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Oui, c’est beau, Florence. Probablement. Florence, Barcelone, Prague, etc. J’irai voir un jour si j’y suis (et dans quel état!). J’ai voyagé trop peu. Mais rien n’est plus réconfortant à mes yeux que la hideur ordinaire de nos centres commerciaux, le laid habituel de nos universités ou de nos bureaux, le toc des banquettes des wagons du métro, du vert autoroute de nos panneaux.
Je propose humblement ici un hommage à l’ordinaire environnant, au moche reposant, confortable et rassurant ; la vieille couverture, le vieux divan. On ne vante pas suffisamment les mérites des plantes en plastique, du faux cuir, de ces petites tables en simili marbre dans les restaurants, des bacs de recyclage, des parcomètres, des abribus. Et pourtant, toute cette «cochonnerie», toute cette «raclure industrielle» parfaitement utilitaire est intégrée à nos vies quotidiennes comme la margarine, le pain tranché ou la laitue iceberg le sont à nos habitudes alimentaires.
J’aime bien le foie gras de temps en temps, mais rien n’est plus consolant que le Paris Pâté. Comme disait le personnage d’Alexandre dans le film La Maman et la putain : «Le faux, c’est l’au-delà.» Je crois aussi en la primauté du toc, le reste étant vibrance, authenticité, extase, ivresse, orgie ou épiphanie. Le reste étant intensité. C’est très fatigant. Vive le calme du neutre! Vive la doucereuse quiétude du beige! Le beau mène au pire. Le beau mène aux larmes. Le beau mène au drame. Le beau mène ultimement à la foi ; la chute des chutes, entendu que nous sommes tous ici des lutins athées ou agnostiques, ricaneurs et généralement imperméables à la classique splendeur. N’est-ce pas?
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D’autres scribes plus avisés que moi, qui n’y connaissent rien, s’occuperont en ces pages d’expliquer au lectorat les bases de ce qu’on appelle le design : origines du mot, tendances, effets et fluctuation de la mode, etc. Pour toute définition, je dirai que le design est tout ce qui a couleur et forme. Dit simplement, il n’y a rien au monde qui n’appartienne à l’univers infini du design, tout ce qui existe pour vrai peut être apprécié ou déprécié selon ses qualités formelles. La musique, le bruit, pourtant diaphanes, physiquement insaisissables, n’y échappent pas, le «sound design» étant considéré comme un art en soi. Satie avait raison: aujourd’hui, toute musique est tapisserie, toute musique est musique d’ameublement. Toute musique est design. Elle est là pour se fondre aux décors et aux événements. J’ai encore du mal à comprendre qu’on puisse accoler un «indicatif musical» à l’actualité politique, à la météo, aux choses qui arrivent.
Victime du beau
Un peu de vécu cucul : je me suis précocement intéressé à la laideur coutumière après avoir fait l’expérience de la vacuité de ce monde (évidemment, à la suite d’une rupture amoureuse.) Je lisais Sartre et Camus. Cioran évidemment, l’air intense et pénétré. Printemps-été 1990. J’avais 19 ans. Je jouais les souffreteux, pour ne pas dire les martyres de l’amour et les victimes du beau (elle s’appelait Blanche.) Mais mon jeu était faux. J’ai voulu trouver dans la laideur normale, conforme, usinée, une sorte de repos qui m’éloignerait de ces délires de jeune romantique qui ne voit du beau là où il n’y a effectivement que du beau. J’ai exploré l’ordure matérielle : les entrepôts désaffectés, les poubelles de Westmount, les ventes de garage, les magasins d’escomptes, les Armées du salut et autres vidoirs de cet immense Village des valeurs qu’est notre société de consommation. J’ai trouvé dans ce stuc déprécié des choses laides et formidables.
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Des vieux objets sans valeur, indignes, vendues à bas prix dans des boutiques pas encore branchées du Plateau ; une tasse à l’effigie de E.T., des peintures à numéros, des 33 tours aux pochettes bâclées, des cendriers bruns en forme de cantaloup découpé, des romans-photos italiens mal traduits et au look d’une hideur presque jouissive. L’amour mystérieux et tordu du banal, de l’ordinaire, du pas très beau, m’aura épargné les enfers de l’espoir vain en un monde esthétiquement merveilleux, mais au fond toc. Oui, l’amour du laid chaud, de la scrape normale, aura changé pour toujours ma vision de l’univers, des choses et des personnes. J’ai par après et peu à peu découvert que les gens sont généralement beaux, qu’objectiver le corps n’était pas une erreur, que ma mère et mon père sont des choses visuellement agréables, que mon chien est une fabuleuse fabrication de Dieu sait qui, que le corps de ma rousse est une merveille de la nature. Je suis un jeune homme chanceux qui traîne dans l’extrême, de l’odieux au merveilleux, avec une curiosité et une jouissance sans cesse renouvelées. Et je garderai toujours en tête cette formule extraordinaire d’une bonne amie: « Tu pues bon. »
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