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On avance en petit peloton de journalistes, encadrés par un responsable qui déverrouille pour nous des portes grillagées. On descend dans les entrailles du Musée canadien de l’histoire, normalement interdites au public, sous l’ombre monumentale des grands totems de l’Ouest.
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Derrière un cordon, les cameramen des grands réseaux canadiens plantent leurs trépieds. Devant eux, on devine la silhouette d’un kayak dissimulé sous un drap blanc. À côté, une table, autre drap, même pudeur, où reposent d’autres pièces tout droit revenues du Vatican. Cent ans d’exil sous un tissu.
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Le personnel du musée se rassemble, s’échange des regards, des sourires nerveux, les mains croisées dans le dos. Une fébrilité flotte dans l’air. Il y a quelque chose de très institutionnel, de très canadien, même, dans cette cérémonie chronométrée. On révise son texte pour le direct. Les lumières s’allument. Bien sûr que c’est un show. La presse a été convoquée en mode junket, l’angle est déjà trouvé. Rien, ici, n’est improvisé.
À ma droite, le ministre des Sports, Adam van Koeverden, ancien champion olympique de kayak, fait une story bilingue sur son téléphone.
Il n’y a pas d’accident.
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Une réconciliation sous projecteurs
L’engouement médiatique autour de la scène me ramène à Dahomey, ce documentaire inclassable qui suit le retour des œuvres royales vers le Bénin. Quand la France a restitué ces 26 trésors en 2021, ce n’était pas qu’un geste muséal, c’était l’étendard d’un mouvement plus vaste, tissé de militance, de recherche historique et de décisions d’État. Il y a un peu de Dahomey ici.
Tout est symbolique, évidemment. Mais la symbolique est inhérente au travail de réparation, elle en est même l’un des rares langages possibles.
Ce petit kayak d’à peine dix pieds, encore caché sous son drap trop sage, n’est pas seulement fait de peaux de phoques et d’os de caribou. Il porte aussi l’idée fragile d’une réconciliation, certes orchestrée et imparfaite, mais tout de même bien vivante.
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Aux origines d’un rapatriement
Mai 2021. À Kamloops, en Colombie-Britannique, une fouille au géoradar met au jour 215 sépultures d’enfants près de l’ancien pensionnat autochtone. La découverte agit comme un électrochoc et déclenche une vague de recherches à travers le pays, forçant la nation à un profond examen de conscience face à son histoire coloniale.
Juillet 2022. Le pape François foule le sol canadien pour ce qu’il appelle un « pèlerinage de guérison, de réconciliation et d’espoir ». Il traverse le pays dans un voyage pénitentiel, afin de présenter ses excuses aux peuples autochtones pour le rôle qu’a joué l’Église catholique dans le système des pensionnats. Il y a des rencontres, des messes, des gestes lourds de symboles. La guérison, elle, demeure un chantier lent.
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Quelques mois plus tard, ce sont des chefs des Premières Nations, des Inuits et des Métis qui traversent à leur tour l’Atlantique pour aller le rencontrer à Rome. En marge des discussions officielles, la délégation est conviée, en toute discrétion, à pénétrer dans les réserves du Vatican. On leur montre des gants finement brodés, une écharpe de portage et, surtout, un kayak inuvialuit centenaire. Des objets que personne n’avait vus depuis plusieurs décennies.
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Ces témoins du passé font partie des milliers d’artefacts expédiés à Rome entre 1920 et 1925 pour l’Exposition missionnaire vaticane, orchestrée par le pape Pie XI, sans doute la plus vaste exposition jamais organisée par l’Église catholique. À l’époque, les missionnaires avaient été invités à faire parvenir des objets provenant des peuples autochtones du monde entier. Une immense collecte à sens unique.
Les invités profitent de leur passage au Vatican pour presser ses autorités de restituer ces pièces à leurs communautés d’origine. Ils quittent Rome les mains vides, mais portés par une détermination neuve : ramener chez eux ce qui n’aurait jamais dû en partir.
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Le processus est long et épineux. Personne ne sait vraiment combien d’artefacts autochtones sommeillent dans les réserves vaticanes. L’ex-ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, et l’ancien premier ministre Justin Trudeau seraient tous deux intervenus directement auprès du pape François et des plus hautes instances de l’Église catholique pour faire avancer le dossier.
Après le décès du pape François au printemps dernier, la demande de restitution est relancée auprès de son successeur, le pape Léon XIV.
Puis, une porte finit par s’entrouvrir. Un premier lot de 62 pièces rentrera au pays dans le cadre d’une réconciliation à trois voix entre le Vatican, l’État canadien et les Premières Nations. Un triangle depuis toujours asymétrique, qui tente désormais de se rejoindre au même carrefour. Non pas pour effacer l’Histoire, on n’efface rien, mais pour apprendre, peut-être, à se parler autrement.
6 décembre 2025. Un avion-cargo d’Air Canada se pose à l’aéroport Montréal-Trudeau après un vol en provenance de Francfort, avec à son bord quatre membres des communautés.
Les objets rentrent enfin à la « maison ».
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Le drap se lève
Les moteurs des caméras s’emballent. Les photographes d’agence se disputent l’angle à coups de coude. Le personnel lève les mains, enjoint au calme.
Parmi les objets dévoilés mardi, on retrouve des gourdes en peau de bœuf musqué, une cuillère, des trousses de couture, du cordage, une lame traditionnelle — le ulu —, ainsi que des pointes de harpon.
