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Le Jules César du Café Cléopùtre
URBANIA et le MEM â Centre des mĂ©moires montrĂ©alaises collaborent dans la crĂ©ation de lâexposition DĂ©tours â Rencontres urbaines, prĂ©sentĂ©e au MEM (1210 St-Laurent). Cette expĂ©rience immersive dĂ©voile la richesse humaine qui compose MontrĂ©al, Ă travers la rencontre de 25 personnes extraordinaires qui lâhabitent.
Dans le mĂȘme esprit, nous vous prĂ©sentons aujourdâhui Johnny Zoumboulakis, un citoyen qui, Ă sa maniĂšre, incarne lâunicitĂ© de MontrĂ©al.
Si vous aimez son histoire, vous adorerez les portraits singuliers prĂ©sentĂ©s dans lâexposition DĂ©tours â Rencontres urbaines.
Jâarrive au CafĂ© ClĂ©opĂątre Ă lâheure convenue pour rencontrer son propriĂ©taire, mais on me dit quâil est pris dans le trafic. « Ăa devrait pas ĂȘtre trop long. Assieds-toi, commande une biĂšre », mâinforme un sympathique barman moustachu dans la jeune cinquantaine. La salle est complĂštement vide, sauf pour un couple qui sirote leurs drinks en silence et une danseuse qui sâaffaire sur un client dans un isoloir au fond.
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Les haut-parleurs jouent à bas volume des chansons des années 70 et 80 que je ne reconnais pas.
Câest difficile dâexpliquer le CafĂ© ClĂ©opĂątre Ă quelquâun qui nây a jamais mis les pieds.
Au premier Ă©tage, on retrouve un bar de danseuses atypique qui bouscule les standards de beautĂ©. Le deuxiĂšme Ă©tage, lui, est occupĂ© par un cabaret historiquement important pour la communautĂ© LGBTQ+. Il se peut aussi que vous y ayez vu un spectacle dâhumour pendant le Zoofest ou fait du karaokĂ© Ă poil avec vos collĂšgues. Pour ce qui est du troisiĂšme Ă©tage, vous vous y ĂȘtes peut-ĂȘtre dĂ©jĂ fait vacciner avant de partir dans le Sud.
Insondable temple des plaisirs, je nây suis allĂ© que deux fois avant ma rencontre avec Johnny Zoumboulakis, lui-mĂȘme propriĂ©taire de lâĂ©tablissement depuis 1985. La premiĂšre fois, jâavais pris une biĂšre avant de mâenfuir en courant. La deuxiĂšme, câĂ©tait pour un spectacle de lâhumoriste amĂ©ricain Ari Shaffir au deuxiĂšme Ă©tage. Que voulez-vous, je suis pas sorteux.
M. Zoumboulakis apparaĂźt dans le cadre de porte dix minutes, et deux propositions de danse contact, plus tard. Il me serre la main poliment et je mâesquive avec lui dans son bureau derriĂšre la cuisine sous le regard Ă©berluĂ© des employĂ©s et habituĂ©s de lâendroit.
MalgrĂ© les efforts de mon interlocuteur pour me mettre Ă lâaise, jâai toujours lâimpression dâavoir 16 ans dans un bar de danseuses.
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Bar atypique, danseuses atypiques
« Jâai jamais eu de standards de beautĂ© trĂšs rigides pour les filles qui travaillent ici. La femme que tu vois dans la rue et que tu trouves jolie, câest habituellement pas la femme que tu vas trouver dans un bar de danseuses, mais câest quelquâun Ă qui tu vas pouvoir tâouvrir et avec qui tu vas crĂ©er une rĂ©elle connexion. Câest ça qui est important pour moi. Un client qui se sent Ă©coutĂ© et compris, câest un client qui va revenir, » raconte Johnny Zoumboulakis.
Le look des danseuses du CafĂ© ClĂ©opĂątre a toujours fait jaser, en bien comme en mal. Câest la premiĂšre chose qui mâavait sautĂ© aux yeux lors de ma premiĂšre visite, en 2006. Je croyais ĂȘtre tombĂ© dans une scĂšne du film Total Recall. Le jeune homme de 23 ans que jâĂ©tais avait une expĂ©rience limitĂ©e des bars de danseuses. Bien Ă mon insu, la politique dâembauche progressiste de Johnny Zoumboulakis mâavait ouvert les yeux sur une cĂ©lĂ©bration du dĂ©sir Ă laquelle je nâĂ©tais pas du tout prĂȘt.
Les rĂšgles sont simples pour travailler au cabaret : les danseuses doivent avoir au minimum 18 ans (quelque chose de plus difficile Ă vĂ©rifier quâil ne paraĂźt selon Zoumboulakis), ne pas voler, se comporter de maniĂšre respectueuse et bien sâoccuper des clients.
