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Le meilleur texte du monde à lire gelé

L’idée était un peu conne, et le projet, ambitieux. Mais on pense qu’on y est arrivé.

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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Grâce à une poignée de chercheurs et deux auteurs audacieux, Rafaële Germain et Alain Farah, on peut dire qu’URBANIA vous offre aujourd’hui le meilleur texte du monde à lire gelé.

Ce texte est tiré du Spécial cannabis du magazine URBANIA.

C’est le tout premier but qu’on s’est fixé en commençant ce spécial Cannabis : publier un article conçu pour du monde drogué. Un texte en parfaite cohésion avec les effets du pot, tant sur le fond que la forme. Un tas de mots disposés sur une page pensée très exactement en fonction du cerveau sur la puff. OK, mais par où commencer? À titre de rédactrice en chef, j’ai dès lors deux missions : 1) découvrir ce que le cerveau gelé aime lire; et 2) trouver un auteur game de pondre un texte dicté par des contraintes strictes au nom de… la science? La littérature? L’aventure? L’avenir nous le dira.

LA LITTÉRATURE POUR POTEUX

Quand je fume, la seule chose que je lis, c’est le tableau de la valeur nutritive d’une boîte d’Oreo, boîte que je me clenche en sept minutes avant de m’endormir avec un intense sentiment de culpabilité. Je suis très mal placée pour déterminer le genre d’articles qu’on aime lire sous l’influence du cannabis. C’est pourquoi je me suis rapidement tournée vers des chercheurs. Je me renseigne d’abord sur le site Le cerveau à tous les niveaux, dont on m’a dit beaucoup de bien.

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J’y apprends que : « L’action du THC [principale molécule active du cannabis, dont les effets sont psychotropes] sur l’hippocampe expliquerait les troubles de mémoire qui peuvent se développer avec l’usage du cannabis, tandis que celle sur le cervelet expliquerait la perte de coordination et d’équilibre expérimenté par ceux qui s’adonnent à cette drogue. »

Je note donc qu’au niveau de la mise en page, on cherchera à stabiliser des lecteurs potentiellement chambranlants. Je contacte ensuite la docteure Anne-Noël Samaha, experte consultée en page X du magazine. Elle fait grandement avancer ma quête :

« Votre question n’est pas simple. Les scientifiques étudient beaucoup les effets à long terme de la consommation de cannabis, mais moins les effets subjectifs ressentis durant l’intoxication. En fouillant, voici ce que j’ai trouvé pour vous :

Après consommation, la personne :

– a du mal à diviser son attention (c.-à-d., le multitasking ne marche pas);

– peut devenir anxieuse et confuse;

– réagit plus lentement;

– a une moins bonne mémoire pour les choses/événements/personnes présentes dans l’immédiat;

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– peut ressentir des effets psychédéliques (c.-à-d., l’environnement semble changer de forme, de taille, l’intensité des couleurs change, certaines choses/personnes semblent avoir une signification particulière, dirigée vers le consommateur spécifiquement);

– peut devenir suspicieuse des autres, des objets de son environnement.

Évidemment, l’expérience après intoxication est très subjective et diffère d’une personne à l’autre. »

La commande se précise. On devra rassurer le lecteur en créant un environnement réconfortant, exempt de toute source d’angoisse. Question de favoriser la concentration, on privilégiera une histoire linéaire, courte, avec peu de personnages. Je lance une dernière perche au docteur Didier Jutras-Aswad, qui nous a fait profiter de son expertise pour la bande dessinée sur les crises de panique (page X). Il m’indique que dans certains cas, on constate un décalage entre la perception des gens qui ont consommé du cannabis et leur véritable habilité à comprendre des notions philosophiques (c’est-à-dire qu’on croit soudainement mieux saisir de grands concepts alors qu’en réalité, on n’en comprend toujours pas grand-chose). Il nous conseille donc de créer un texte métaphysique, éclaté, avec de la poésie et des liens qui ne sont pas spontanément clairs pour les gens non intoxiqués. Défi accepté.

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UN DUO DE RÊVE

Je sais ce qu’on doit créer; il ne me reste plus qu’à trouver les auteurs. Depuis le début du projet, j’ai un nom en tête : Alain Farah. L’auteur en habit-cravate de Matamore no 29 et Pourquoi Bologne m’intrigue. J’imagine mal cet universitaire se soumettre à un tel exercice et le contre-emploi me plaît. J’ose lui écrire. À ma grande surprise, il se montre intéressé!

