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Le glorieux retour des cassettes audio
L’inventeur de la cassette audio Lou Ottens est décédé le mois dernier, à l’âge vénérable de 94 ans.
Culturellement parlant, la mort du génialissime monsieur aurait dû être l’épilogue d’un long et passionnant chapitre de notre histoire musicale. Ça nous semble peut-être loin aujourd’hui, mais l’invention pour laquelle il passera à l’histoire a façonné l’industrie de la musique telle qu’on la connaît aujourd’hui. La cassette audio a été le premier médium musical entièrement individuel et mobile. Ça veut dire qu’on pouvait l’écouter en déplacement, sans l’imposer à personne. Il s’agit aussi du premier médium ayant facilité l’enregistrement à domicile. Grâce à ces trois concepts (individualité, mobilité et reproductibilité), la musique underground a proliféré dans la culture populaire pendant les années 80 et 90 grâce au phénomène pseudo-clandestin du tape trading.
La cassette audio a été le premier médium musical entièrement individuel et mobile. on pouvait l’écouter en déplacement, sans l’imposer à personne.
C’était la première d’une série de révolutions qui allait chambouler l’industrie de la musique. Quelques années plus tard, le CD allait introduire la clarté de son de l’enregistrement digital (et la possibilité d’écouter juste la toune que tu veux sur repeat. La base, tsé!) et le lecteur MP3 allait rendre tous les avantages de la cassette audio désuets du jour au lendemain. Malgré tout ça, ce médium gossant qui nous force à écouter des albums au complet et qu’on doit rembobiner après chaque usage n’est pas mort. Au contraire, il fait son grand retour.
En 2020 seulement, les ventes de cassettes audio ont plus que doublé au Royaume-Uni et la tendance semble se refléter un peu partout dans le monde. Des artistes aussi populaires que Tame Impala se sont mis à en produire. D’où vient cette étrange tendance contre-intuitive aux nombreux progrès de l’industrie de la musique? Qui donc achète des cassettes en 2021?
Afin de répondre à mes questions, je me suis entretenu avec le président de la manufacture de médias physiques montréalaise Duplication.ca George Frehner et Dennis Mikula, le propriétaire de l’étiquette de disques Geometric Lullaby, réputée non seulement pour la vente des cassettes audio… mais pour la vente de maudites belles cassettes.
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Comment faire une cassette en 2021
« C’est pas très compliqué comme processus, » m’explique Dennis Mikula avec la voix ensommeillée. Noctambule hyperproductif, il a passé la nuit à travailler sur divers projets et vient tout juste de s’extirper des bras de Morphée. « Il suffit d’avoir un peu d’argent, beaucoup de temps et de trouver une usine pour produire le matériel. »
«C’est pas très compliqué comme processus» m’explique Dennis Mikula.
Dennis se fait humble. Le cycle de production d’une cassette comprend plusieurs étapes. Il faut d’abord trouver un terrain d’entente avec un artiste. Ensuite, on doit s’accorder sur un mix final de la musique et une image de couverture que Dennis doit insérer dans un gabarit pour envoyer chez le manufacturier. « Mon manufacturier fournit ses propres gabarits pour le design intérieur comme celui des cassettes. J’ai le choix entre le modèle avec autocollant ou l’impression à l’encre, » raconte Dennis. Ce n’est que la première partie du processus. Il doit ensuite recevoir les paquets et assembler lui-même. Il m’affirme les faire à coup de dix albums pour sauver des coûts postaux. Un paquet de 500 cassettes (Geometric Lullaby produit des éditions limitées à 50 exemplaires), ça coûte environ 100$ en frais de livraison. Du début à la toute fin, le cycle de production dure environ deux semaines.
