, ils ont filé en taxis à la volée, par grappes dispersées. Certains ont été interceptés. D’autres abandonnés dans un stationnement d’aéroport. Plusieurs n’ont toujours pas récupéré leur passeport.
Cette nuit-là, personne ne dormira vraiment. Pas après ça.
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Au matin, la presse locale publie sa version des faits. Selon elle, le convoi visait à « forcer » le passage de Rafah. Une provocation étrangère. Des fauteurs de trouble. Le récit est scellé.
Puis, un message surgit sur le groupe Signal canadien. Réunion cet après-midi sur un toit d’hôtel du centre-ville. L’invitation sent le piège, mais j’y vais. Je suis là pour documenter. Ascenseur minuscule, câbles qui grincent, onze étages, pas de sortie de secours. En haut, un 7-Up tiède. L’ambiance est plombée
Manu prend la parole. Sourire en coin, débit nerveux. On est fichés, dit-il. La confiscation de nos passeports nous a placés dans le système.
Quitter Le Caire, désormais, exigera l’aval des autorités. Il promet de revenir avec des infos, après la réunion internationale des chefs de délégation.
Puis, un employé de l’hôtel grimpe l’escalier. Il réclame nos passeports. Par mesure de sécurité.
Et là, tout bascule. Le film commence.
Des cris éclatent derrière moi. Des hommes en civil surgissent. Manu, puis l’autre cheffe de délégation canadienne, happés d’un geste. Avalés par l’ascenseur en une seconde à peine. Enlevés. Disparus. Des agents d’Amn al-Watani — la Sécurité nationale égyptienne. Pas d’uniforme. Pas d’insigne. Juste cette froide efficacité d’un régime qui a l’habitude d’effacer.
Silence paniqué sur le toit. Personne ne bouge. On se fixe sans parler. Puis, réflexe collectif : tout effacer. Conversations. Photos. Vidéos compromettantes.
Le personnel de l’hôtel, désormais fort suspect, nous invite poliment à redescendre. En bas, au lobby, une dizaine d’agents nous attendent. Filmer équivaut à se faire arracher son téléphone.
Le message est clair, même en arabe : « Allez voir les pyramides ou quittez le pays ».
Je rentre à l’auberge en essayant de calmer chaque pas. Trois hommes fument près de l’entrée. Je fais demi-tour aussitôt, sans courir. Rejoins Jordan dans un café à quelques coins de rue. Il ne touche pas à son assiette, ses côtes lui font encore mal. Il dit que plusieurs militants se sentent suivis. Que d’autres changent d’hôtel, s’ils ne bookent pas carrément des vols de retour.
On ne se rendra jamais à Rafah. Pas même à El-Arich. On le sait. Ce n’était pas un vrai plan. C’était une idée. Une image romantique : dormir à la frontière, entendre les bombes, veiller en solidarité pendant que l’aide reste bloquée. Une image belle, mais trop pure. Trop propre pour le réel.
Maintenant, on ne sait plus quoi faire.
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Verdict de la frappe sur l’hôtel : l’une des leaders est déportée. Manu, disparu. Littéralement. Déclaré manquant.
Dans les coulisses, la colère monte. Presque toutes les délégations s’effritent. La peur s’installe, gangrène le mouvement. Les accusations pleuvent. Certains auraient tu des infos critiques. D’autres auraient enjolivé la réalité, minimisé les risques. L’itinéraire? Une incantation. March to Rafah : une formule répétée comme un mantra, jusqu’à y croire. Une prophétie autoproclamée qu’on espérait rendre réelle à force d’y croire.
Beaucoup reprochent aux organisateurs de ne pas avoir anticipé la machine égyptienne. D’avoir lancé des promesses sans plans. De nous avoir jetés dans un piège prévisible. Certains assurent qu’ils savaient que le gouvernement avait accès aux registres des hôtels. Et que nos noms étaient déjà dans le système avant même qu’on débarque.
Les ambassades, qui, déjà, déconseillaient le séjour, pressent maintenant leurs ressortissants de quitter l’Égypte dans les 48 heures. Certains partent. D’autres restent. Par inertie. Par principe.
Ceux qui n’étaient pas aux checkpoints ont le FOMO. Tentent des actions symboliques devant leur ambassade. Ils se font embarquer aussitôt.
Mais comment en vouloir au mouvement? Leur seule arme, c’était l’intention. Un battement de cœur pour la vie palestinienne, aujourd’hui indexée à l’indifférence globale.
À défaut d’avoir rejoint la frontière, on s’est fait broyer par elle.
