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Le Jules César du Café Cléopùtre

Johnny Zoumboulakis veille sur la « main » depuis 1976.

Par
BenoĂźt LeliĂšvre
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URBANIA et le MEM – Centre des mĂ©moires montrĂ©alaises collaborent dans la crĂ©ation de l’exposition DĂ©tours – Rencontres urbaines, prĂ©sentĂ©e au MEM (1210 St-Laurent). Cette expĂ©rience immersive dĂ©voile la richesse humaine qui compose MontrĂ©al, Ă  travers la rencontre de 25 personnes extraordinaires qui l’habitent.

Dans le mĂȘme esprit, nous vous prĂ©sentons aujourd’hui Johnny Zoumboulakis, un citoyen qui, Ă  sa maniĂšre, incarne l’unicitĂ© de MontrĂ©al.

Si vous aimez son histoire, vous adorerez les portraits singuliers prĂ©sentĂ©s dans l’exposition DĂ©tours – Rencontres urbaines.

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J’arrive au CafĂ© ClĂ©opĂątre Ă  l’heure convenue pour rencontrer son propriĂ©taire, mais on me dit qu’il est pris dans le trafic. « Ça devrait pas ĂȘtre trop long. Assieds-toi, commande une biĂšre », m’informe un sympathique barman moustachu dans la jeune cinquantaine. La salle est complĂštement vide, sauf pour un couple qui sirote leurs drinks en silence et une danseuse qui s’affaire sur un client dans un isoloir au fond.

Les haut-parleurs jouent à bas volume des chansons des années 70 et 80 que je ne reconnais pas.

C’est difficile d’expliquer le CafĂ© ClĂ©opĂątre Ă  quelqu’un qui n’y a jamais mis les pieds.

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Au premier Ă©tage, on retrouve un bar de danseuses atypique qui bouscule les standards de beautĂ©. Le deuxiĂšme Ă©tage, lui, est occupĂ© par un cabaret historiquement important pour la communautĂ© LGBTQ+. Il se peut aussi que vous y ayez vu un spectacle d’humour pendant le Zoofest ou fait du karaokĂ© Ă  poil avec vos collĂšgues. Pour ce qui est du troisiĂšme Ă©tage, vous vous y ĂȘtes peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  fait vacciner avant de partir dans le Sud.

Insondable temple des plaisirs, je n’y suis allĂ© que deux fois avant ma rencontre avec Johnny Zoumboulakis, lui-mĂȘme propriĂ©taire de l’établissement depuis 1985. La premiĂšre fois, j’avais pris une biĂšre avant de m’enfuir en courant. La deuxiĂšme, c’était pour un spectacle de l’humoriste amĂ©ricain Ari Shaffir au deuxiĂšme Ă©tage. Que voulez-vous, je suis pas sorteux.

M. Zoumboulakis apparaĂźt dans le cadre de porte dix minutes, et deux propositions de danse contact, plus tard. Il me serre la main poliment et je m’esquive avec lui dans son bureau derriĂšre la cuisine sous le regard Ă©berluĂ© des employĂ©s et habituĂ©s de l’endroit.

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MalgrĂ© les efforts de mon interlocuteur pour me mettre Ă  l’aise, j’ai toujours l’impression d’avoir 16 ans dans un bar de danseuses.

Bar atypique, danseuses atypiques

« J’ai jamais eu de standards de beautĂ© trĂšs rigides pour les filles qui travaillent ici. La femme que tu vois dans la rue et que tu trouves jolie, c’est habituellement pas la femme que tu vas trouver dans un bar de danseuses, mais c’est quelqu’un Ă  qui tu vas pouvoir t’ouvrir et avec qui tu vas crĂ©er une rĂ©elle connexion. C’est ça qui est important pour moi. Un client qui se sent Ă©coutĂ© et compris, c’est un client qui va revenir, » raconte Johnny Zoumboulakis.

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Le look des danseuses du CafĂ© ClĂ©opĂątre a toujours fait jaser, en bien comme en mal. C’est la premiĂšre chose qui m’avait sautĂ© aux yeux lors de ma premiĂšre visite, en 2006. Je croyais ĂȘtre tombĂ© dans une scĂšne du film Total Recall. Le jeune homme de 23 ans que j’étais avait une expĂ©rience limitĂ©e des bars de danseuses. Bien Ă  mon insu, la politique d’embauche progressiste de Johnny Zoumboulakis m’avait ouvert les yeux sur une cĂ©lĂ©bration du dĂ©sir Ă  laquelle je n’étais pas du tout prĂȘt.

Les rĂšgles sont simples pour travailler au cabaret : les danseuses doivent avoir au minimum 18 ans (quelque chose de plus difficile Ă  vĂ©rifier qu’il ne paraĂźt selon Zoumboulakis), ne pas voler, se comporter de maniĂšre respectueuse et bien s’occuper des clients.