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La veille, au moment où les premières boîtes ont été ouvertes, il y a eu, raconte au micro Nathan Obed, un léger choc de protocoles que le président de l’Inuit Tapiriit Kanatami résume ainsi : « Je crois que certains membres du personnel ont été un peu déstabilisés de nous voir manipuler les objets à mains nues. Les normes en vigueur dans vos institutions ne sont pas les mêmes que les nôtres lorsqu’il est question de respect de notre héritage. Pour nous, ces objets doivent être touchés. Ça fait partie du processus de réconciliation. »
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Parmi tous ces fragments d’histoire remis à la lumière, la pièce maîtresse demeure le kayak inuvialuit. Il fait partie des cinq seuls exemplaires connus au monde. Une petite embarcation en apparence, mais indispensable à la chasse au béluga, donc à la survie d’une communauté entière.
Méconnu, le territoire inuvialuit s’étire à l’extrême nord-ouest du Canada. Un pays de toundra et de glace, sculpté par les saisons, la chasse, les migrations de caribous et ce lien ancien qui unit les Inuits à la mer.
Le mystère de la disparition
Les dirigeants inuits ne s’entendent pas sur le scénario précis entourant la disparition du kayak de son territoire. Certains avancent qu’il aurait pu être prélevé sur un site funéraire nordique, puisque les objets essentiels étaient traditionnellement déposés à la surface lors du décès de leur propriétaire. On ignore toutefois qui l’aurait découvert et dans quelles circonstances. Si les uns parlent de vol, d’autres évoquent plutôt les déplacements forcés liés aux maladies, l’abandon de lieux de chasse et des objets laissés derrière.
« Une chose est sûre, ce kayak n’était pas destiné à être exposé ni offert, il était fait pour être utilisé », lance Duane Ningaqsiq Smith, président-directeur général de Inuvialuit Regional Corporation.
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Les morsures du temps
Darrel Nasogaluak ne regarde pas seulement un objet ancien, mais une lignée, un geste transmis à travers le temps. Le président du Tuktoyaktuk Community Corporation prend la mesure de ce qu’il a sous les yeux :
« C’est un privilège immense, pour moi, de me retrouver devant l’outil de chasse d’un de mes ancêtres. Pour le créateur de kayaks que je suis, c’est comme regarder une Ferrari. Ce qui est fascinant, dans la construction traditionnelle d’un kayak, c’est le travail des côtes : l’un des grands défis consiste à les cintrer pour bâtir la structure. On utilisait les dents pour mieux courber les os. Et quand on regarde à l’intérieur, on peut encore distinguer les traces de morsures qui datent de plus de cent ans. »
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Devant l’embarcation, l’Aîné s’attarde aux détails. Il montre les extrémités qui signent son origine. « Les kayaks de chez nous se reconnaissent à ces cornes, en ivoire ou en ossements de caribou, à l’avant et à l’arrière. Celle-ci s’est brisée en chemin. » Il marque une pause. « On imagine sans peine l’accident, quelque part entre le Nord-Ouest canadien et l’Europe. »
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Puis, son regard revient à l’ensemble, à la forme, à ce que l’objet transporte encore. « Pouvoir l’examiner de près, l’étudier, l’admirer permettra non seulement de mieux comprendre cet art de fabrication, mais aussi de le faire vivre à nouveau, de le transmettre aux jeunes générations », poursuit l’Aîné.
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En attendant le Nord
Les objets sont pour l’instant conservés au musée, à Gatineau, et ne sont pas exposés au public. Le musée en assure surtout l’entreposage, puisqu’il possède les conditions de sécurité et de contrôle climatique nécessaires à leur préservation.
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Dans la salle, une militante inuite prend la parole, d’abord en inuktitut, puis en anglais. Elle demande si ce type de rapatriement ne pourrait pas accélérer la création d’un véritable musée inuit, plus vaste que le tout petit espace actuel à Iqaluit. On lui répond qu’un projet d’envergure est bien dans l’air, mais qu’il n’en est encore qu’à ses balbutiements. Pour l’instant, la majorité des artefacts historiques sont exposés à Yellowknife, Winnipeg et Ottawa. Quant à ce kayak, si l’on souhaite un jour le voir dans le Nord, encore faudra-t-il qu’il existe un lieu pour l’accueillir.
Nathan Obed précise qu’à terme, l’objectif est de retourner chacun des objets rapatriés aux communautés d’où ils proviennent, afin que celles-ci puissent renouer concrètement avec leur passé. « Ce sera un processus qui prendra des mois, et peut-être même des années, pour bien comprendre et attribuer chaque objet à l’endroit auquel il appartient. »
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« Un précédent a été fait »
Le retour du kayak inuvialuit s’inscrit dans une vague mondiale qui secoue les musées, bouscule les États et force les institutions à remettre en question ce qu’elles ont longtemps appelé des collections, mais qui relève aussi du pillage. Partout, chercheurs, artistes et militants poussent pour que justice soit rendue, et pas seulement dans les discours, mais dans les faits.
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On ne parle plus d’artefacts alignés derrière des vitrines, mais de récits confisqués, de liens rompus, de souveraineté culturelle à reprendre. Il est question de pouvoir, de mémoire, et de qui a le droit de raconter l’histoire.
Reprendre ce qui a été arraché, et les laisser, enfin, rentrer chez eux.

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