Le bruit court de descentes dans les hôtels, de chambres fouillées. Les chefs des délégations tombent les uns après les autres. Arrestations ciblées. Des étrangers happés en pleine rue, sans raison, sans explication. Une journaliste irlandaise disparue. Tous ceux qui ont tenté le coup en solo, contourné les consignes, foncé vers Ismaïlia ou El-Arich à la débrouille, ont été cueillis. Un par un.
Les percussions de la peur s’accélèrent au même rythme que la situation se dégrade dans cette capitale qui ne connaît pas les nuages. Et moi, je suis coincé ici. Encore sept jours.
L’angoisse devient une marée collective. Même dans une ville de vingt-trois millions d’habitants, on se sent repérables à des kilomètres.
Certaines parlent de porter le niqab pour se fondre dans la foule. D’autres n’osent plus sortir de leur chambre. Traqués dans une mégalopole immense.
Le Caire. Cette ville irréelle, vibrante, pleine de mosquées, de marchés, de traditions millénaires, d’appels à la prière. Tout est là. Mais comme recouvert d’un calque. Une fine pellicule de méfiance s’est déposée sur la ville. Un filtre trouble, qui altère tout : les sons, les regards, même le goût de la nourriture.
Le Caire est là, juste devant moi. Mais je n’ose plus le photographier. De peur d’attirer l’attention. De peur, tout court.
Ici, tout le monde a un téléphone. Mais personne ne prend de photo.
Alors je garde en réserve une galerie absurde de clichés de touriste. Des images faciles, sans risque. C’est ce qui habille ce texte, maintenant.
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Je pourrais produire d’autres reportages, mais les organisations palestiniennes basées au Caire gardent leurs distances. Elles ne veulent pas être associées au mouvement. Trop dangereux. Leur statut ici est déjà trop précaire pour s’offrir le luxe d’exister à visage découvert. Les marcheurs, désormais, sont persona non grata.
Alors, on s’installe inconfortablement dans l’hypervigilance. On apprend à regarder derrière soi. À lire les visages. À anticiper le pire. Et survivre aux nuits sans sommeil, dans une chaleur qu’aucune clim ne saurait adoucir.
Chaque jour qui passe me donne un peu plus la chienne. Il n’y a plus d’abris. Plus d’endroit où baisser la garde. Nulle part où souffler.
Pourquoi tant de répression? C’est la question, murmurée, qui flotte sur tous les balcons.
On n’aura jamais de réponse officielle. Alors voici la mienne.
L’Égypte ne voulait pas de cette marche. Et Israël, a exigé qu’on l’étouffe. Le pouvoir égyptien avait deux options : laisser le convoi avancer, au risque d’en devenir complice par omission. Ou l’écraser avant même qu’il ne prenne forme. Il a choisi la deuxième.
Parce que si on avait atteint Rafah, le script aurait changé. Les tentes n’auraient pas tenu deux nuits, comme prévu. Une communauté s’y serait installée. Tenace. Organique. Comme à Occupy. Comme sur les campus universitaires. Sans hiérarchie et sans permission. Et les images auraient circulé. Le monde aurait vu.
Alors, ils seraient venus. Par milliers. De Vienne, d’Istanbul, de Bogota, de Montréal. Des militants, des rêveurs, des têtes brûlées prêtes à crever pour une cause qu’ils ne comprennent pas toujours. Une colonie de sable. Un foyer d’indocilité.
Et ça, très peu d’États peuvent le tolérer. Mais pas l’Égypte. Surtout pas celle d’Abdel Fattah el-Sissi. Le poste frontalier de Rafah aurait pu devenir un symbole mondial, ou un désordre incontrôlable. Ils ont préféré tuer l’idée avant même qu’elle ne prenne corps. Avant que la fièvre ne devienne contagieuse. Avant que le voisin fou ne se fâche.
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L’un des rares refuges que l’auberge offre encore, c’est la connivence tacite entre marcheurs. Afghan, Allemand, Mexicain — chacun arrive avec ses doutes, ses fragments d’info, ses intuitions. On recoupe, on devine, on tente de faire sens. Une forme de solidarité, oui. Mais malgré tout, chaque fois que la porte du dortoir s’ouvre, une pensée revient, implacable : cette fois, c’est pour moi.
Et puis, il y a les mensonges. Petits, mais constants. Mentir au personnel. Mentir aux voyageurs qu’on ne connaît pas. À ceux qui chillent dans la cour, qui ne comprennent pas pourquoi certains ici dorment mal, parlent peu, fuient les regards. Pourquoi les rires sont si tendus. Si faux.
