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Le journal d’une poule de luxe

Par
Nadine Bismuth
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Lundi
Ce matin, je suis allée reconduire Julien à l’aéroport. Il veut que je garde sa voiture afin que je l’amène au garage pour faire enlever les pneus d’hiver avant son retour vendredi. Il m’a embrassée sur la bouche et il m’a promis qu’il m’appellerait une fois qu’il aurait atterri à Londres. Et s’il fallait qu’il soit tué dans un attentat terroriste? En le voyant se fondre dans la foule, j’ai eu l’impression que ma vie serait un trou noir sans lui. J’avais envie de crier : «Reviens, Juju! Me laisse pas! Je passerai pas toute seule à travers la semaine!» J’avais une grosse boule au ventre. Peut-être que je suis dépendante affective. Ou trop angoissée. Ou c’est le foie gras d’hier soir? C’était une sacrée grosse boule.

Je réfléchissais tout à ça quand quelque chose de très désagréable s’est produit : je ne suis pas parvenue à faire démarrer la voiture. Tous ceux qui attendaient dans la zone de débarcadère se sont mis à me klaxonner comme des sauvages pendant que j’enfonçais la clé dans le contact à répétition sans que rien ne se passe. Il a fallu qu’un chauffeur de taxi vienne m’informer que le moteur était en marche mais qu’il ne faisait pas de bruit parce que la voiture est hybride. Comment étais-je censée le savoir? Je conduis ma Golf d’habitude. Je suis arrivée tellement stressée à mon cours de yoga, mon chandail Lululemon déjà tout trempe, j’ai dû parker la Lexus dans un espace réservé aux livraisons pour ne pas arriver en retard. Janet m’a dit : « Honey, are you okay? » Cette fille est trop gentille. Dommage que ses dents jaunes gâchent son sourire. On a travaillé ma salutation au soleil et elle m’a dit que j’ai fait des progrès en trois mois. Tant mieux, parce que même si je ne pige pas le rapport entre me tenir sur une jambe les deux bras en l’air en fixant un point devant moi et l’harmonie intérieure, j’aimerais bien que tout ça me donne un cul aussi ferme et rebondi que le sien.
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Je suis allée manger quelques sushis tout près sur le boulevard Saint-Laurent et j’ai appelé Véro pour l’inviter à souper. «Que dirais-tu d’un soufflé au fromage avec une petite verte?» Elle ne pouvait pas parler, elle était en meeting. Elle passe sa vie en meeting. Depuis quelques mois, elle est chargée de projets pour un festival de films. Quel ennui ça doit être. Et puis elle devait me rappeler mais elle ne l’a pas encore fait et il est presque sept heures et je lui en veux un peu parce que j’ai pris la peine de lui dire que Julien était parti et elle sait que je déteste être seule ici. La maison est déjà trop grande pour deux, et puis on dirait qu’elle craque de partout, et puis j’ai toujours peur qu’un tueur s’introduise par le sous-sol, le garage, la terrasse ou (pourquoi pas?) un des puits de lumière. Au moins, si Julien n’était pas asthmatique, je pourrais avoir un chat ou un chien pour me tenir compagnie. Au lieu de ça, j’ai feuilleté mes livres de cuisine afin d’élaborer le menu de samedi soir. J’hésite entre des carrés d’agneau ou des homards. Je ne voudrais pas être prise à la dernière minute. Je veux que tout soit parfait et pour la soirée.

Mardi
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Mercredi

J’ai tellement mal dormi que ce matin, j’ai appelé la chef du service des ressources humaines du Musée des beaux-arts. «Caroline Ménard?» Elle ne me replaçait pas. J’ai dit : «Souvenez-vous, je vous ai donné ma recette d’osso bucco lors du dernier gala de la fondation de l’hôpital général.» Silence radio. «Vous portiez la même robe BCBG que moi», ai-je ajouté. (Peut-être que j’aurais dû dire que c’était MOI qui portait la même robe qu’ELLE, mais sur le coup, ça ne m’a pas traversé l’esprit.) Elle a fini par émerger du coma : «Ah oui, vous êtes la conjointe du fils de monsieur Louis Tardif, n’est-ce pas?» Je suis allée droit au but et je lui ai annoncé que je me cherchais un emploi. Elle a voulu savoir quel genre de parcours professionnel j’avais et je lui ai dit : un bac en histoire de l’art et deux ans comme assistante à la galerie Noire de la rue Saint-Paul. (OK, j’ai travaillé là seulement huit mois, mais si elle avait vu le patron à qui j’avais affaire, c’est vrai que ça compte pour le double.) En tout cas, elle m’a dit qu’il n’y avait pas d’ouverture au Musée pour le moment, mais que si j’acceptais d’aller passer un test de culture générale, je pourrais peut-être être admise dans l’équipe de bénévoles. Elle n’a rien compris! Ou c’est à cause de la robe? J’ai dit que j’allais y penser.