Mais tant qu’à aller dans l’exercice psychotronique, pourquoi ne pas pousser la chose plus loin en créant le plus improbable des duos littéraires? J’en discute avec Alain Farah et à l’unisson, nous proposons un même nom : Rafaële Germain. C’est parfait. D’un côté, l’exigence intellectuelle d’Alain Farah. De l’autre, la délicieuse légèreté de la chick lit de Rafaële Germain (Soutien-gorge rose et veston noir, Gin tonic et concombre, Volte-face et malaises). Deux auteurs qui, à part un indéniable talent et une grande culture, n’ont rien à voir ensemble. Ils acceptent. Ils se lancent. Je suis aux anges.

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Enthousiastes, ils m’écrivent périodiquement pour me rassurer sur la progression de leurs séances d’écriture : « Nous sommes insane in the membrane »; « Dans ses prolégomènes, notre proposition consiste en une lente exploration d’un état que nous surnommons la SURCONSCIENCE »; « Notre texte avance et comporte des MOTS. » Et quels mots…

***

Volutes

Cette toute-puissance ne vous veut que du bien, puisqu’elle veut ce que vous voulez. Suivez vos pensées, n’hésitez pas à confronter vos peurs. Respirez, belles grosses bêtes brunes et poilues.

Il y a une belle voix dans votre tête, une voix douce, familière, rassurante. C’est normal : c’est la vôtre. Vous vous parlez à vous-même. Attardez-vous au timbre de cette voix, à sa texture. AAAAA. MMMM. AAAAA. Étrange et douce familiarité. Vous vous apprivoisez de nouveau. Maintenant, écoutez bien ce que vous avez à vous dire.

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Fermez les yeux. Vous vous désobéissez? Très bien. Vous êtes prédisposé à un état de surconscience. Êtes-vous prêt à devenir votre propre mentaliste? Répondez à haute voix. Oui, ordonnez à votre voix de sortir de votre tête. Dites ces mots pour mieux vous entendre : POUILLY-FUISSE, SOT-L’Y-LAISSE, CONDYLOME, SMOKED-MEAT.

Cette cigarette de marijuana que vous venez de consommer a libéré une quantité suffisante de tétrahydrocannabinol pour permettre à cette surconscience de plier la réalité à vos désirs, vous permettre de vous transformer. Une toute-puissance qui soudain vous intimide. Mais ne reculez pas devant elle. Laissez-vous envelopper par sa bienveillante chaleur.

Cette toute-puissance ne vous veut que du bien, puisqu’elle veut ce que vous voulez. Suivez vos pensées, n’hésitez pas à confronter vos peurs. Respirez, belles grosses bêtes brunes et poilues.

L’inquiétude de tout à l’heure est encore là? Diffuse, légèrement bleutée – non, elle tend plus vers le vert, le vert fluo? Non? C’est la pire, l’inquiétude qui n’a l’air de rien. Sa nature est complexe, elle vous échappe et vous n’avez pas envie de fournir l’effort nécessaire à percer son mystère.

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LAPIN, METRONOME

Un jour, vous allez mourir, la voici la vérité, la volute, son mouvement. MOT. Vous comprenez : la connaissance acquise par les lignes de votre MAIN perturbera à jamais la fixité de votre quotidien.

Il y a tant de mystère dans le monde. C’est beau. Pourquoi l’Homme cherche-t-il depuis toujours à les déflorer, ces mystères? Pleurez. Vous en possédez un dans vos mains, le Mystère, c’est votre MAIN. Pleurez, pleurez encore, pleurez pour l’Homme, bouleversant dans sa grande faiblesse, vautré dans la sous-conscience.

Mettons-nous au travail. L’envie vous prend d’ouvrir la main et de voir danser au milieu de votre paume une volute vive et bleue. L’inutilité d’un tel don serait parfaite, tellement parfaite. Allez-y. Analysez bien votre ligne de vie, fixez-là jusqu’à ce qu’y naisse un tremblement.

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Un jour, vous allez mourir, la voici la vérité, la volute, son mouvement. MOT. Vous comprenez : la connaissance acquise par les lignes de votre MAIN perturbera à jamais la fixité de votre quotidien. Vous parvenez à une perception inédite de la matière qui sommeille à l’intérieur de la matière. Il fait froid.