« Ça demande du temps et de la patience. Je prends le temps d’emballer chaque envoi avec un autocollant de la compagnie et une carte de tarot, » me dit-il, fièrement. « C’est vraiment la partie la plus longue. »
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Geometric Lullaby fait uniquement affaire avec la plateforme Bandcamp pour sa distribution. « Ile ne prennent pas une grosse cote sur mes produits. Depuis l’instauration des Bandcamp Fridays, ils n’en prennent pas du tout le vendredi. Ça fait une différence au bout de la ligne. » Dennis m’explique que la production de cassette ne comprend pas beaucoup de risques, mais n’est pas hyperlucrative non plus. Il fait 300$ de profits par tranche de 50 cassettes vendues. C’est une manière pour lui de prendre des risques financiers acceptables sur des artistes qu’il trouve intéressants.
Il les vend cependant toutes. Son catalogue presque entier est back order. Les cassettes de Geometric Lullaby sont très populaires sur le march é de seconde main.
Mais… POURQUOI produire des cassettes en 2021?
C’est là que la discussion devient plus philosophique.
Selon George Frehner de Duplication.ca, la demande a baissé continuellement entre la commercialisation d’origine et 2008. « C’était vraiment la pire année côté production de cassettes. On en a produit juste 3 000. Aujourd’hui, on peut faire ça dans une journée quand ça roule bien ».
Il se rappelle que la demande s’est mise à mystérieusement augmenter dans les environs de 2012-2013. À l’époque, Duplication.ca s’apprêtait à se départir de son matériel de production. « Les cassettes sont aujourd’hui notre principal objet de production. Les vinyles sont encore le média physique le plus populaire sur le marché, mais chez nous on produit largement plus de cassettes, » continue-t-il.
«Les vinyles sont encore le média physique le plus populaire sur le marché, mais chez nous on produit largement plus de cassettes.»
Pourquoi la demande s’est-elle mise à augmenter au juste? Je me suis tourné vers Dennis pour m’éclairer là-dessus. « Personnellement, c’est lié à ma découverte du mouvement vaporwave. J’étais tombé sur l’album Floral Shoppe de Macintosh Plus, à l’époque. Ça remonte à peut-être 2014? J’ai acheté l’album purement à cause de la couverture. J’ai aimé ça, mais c’est vraiment lorsque j’ai découvert le groupe Death’s Dynamic Shroud que j’ai découvert les possibilités plus dark que le genre avait à offrir. »
À l’origine, Dennis a décidé de lancer son étiquette de disques parce que personne ne semblait intéressé à son projet vaporwave Electric Specter. Les cassettes étaient à l’époque une manière de tester le marché. « Ça fait aussi partie de l’esthétique vaporwave. Cette espèce de nostalgie hantée pour un monde qui n’existe plus. C’est difficile à expliquer, » raconte Dennis.
« C ’est un médium abordable. La production de vinyle demande un investissement d’entre 2 500 et 3 500$ alors qu’un nombre similaire de cassettes peut être produit pour 300 ou 400$, » m’explique George Frehner qui fait rouler son entreprise depuis bien avant l’arrivée d’internet. « Tout ça, c’est aussi lié au regain d’intérêt envers les technologies d’enregistrement analogues. C’est comme ça que le vinyle est redevenu populaire. La cassette en est la version bon marché. »
Mais qui donc achète ça?
À en juger par l’état du catalogue de Geometric Lullaby, plusieurs personnes.
Pourtant, les lecteurs de cassettes se font rares. Les grandes compagnies ont presque toutes arrêté de les produire. Une recherche rapide sur Amazon nous donne un éventail d’options très pauvres. George affirme que la compagnie Tascam est vraiment la seule à manufacturer un appareil optimal pour les adeptes de cette technologie.
« Il y a un côté chasseur de trésor à cette mode. Avoir à trouver son appareil et le calibrer soi-même, c’est un art perdu, » m’explique-t-il.
Les seules choses qui meurent vraiment sont les choses qu’on laisse mourir.
Pour les 30 ans et plus qui ont connu la vie avant la commercialisation d’internet, c’est aussi une façon de se réapproprier un monde perdu. Faire délibérément revivre une technologie désuète, c’est refuser la facilité et le confort en échange d’un bref retour dans le passé. Les seules choses qui meurent vraiment sont les choses qu’on laisse mourir. Que ce soit une technologie quelconque ou une manière de vivre qui n’existe à peu près plus.