Plus tard
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Tout ça aurait dû me rassurer. Pourtant, je me sentais de moins en moins bien à mesure que je mangeais mon confit de canard — d’ailleurs plus sec que d’habitude, c’était décevant. Mon cœur s’est mis à battre à toute allure, la sueur me coulait entre les seins, j’avais la bouche sèche et mes oreilles bourdonnaient. Il aurait fallu que je me rende à la salle de bains, mais j’avais trop peur de m’effondrer comme une masse devant tout ce monde (la honte). Je ne sais pas comment j’ai fait pour me traîner jusqu’à la caisse et donner ma carte de crédit au serveur à lunettes. Une fois dehors, j’ai pris le premier taxi et j’ai ouvert la fenêtre et j’ai gardé les yeux fermés jusqu’à Ville Mont-Royal. Ça tournait, tournait. Je croyais que j’allais dégueuler. Ou faire un ACV. Ou une crise cardiaque. Bref, mourir sur place, et une fois à l’intérieur de la maison, j’ai pensé que c’est Julien qui découvrirait mon corps à moitié pourri en rentrant ici après-demain, et que ce serait tant pis pour lui, ça lui apprendra à me laisser toute seule. J’ai appelé Fatima. Je savais bien qu’elle était fâchée parce que je lui avais fait récurer trois fois mon moule à muffins tout carbonisé hier après-midi — j’ai acheté ce moule aux Touilleurs, c’est un modèle épuisé et j’y tiens beaucoup. Mais pour cinquante dollars, elle est venue. J’avais chaud, j’avais tellement chaud que j’étais à poils sur le canapé du salon quand elle est arrivée. Je me suis enroulée dans le jeté et elle m’a fait couler un bain tiède. Si mon carton de pilules ne traînait pas en permanence sur le comptoir de la salle de bains, elle aurait pu penser que j’étais enceinte, et moi aussi d’ailleurs, mais ce n’est pas le cas. Une fois dans la baignoire, j’ai commencé à reprendre des forces, et Fatima est restée de l’autre côté du rideau pour me tenir compagnie. Sauf que voilà, elle s’est mise à me raconter qu’on avait trouvé un cancer du sein à sa sœur qui habite encore au Maroc et moi j’ai dit ah non, Fatima, pas une histoire de ce genre, je suis trop sensible, tu ne vois pas que j’émerge à peine d’une méga crise de panique? À la place, elle m’a raconté que sa fille préparait son spectacle de fin d’année dans lequel elle incarne une coccinelle, mais le mal était déjà fait parce que je n’arrêtais plus de me palper les seins et je trouvais des bosses partout. Pour le reste, c’est flou. J’ai voulu dormir. Je l’ai priée de ne pas raconter cet épisode à Julien, elle m’a promis, je l’ai payée et elle est partie. Il était quoi, six heures?

Jeudi
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Je suis fébrile. J’ai séché mon cours de yoga et je suis allée récupérer sa Lexus rue Laurier. Il y avait trois contraventions scotchées au pare-brise ; ajoutées à celle de lundi, c’est bien fait pour lui! Comme j’avais encore cette boule dans mon ventre, je suis débarquée au bureau de Véro. Ô surprise, elle était en meeting. J’ai attendu sur le fauteuil de la réception, ça m’a paru une éternité, j’avais feuilleté tous les magazines sur le guéridon et je m’étais imaginé plus de floucfloucs de vagues d’océan qu’il n’en faudrait pour faire couler le Titanic quand elle est enfin apparue. Elle m’a accueillie avec moins de froideur que ce à quoi je m’attendais et c’est tant mieux parce que j’ai éclaté en sanglots une fois dans son bureau. J’ai tout déballé : que je ne sais plus si j’aime Julien ou si je reste avec lui parce que je ne saurais pas comment me débrouiller autrement. Que je regrette cette époque où je vivais seule et heureuse dans mon trois et demie du Plateau Mont-Royal. Que tout est mêlé dans ma tête et dans mon cœur. Que je n’ai aucun sentiment d’accomplissement dans ma vie. Que Dieu sait comment j’en suis arrivée là, mais j’ai trente-deux ans et je ne suis pas capable d’allumer la télévision dans mon propre salon. J’aurais continué pendant des heures, c’était tellement libérateur, mais Véro devait filer à un autre meeting. Elle m’a laissé un double de la clef de son appartement et elle m’a dit que si je le souhaite, je peux aller chez elle dès ce soir. C’est vraiment tentant. Je vais commencer mes valises.

Vendredi
Je sors du bain ; Julien, lui, est encore dedans. Merveilleuses retrouvailles. Comme il a signé un contrat important à Londres, il est de bonne humeur et il n’a pas trop râlé quand il a vu les quatre contraventions sur le comptoir de la cuisine. Cependant, le décalage horaire lui fait perdre la mémoire, parce que quand je lui ai demandé ce qu’il préférait manger demain soir, de l’agneau ou des homards, il ne se souvenait même plus qu’on recevait ses parents! Et moi qui en fais tout un cas. Peu importe, on s’est entendus pour des cailles au porto vu que sa mère adore ça. Il m’a rapporté un coffret de thés anglais. Je préfère le café, mais je le sortirai quand on a de la visite. Ou je pourrais le donner à Fatima pour la consoler de la maladie de sa sœur. Ou à Véro, s’il y en a aux queues de cerises.

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