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Le hoarding numérique : vivre avec des centaines (ou des milliers) de courriels non lus

Incursion dans un univers où les gens sont beaucoup plus zen qu’on le pense.

Par
Philippe Côté-Giguère
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Récemment, après qu’un ami m’ait prêté son iPhone pour me montrer la vidéo funnée du cochon qui ferme un laptop sur YouTube, j’ai constaté qu’il avait 508 courriels non lus en voyant le petit nombre entouré en rouge sur son app Mail. « T’AS 508 EMAILS TOUJOURS PAS LUS??? », que je lui ai dit en mettant en doute notre amitié. « Ouais, mais c’est pas mal toute du junk », qu’il m’a répondu. Je veux bien, mais pour moi, juste le fait de voir un nombre à deux chiffres dans le petit cercle rouge de la mort et je commence à chercher un sac en papier brun tellement l’angoisse s’empare de moi. Il n’y a pas à dire : s’il y a deux types de personnes dans la vie comme le prétend ce mème devenu populaire en 2015, je fais certainement partie de la gang de gauche.

À gauche : le bonheur; à droite : l’horreur/Crédits photo : Business Insider
À gauche : le bonheur; à droite : l’horreur/Crédits photo : Business Insider
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Il n’en fallait pas plus pour que je décide d’enquêter sur ce phénomène, qui divise notre société quasiment autant que la charte des valeurs, en interrogeant des personnes qui vivent bien dans un certain désordre numérique, avant de fouiller sur le web.

Qui sont ces gens?

Pour en savoir plus sur cette race humaine qui m’apparait si mystérieuse, j’ai décidé de poser quelques questions à des collaborateurs URBANIA en faisant partie. Les questions visaient à faire un portrait global de leur hoarding numérique (Combien de courriels non lus as-tu ? Comment cette accumulation a-t-elle débuté? Quand as-tu perdu le contrôle ? Éprouves-tu un quelconque stress à avoir autant de stock dans ta boite courriel ou es-tu zen par rapport à ça ? Comment gères-tu tes courriels? Comment fais-tu pour démêler les courriels importants du spam/messages anodins ? As-tu complètement abandonné ou crois-tu faire un grand ménage un jour, éventuellement, peut-être?).

Voici ce que j’en ai tiré :

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L’échantillon de ma grande étude scientifique de rebelles du courriel était composé de cinq personnes ayant des profils assez différents l’un de l’autre (âge, genre, situation d’emploi). La personne ayant le moins de courriels non lus dans sa boite en avait 589 et celle en ayant le plus, 6783 (bravo à la big big big winner!). Les participants m’ont aussi mentionné que la plupart de ces courriels n’étaient d’aucune importance (la plupart d’entre eux ont d’ailleurs une adresse courriel de type « chambre à débarras » servant à cumuler tout le junk); c’était soi du spam, des notifications LinkedIn, des invitations Desjardins ou des messages de type Publisac. Ils m’ont tous mentionné qu’ils répondaient dans un délai habituellement très raisonnable aux messages qu’ils considèrent importants.

«Recevoir une chiée de courriels de confirmation de TOUTE m’a désensibilisée et découragée. C’est que j’en achète, des affaires : les “on vous confirme que vous avez acheté des shorts”, “Un monsieur est présentement en train de mettre vos shorts dans une tite brouette dans l’entrepôt”, “VOS SHORTS SONT EN ROUTE”, “COUCOU VOS SHORTS APPROCHENT”. Un manné, j’en ai soupé, d’avoir des nouvelles de mes shorts.»

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Les emails ont commencé à s’accumuler dans leur boite pour différentes raisons : une répondante a commencé à garder ses courriels non lus dans sa boite de réception en se disant qu’elle allait y répondre plus tard, pour finalement ne jamais le faire; une autre a importé ses courriels de travail sur son ordinateur et s’est retrouvée complètement submergée; une autre, encore, a été inondée quand elle a commencé à magasiner en ligne. Je la cite (vous aurez deviné qu’il s’agit de la merveilleuse Catherine Ethier : « Recevoir une chiée de courriels de confirmation de TOUTE m’a désensibilisée et découragée. C’est que j’en achète, des affaires : les “on vous confirme que vous avez acheté des shorts”, “Un monsieur est présentement en train de mettre vos shorts dans une tite brouette dans l’entrepôt”, “VOS SHORTS SONT EN ROUTE”, “COUCOU VOS SHORTS APPROCHENT”. Un manné, j’en ai soupé, d’avoir des nouvelles de mes shorts. » Elle marque des bons points.

Pour se démêler dans tout ce bordel, aucun d’entre eux ne fait le tri avec des dossiers identifiés à des sujets; la façon privilégiée pour retrouver un email en particulier est la fonction « recherche » très efficace de l’interface courriel (gmail dans deux des cas). Sinon, plusieurs des personnes interrogées se fient au sujet du courriel pour déterminer s’il est prioritaire ou s’il peut être mis de côté. Pour toute communication d’institutions telles banque, gouvernement et autres, une répondante mentionne qu’elle se dit qu’elle recevra un appel ou une lettre si c’est vraiment important. Un des répondants, qui est assez calé en informatique, utilise aussi des règles automatiques pour identifier les messages importants. C’est ce qu’on appelle être organisé dans son désordre.