« Certaines organisations m’ont proposĂ© de faire rentrer leurs filles. On m’a promis de faire doubler mon chiffre d’affaires, mais ça ne m’a jamais intĂ©ressĂ©. Je l’aime comme il est, mon bar. Je n’ai pas besoin qu’il grossisse. »

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Johnny Zoumboulakis affirme que cette intĂ©gritĂ© par rapport Ă  son Ă©tablissement et ses finances l’ont tenu loin des problĂšmes au fil des annĂ©es. « J’ai toujours gardĂ© de bonnes relations avec tout le monde. La main n’a pas toujours Ă©tĂ© facile, mais le respect engendre le respect. Je crois Ă  ça. »

« MontrĂ©al, c’était la ville pour moi. Je n’aurais pas voulu vivre ailleurs. »

Johnny Zoumboulakis est arrivĂ© Ă  MontrĂ©al en 1966 Ă  l’ñge de 18 ans. Originaire d’un petit village agricole au sud de Sparte en GrĂšce, le style de vie qu’offrait la rĂ©gion n’a jamais su rivaliser avec l’image de l’AmĂ©rique que lui renvoyaient les films de l’époque.

« Les maisons n’avaient pas d’adresse. Il y avait un seul tĂ©lĂ©phone pour tout le village. Moi, je voulais conduire une dĂ©capotable et avoir une belle femme avec les cheveux au vent dans le siĂšge du passager comme au cinĂ©ma. Beaucoup d’immigrants de l’époque avaient le mĂȘme fantasme », se rappelle-t-il.

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Zoumboulakis dĂ©cide donc de s’établir Ă  MontrĂ©al, un endroit oĂč il avait dĂ©jĂ  de la famille. La ville Ă©tait trĂšs diffĂ©rente, Ă  l’époque. L’avenue du Parc regorgeait de restaurants ouverts 24h. « Si tu voulais manger une pizza complĂšte Ă  cinq heures du matin, tu pouvais le faire. C’était une Ă©poque diffĂ©rente. La COVID a tuĂ© tout ce qu’il en restait, » explique-t-il.

ArrivĂ© Ă  MontrĂ©al un dimanche aprĂšs-midi, il commence Ă  travailler dans un casse-croĂ»te au coin Beaubien et Saint-Laurent dĂšs le lundi matin. Il fait tout d’abord ses armes derriĂšre la friteuse, puis devient vite pizzaiolo et livreur. C’est grĂące Ă  cette nouvelle mobilitĂ© qu’il obtient son premier emploi de barman qui le mĂšnera au CafĂ© ClĂ©opĂątre.

« MontrĂ©al, Ă  l’époque, ça ne se passait pas juste l’aprĂšs-midi ou en dĂ©but de soirĂ©e. C’était toute la nuit, jusqu’aux petites heures du matin. J’ai jamais Ă©tĂ© un gros party animal, mais j’adorais ça. La ville grouillait de vie. »

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Il est embauchĂ© au CafĂ© ClĂ©opĂątre en 1976 Ă  l’aube des Jeux olympiques de MontrĂ©al. DĂ©jĂ  formĂ© dans un petit bar de l’ouest du centre-ville, ses talents sont aussitĂŽt reconnus et on lui confie de plus en plus de responsabilitĂ©s. De simples remplacements de collĂšgues pour des journĂ©es maladie, Johnny passe de longues heures Ă  apprendre les rouages de l’entreprise pour Ă©ventuellement devenir le gĂ©rant de facto du CafĂ© ClĂ©opĂątre pendant plusieurs annĂ©es avant d’en faire l’acquisition, neuf ans plus tard.

« On m’a vendu l’entreprise parce que j’étais la bonne personne au bon moment, mais aussi parce qu’on m’a donnĂ© une chance. On m’a pas fait de cadeau, mais on m’a donnĂ© la chance de rĂ©ussir, » affirme-t-il.

Un refuge historique pour les personnes LGBTQ+

« Ça date d’avant mĂȘme que je devienne propriĂ©taire, » me raconte Johnny Zoumboulakis Ă  propos des liens du CafĂ© avec la communautĂ© LGBTQ+. Avant de continuer, il jette un bref regard Ă  ses camĂ©ras de sĂ©curitĂ©. Un tableau de La Poune appuyĂ© sur le mur nous Ă©pie discrĂštement.

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« Deux dĂ©tectives du service de police de MontrĂ©al et la copine de l’un d’entre eux nous ont approchĂ©s Ă  propos de la communautĂ© LGBTQ+. Ils nous ont dit qu’ils avaient une grosse clientĂšle trĂšs loyale qui cherchait un endroit stable et sĂ©curitaire oĂč organiser leurs spectacles. On s’est tous consultĂ©s et on a dĂ©cidĂ© de leur ouvrir nos portes. Ils nous ont aussi dit que c’était une clientĂšle Ă  problĂšmes, mais j’ai jamais eu aucun souci avec ces gens-lĂ . »

Rapidement, les spectacles de drag queens deviendront particuliÚrement courus et donneront des ailes au Café pour amorcer une nouvelle époque.