« Certaines organisations mâont proposĂ© de faire rentrer leurs filles. On mâa promis de faire doubler mon chiffre dâaffaires, mais ça ne mâa jamais intĂ©ressĂ©. Je lâaime comme il est, mon bar. Je nâai pas besoin quâil grossisse. »
Johnny Zoumboulakis affirme que cette intĂ©gritĂ© par rapport Ă son Ă©tablissement et ses finances lâont tenu loin des problĂšmes au fil des annĂ©es. « Jâai toujours gardĂ© de bonnes relations avec tout le monde. La main nâa pas toujours Ă©tĂ© facile, mais le respect engendre le respect. Je crois à ça. »
« MontrĂ©al, câĂ©tait la ville pour moi. Je nâaurais pas voulu vivre ailleurs. »
Johnny Zoumboulakis est arrivĂ© Ă MontrĂ©al en 1966 Ă lâĂąge de 18 ans. Originaire dâun petit village agricole au sud de Sparte en GrĂšce, le style de vie quâoffrait la rĂ©gion nâa jamais su rivaliser avec lâimage de lâAmĂ©rique que lui renvoyaient les films de lâĂ©poque.
« Les maisons nâavaient pas dâadresse. Il y avait un seul tĂ©lĂ©phone pour tout le village. Moi, je voulais conduire une dĂ©capotable et avoir une belle femme avec les cheveux au vent dans le siĂšge du passager comme au cinĂ©ma. Beaucoup dâimmigrants de lâĂ©poque avaient le mĂȘme fantasme », se rappelle-t-il.
Zoumboulakis dĂ©cide donc de sâĂ©tablir Ă MontrĂ©al, un endroit oĂč il avait dĂ©jĂ de la famille. La ville Ă©tait trĂšs diffĂ©rente, Ă lâĂ©poque. Lâavenue du Parc regorgeait de restaurants ouverts 24h. « Si tu voulais manger une pizza complĂšte Ă cinq heures du matin, tu pouvais le faire. CâĂ©tait une Ă©poque diffĂ©rente. La COVID a tuĂ© tout ce quâil en restait, » explique-t-il.
ArrivĂ© Ă MontrĂ©al un dimanche aprĂšs-midi, il commence Ă travailler dans un casse-croĂ»te au coin Beaubien et Saint-Laurent dĂšs le lundi matin. Il fait tout dâabord ses armes derriĂšre la friteuse, puis devient vite pizzaiolo et livreur. Câest grĂące Ă cette nouvelle mobilitĂ© quâil obtient son premier emploi de barman qui le mĂšnera au CafĂ© ClĂ©opĂątre.
« MontrĂ©al, Ă lâĂ©poque, ça ne se passait pas juste lâaprĂšs-midi ou en dĂ©but de soirĂ©e. CâĂ©tait toute la nuit, jusquâaux petites heures du matin. Jâai jamais Ă©tĂ© un gros party animal, mais jâadorais ça. La ville grouillait de vie. »
Il est embauchĂ© au CafĂ© ClĂ©opĂątre en 1976 Ă lâaube des Jeux olympiques de MontrĂ©al. DĂ©jĂ formĂ© dans un petit bar de lâouest du centre-ville, ses talents sont aussitĂŽt reconnus et on lui confie de plus en plus de responsabilitĂ©s. De simples remplacements de collĂšgues pour des journĂ©es maladie, Johnny passe de longues heures Ă apprendre les rouages de lâentreprise pour Ă©ventuellement devenir le gĂ©rant de facto du CafĂ© ClĂ©opĂątre pendant plusieurs annĂ©es avant dâen faire lâacquisition, neuf ans plus tard.
« On mâa vendu lâentreprise parce que jâĂ©tais la bonne personne au bon moment, mais aussi parce quâon mâa donnĂ© une chance. On mâa pas fait de cadeau, mais on mâa donnĂ© la chance de rĂ©ussir, » affirme-t-il.
Un refuge historique pour les personnes LGBTQ+
« Ăa date dâavant mĂȘme que je devienne propriĂ©taire, » me raconte Johnny Zoumboulakis Ă propos des liens du CafĂ© avec la communautĂ© LGBTQ+. Avant de continuer, il jette un bref regard Ă ses camĂ©ras de sĂ©curitĂ©. Un tableau de La Poune appuyĂ© sur le mur nous Ă©pie discrĂštement.
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« Deux dĂ©tectives du service de police de MontrĂ©al et la copine de lâun dâentre eux nous ont approchĂ©s Ă propos de la communautĂ© LGBTQ+. Ils nous ont dit quâils avaient une grosse clientĂšle trĂšs loyale qui cherchait un endroit stable et sĂ©curitaire oĂč organiser leurs spectacles. On sâest tous consultĂ©s et on a dĂ©cidĂ© de leur ouvrir nos portes. Ils nous ont aussi dit que câĂ©tait une clientĂšle Ă problĂšmes, mais jâai jamais eu aucun souci avec ces gens-lĂ . »
Rapidement, les spectacles de drag queens deviendront particuliÚrement courus et donneront des ailes au Café pour amorcer une nouvelle époque.