L’auberge reste un mini-oasis. Un entre-deux. Mais la pression perce. Des policiers en civil passent leur tour de garde. Et ce faux employé, qu’on n’avait jamais vu avant, traîne maintenant tous les jours dans le hall. Il ne fait rien. Il écoute. Il observe. Trop attentif pour n’être qu’un gars de ménage.
Le projet a muté. De marche pacifiste, il est devenu scénario d’espionnage. L’enthousiasme des premiers jours s’est dissous dans une stratégie de repli permanent.
Certains refusent désormais de parler on the record. D’autres murmurent leur intention de rejoindre Al-Soumoud, ce convoi qui tente encore quelque chose depuis la Libye. Sans connaître le terrain. Sans savoir comment y entrer.
Et pourtant, au milieu de cette paranoïa rampante, une forme de solidarité persiste. Discrète. Obstinée. Inusable.
Arta, une Londonienne dont l’amie est coincée à Gaza, me glisse que là-bas, on sait. On a entendu parler de la marche. Et on est reconnaissant. Pas pour les résultats, mais pour le geste. Pour le bruit. Pour avoir, malgré tout, essayé.
Arta veut rendre visite à la tante de cette amie, réfugiée quelque part au Caire. Elle passe dans les dortoirs, lance quelques mots. En quelques heures, elle récolte près de 600 dollars. Une petite lumière dans l’étouffement.
Et pendant ce temps, toujours aucune nouvelle de Manu.
Il y aussi le mea culpa qui s’assume mal. L’aigreur de ne pas être allé jusqu’au bout. De ne pas avoir braqué la lumière sur le blocus, la famine, les bombes. Une culpabilité militante, mais aussi simplement humaine. D’avoir cru naïvement qu’on marcherait. Que le signe de paix de chacune de nos mains, multiplié par notre nombre, pouvait peser quelque chose. La mienne, aussi, cette culpabilité, de n’avoir pas pu mener ce reportage à terme.
Le peuple égyptien, lui, n’a pas bougé. Traumatisé par 2011, une révolution avortée, confisquée. Moubarak est tombé, mais pour quoi? Un coup militaire. Un régime encore plus dur.
Depuis, l’espoir s’est tari. Et la peur a repris toute la place. Un peuple qui a trop espéré. Et trop perdu. Semble aujourd’hui fatigué. Je les comprends.
Tout est si intense que le temps lui-même se détraque. Il se dilate, se contracte, s’étire sans logique. Les heures se confondent, les jours se dissolvent.
Je suis dans un café et je sens mes nerfs flancher. Je demande à être rapatrié. Cinq jours avant la date de retour. Mes patrons comprennent. Sont soulagés.
Je prends un taxi en pleine nuit vers l’aéroport. Un jeune me récupère, lunettes fumées, musique trop forte. Sur l’autoroute, il annule la course au milieu de nulle part. Freine sec. Se retourne. « Les touristes, trop risqué », dit-il dans un anglais approximatif. Il exige quatre fois le prix. En dollars US.
Je refuse. Il hurle. Me dit de me débrouiller. Puis, redémarre et me laisse là. À mi-chemin entre deux mondes.
Un garçon en moto finit par s’arrêter. Je lui propose beaucoup trop d’argent. Je ne veux pas négocier. Je veux partir. Il accepte. M’embarque. Et me dépose au checkpoint de l’aéroport. Aussitôt payé, il disparaît.
Les forces de l’ordre me fouillent. Mon sac, mon téléphone. Ils balayent les applications, les photos, les messages. Puis me laissent enfin passer.
Je termine le reste à pied, les mains tremblantes.
Ce n’est qu’en posant le pied à mon escale allemande que mon cœur retrouve son rythme. Le petit cauchemar s’éteint pour moi. Parce qu’à Gaza, il continue. Et nul ne sait quand il s’arrêtera.
À l’aéroport de Montréal, une poignée de marcheurs m’attendent. Sur une pancarte : mon nom. Et Manu. Debout. Sourire en coin malgré 39 heures de séquestration, les yeux bandés, conduit on ne sait où par les services du ministère de l’Intérieur. Il est là.
À ce jour, une quinzaine de membres de la délégation canadienne ont été arrêtés, détenus, ou déportés.
Quant à la caravane Al-Soumoud, son avancée a été stoppée net par les autorités libyennes. Treize personnes manquent encore à l’appel.
On me demande si je veux faire partie de la délégation l’an prochain.
Après tout, je n’ai toujours pas vu les pyramides.