L’équipe du CafĂ© ClĂ©opĂątre Ă©tablit alors des rĂšgles de conduite trĂšs strictes pour assurer le bon dĂ©roulement des spectacles. Le respect est de mise et chaque accroc est gĂ©rĂ© immĂ©diatement.

« À l’époque, une personne pouvait se faire sacrer une claque au visage en pleine rue, sans que personne rĂ©agisse, juste Ă  cause de son orientation sexuelle. »

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« La ville Ă©tait dangereuse pour la communautĂ©. Imagine-toi un docteur qui passe sa journĂ©e Ă  courir partout et Ă  sauver des vies, qui se fait mettre une claque parce qu’il dĂ©cide de s’habiller autrement, sur son temps Ă  lui. J’ai jamais acceptĂ© ces comportements-lĂ . »

« Une chose qui me rend triste et fier Ă  la fois, ce sont les coups de fil de parents venant d’un peu partout au Canada, me remerciant d’avoir finalement donnĂ© un endroit Ă  leur fils ou leur fille, un endroit oĂč ils pouvaient ĂȘtre eux-mĂȘmes en sĂ©curitĂ©. Ç’a Ă©tĂ© des moments trĂšs importants pour moi, chaque fois que ça s’est produit », poursuit-il.

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La main, d’abord et avant tout

Johnny Zoumboulakis s’exprime lentement, dans un anglais gracieux, teintĂ© d’un fort accent grec. DĂ©cidĂ©ment, l’amour profond qu’il porte pour MontrĂ©al ne l’aura pas Ă©loignĂ© de ses racines. Il retourne d’ailleurs dans son village natal une fois par annĂ©e depuis quelque temps.

« La main, c’est pour tout le monde. Que tu sois francophone, anglophone ou allophone, tout le monde travaille ensemble, boit ensemble, s’amuse ensemble. J’ai toujours cru en la main comme centre de divertissement montrĂ©alais. C’est grĂące Ă  elle que MontrĂ©al a gagnĂ© sa rĂ©putation de ville avec une belle vie nocturne. »

Dans le cadre de son projet pour le Quartier des spectacles, la sociĂ©tĂ© de dĂ©veloppement Angus avait entrepris de relocaliser le CafĂ© ClĂ©opĂątre dans un Ă©difice plus petit, mais Zoumboulakis s’est battu pour rester lĂ  oĂč il est. Tout le monde lui conseillait de plier bagage et de minimiser ses pertes. D’autres commerces iconiques de la rue Saint-Laurent, dont le MontrĂ©al Pool Room, ont acceptĂ© l’offre de la SDA et ont Ă©tĂ© relocalisĂ©s. Une bataille hautement mĂ©diatisĂ©e de trois ans contre l’expropriation s’est alors entamĂ©e.

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Pour Johnny Zoumboulakis, ce n’était pas une question d’argent ou d’opportunitĂ© d’affaires, mais de principe. AprĂšs plusieurs annĂ©es de confrontation devant les tribunaux et dans les mĂ©dias, il aura finalement rĂ©ussi Ă  faire plier le gĂ©ant de l’immobilier.

« On ne doit pas penser Ă  la culture et Ă  l’histoire en termes de dollars. Il faut faire un effort de prĂ©servation, parce que si on dĂ©molit ce qu’il nous reste de la main, on ne la retrouvera jamais. »

Zoumboulakis est cependant trĂšs conscient que l’avenir de cette rue qu’il aime tellement ne lui appartient pas. Toutefois, il est quand mĂȘme fier du chemin parcouru en plus d’avoir pu faire sa part pour conserver cet esprit indomptable de MontrĂ©al qu’il aime tant.

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En conclusion, qu’est-ce qu’on peut souhaiter à un homme qui possùde un royaume?

« Que Cléopùtre continue de régner sur la main longtemps aprÚs mon départ, » me confie Johnny Zoumboulakis avec un sourire complice.

https://vimeo.com/902969550/d5ffc3b728?share=copy

Le portrait de Johnny Zoumboulakis vous a donnĂ© le goĂ»t de plonger dans le MontrĂ©al insolite? Rendez-vous au MEM – Centre des mĂ©moires montrĂ©alaises (1210 St-Laurent) pour visiter l’exposition immersive DĂ©tours – Rencontres urbaines (billets disponibles en ligne). Vous y dĂ©couvrirez 25 personnes extraordinaires qui contribuent Ă  donner une Ăąme toute particuliĂšre Ă  leur ville.

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Lisa Grushcow, premiĂšre rabbine ouvertement lesbienne du Canada, Lazylegz, danseur de breakdance Ă  bĂ©quilles, Junko, artiste multidisciplinaire qui fait naĂźtre des Ɠuvres d’art d’un tas de ferraille, Ramzy Kassouf, maraĂźcher urbain, Clifford Schwartz, propriĂ©taire du bar country le Wheel Club
 nos protagonistes ont des parcours de vie uniques, et de belles histoires Ă  vous raconter.

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