LâĂ©quipe du CafĂ© ClĂ©opĂątre Ă©tablit alors des rĂšgles de conduite trĂšs strictes pour assurer le bon dĂ©roulement des spectacles. Le respect est de mise et chaque accroc est gĂ©rĂ© immĂ©diatement.
« à lâĂ©poque, une personne pouvait se faire sacrer une claque au visage en pleine rue, sans que personne rĂ©agisse, juste Ă cause de son orientation sexuelle. »
« La ville Ă©tait dangereuse pour la communautĂ©. Imagine-toi un docteur qui passe sa journĂ©e Ă courir partout et Ă sauver des vies, qui se fait mettre une claque parce quâil dĂ©cide de sâhabiller autrement, sur son temps Ă lui. Jâai jamais acceptĂ© ces comportements-lĂ . »
« Une chose qui me rend triste et fier Ă la fois, ce sont les coups de fil de parents venant dâun peu partout au Canada, me remerciant dâavoir finalement donnĂ© un endroit Ă leur fils ou leur fille, un endroit oĂč ils pouvaient ĂȘtre eux-mĂȘmes en sĂ©curitĂ©. Ăâa Ă©tĂ© des moments trĂšs importants pour moi, chaque fois que ça sâest produit », poursuit-il.
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La main, dâabord et avant tout
Johnny Zoumboulakis sâexprime lentement, dans un anglais gracieux, teintĂ© dâun fort accent grec. DĂ©cidĂ©ment, lâamour profond quâil porte pour MontrĂ©al ne lâaura pas Ă©loignĂ© de ses racines. Il retourne dâailleurs dans son village natal une fois par annĂ©e depuis quelque temps.
« La main, câest pour tout le monde. Que tu sois francophone, anglophone ou allophone, tout le monde travaille ensemble, boit ensemble, sâamuse ensemble. Jâai toujours cru en la main comme centre de divertissement montrĂ©alais. Câest grĂące Ă elle que MontrĂ©al a gagnĂ© sa rĂ©putation de ville avec une belle vie nocturne. »
Dans le cadre de son projet pour le Quartier des spectacles, la sociĂ©tĂ© de dĂ©veloppement Angus avait entrepris de relocaliser le CafĂ© ClĂ©opĂątre dans un Ă©difice plus petit, mais Zoumboulakis sâest battu pour rester lĂ oĂč il est. Tout le monde lui conseillait de plier bagage et de minimiser ses pertes. Dâautres commerces iconiques de la rue Saint-Laurent, dont le MontrĂ©al Pool Room, ont acceptĂ© lâoffre de la SDA et ont Ă©tĂ© relocalisĂ©s. Une bataille hautement mĂ©diatisĂ©e de trois ans contre lâexpropriation sâest alors entamĂ©e.
Pour Johnny Zoumboulakis, ce nâĂ©tait pas une question dâargent ou dâopportunitĂ© dâaffaires, mais de principe. AprĂšs plusieurs annĂ©es de confrontation devant les tribunaux et dans les mĂ©dias, il aura finalement rĂ©ussi Ă faire plier le gĂ©ant de lâimmobilier.
« On ne doit pas penser Ă la culture et Ă lâhistoire en termes de dollars. Il faut faire un effort de prĂ©servation, parce que si on dĂ©molit ce quâil nous reste de la main, on ne la retrouvera jamais. »
Zoumboulakis est cependant trĂšs conscient que lâavenir de cette rue quâil aime tellement ne lui appartient pas. Toutefois, il est quand mĂȘme fier du chemin parcouru en plus dâavoir pu faire sa part pour conserver cet esprit indomptable de MontrĂ©al quâil aime tant.
En conclusion, quâest-ce quâon peut souhaiter Ă un homme qui possĂšde un royaume?
« Que Cléopùtre continue de régner sur la main longtemps aprÚs mon départ, » me confie Johnny Zoumboulakis avec un sourire complice.
https://vimeo.com/902969550/d5ffc3b728?share=copy
Le portrait de Johnny Zoumboulakis vous a donnĂ© le goĂ»t de plonger dans le MontrĂ©al insolite? Rendez-vous au MEM â Centre des mĂ©moires montrĂ©alaises (1210 St-Laurent) pour visiter lâexposition immersive DĂ©tours â Rencontres urbaines (billets disponibles en ligne). Vous y dĂ©couvrirez 25 personnes extraordinaires qui contribuent Ă donner une Ăąme toute particuliĂšre Ă leur ville.
Lisa Grushcow, premiĂšre rabbine ouvertement lesbienne du Canada, Lazylegz, danseur de breakdance Ă bĂ©quilles, Junko, artiste multidisciplinaire qui fait naĂźtre des Ćuvres dâart dâun tas de ferraille, Ramzy Kassouf, maraĂźcher urbain, Clifford Schwartz, propriĂ©taire du bar country le Wheel Club⊠nos protagonistes ont des parcours de vie uniques, et de belles histoires Ă vous raconter.
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