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Au niveau de la « zénitude », tous les participants sont à l’aise avec le fait d’avoir un nombre à trois chiffres ou plus dans le cercle rouge de la muerte de leur app Mail; jamais ils ne se réveillent en pleine nuit avec des sueurs froides en pensant à leur boite courriel. Chapeau!

Finalement, les répondants font un ménage de temps en temps, mais n’ont pas l’objectif d’avoir une boite complètement vide (« inbox zero »), mentionnant que c’est beaucoup trop anxiogène et que ça nécessite énormément d’attention. Une collaboratrice URBANIA mentionne aussi qu’elle ne croit aucunement qu’il s’agit d’un vrai problème et qu’elle supprime des messages quand elle a du temps à perdre (en attendant pour un rendez-vous, par exemple). La tâche de faire un grand ménage de leurs messages est très loin sur leur liste de priorités ou a été carrément abandonnée.

En résumé : des gens loin d’être stressés, qui se retrouvent dans leur chaos et n’ont pas de temps à perdre. On dirait que je commence à les envier.

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Et la recherche, elle dit quoi?

Maintenant qu’un portrait sommaire des hoarders d’URBANIA a été dressé, attardons-nous à ce que les études disent à ce propos.

D’abord, il faut savoir que les travailleurs qui ne peuvent s’empêcher de lire un message à l’instant où ils reçoivent une notification à cet effet — j’en suis — sont très nombreux. Les résultats d’une étude sur les effets de la dépendance aux courriels sur les employés parue en 2012 révélaient que 70 % des courriels liés au travail étaient lus en six secondes ou moins après être arrivés à destination. 6 secondes! C’est rapide sur un moyen temps, ça. Les chercheurs ayant réalisé cette même étude en sont aussi venus à la conclusion qu’un travailleur dont la tâche courante était interrompue par un stimulus nécessitant un certain engagement — comme un collègue ayant ben de la jasette qui vous pose des questions à tout bout de champ ou un courriel entrant nécessitant une réponse, mettons — prenait en moyenne 25 minutes pour reprendre le fil qu’il avait perdu. Si vous recevez 10 courriels auxquels vous devez répondre par jour — je sais, c’est pas beaucoup — à différents moments, ça représente 4 heures et 10 minutes de temps passé dans les limbes. Sur une journée de 8 heures, c’est énorme.

Si vous recevez 10 courriels auxquels vous devez répondre par jour — je sais, c’est pas beaucoup — à différents moments, ça représente 4 heures et 10 minutes de temps passé dans les limbes. Sur une journée de 8 heures, c’est énorme.

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Une autre étude, celle-ci menée par Gloria Mark, une chercheuse en informatique à l’Université de la Californie, a conclu que des employés, à qui on avait enlevé leur boite de courriels durant une semaine, étaient beaucoup moins stressés que ceux qui la possédaient toujours, en plus d’être grandement plus productifs. Cela pouvait être expliqué par le fait qu’ils étaient capables de mieux se concentrer sur une seule tâche à la fois et que leur écran défilait une quantité plus petite d’images (ils changeaient moins souvent d’apps/logiciels), ce qui diminuait le nombre de stimuli envoyés au cerveau. En bref, si vous n’êtes pas un adepte du « multitâches », c’est juste que votre cerveau est pas programmé pour l’être. « C’est fascinant! », comme dirait l’autre.

Il ne faudrait pas oublier le fait que, lentement, mais sûrement, on a pas mal tous été conditionnés à réagir instantanément à la dernière notification reçue grâce aux Facebook, Instagram et même aux apps Scrabble ce monde. Notre curiosité n’a cessé de croître et il nous est maintenant quasi impossible de résister à la tentation de savoir ce qui se cache derrière un mystérieux point rouge.

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Pas si fou finalement, le hoarding numérique…

Bon, après avoir cherché le sujet plus en détail, je dois l’admettre : les personnes ayant des boites de courriels remplies sont probablement beaucoup plus zen que je le croyais. Même que je pense que leur niveau de stress est pas mal plus bas que le mien et que leur productivité doit être plus élevée. Honnêtement, je ne croyais jamais en venir à cette conclusion.

Et si comme moi, vous trouvez ça ben l’fun les résultats des études dont je viens de vous parler, mais qu’il vous est impossible de vivre sans courriel — ou en ignorant vos courriels non lus — une recommandation des chercheurs ayant mené une de ces recherches est de désactiver la mise à jour automatique de votre boite courriel et d’aller les voir de temps à autre à intervalles réguliers (exemple : en rentrant le matin, le midi, en milieu d’après-midi et avant de quitter le bureau). Ainsi, vous cesserez de constamment interrompre votre travail en passant d’une tâche à une réponse de courriel à une autre tâche etc. jusqu’à la mort. Pas fou!

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Ok, je vais essayer ça. Pis d’arrêter de juger les hoarders numériques, promis.

PS: Un gros merci aux cinq personnes qui ont pris le temps de répondre à mes questions. Je vous ajoute de ce pas à mon testament.