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Le glorieux retour de la moustache et du mulet
Mon père a porté la moustache presque toute ma vie. C’était son trait physique distinctif. C’est comme ça que je le décrivais aux gens qui ne le connaissaient pas : « Il a une moustache et les cheveux peignés sur le côté ».
Le jour où il l’a rasée, j’ai dû faire un mini-deuil.
Ce choix stylistique a longtemps symbolisé le « monsieur » dans la culture populaire. La moustache conférait l’autorité morale latente qu’on attribue souvent aux pères de famille et aux policiers.
Jusqu’à ce que sa signification change. Au tournant du millénaire, toutes les pilosités faciales étaient devenues cool (même les plus tragiques), sauf celle-là. Puis elle est tranquillement revenue par l’entremise de l’ironie. Les gars se rasaient une moustache pour faire rire leur blonde. Ils la gardaient ensuite quelques jours pour un tournoi de balle molle ou une tournée des bars avant de la raser.
Ça m’a pris quelques semaines avant de remarquer que mon collègue Harold portait la moustache non ironiquement en 2023. Barbu à la base, il est arrivé au bureau avec une moustache bien fournie qui lui allait tellement bien que personne n’y a même porté attention. Puis, au printemps, mon collègue Xavier est arrivé au bureau avec une coupe Longueuil.
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Ça lui va bien, non? Xavier, c’est un gars intelligent. Brillant, même. C’est surtout pas une bibitte à attention. S’il porte fièrement ce qu’on appelle aujourd’hui un mulet, c’est signe que les choses ont changé, non? Ou bien est-ce ironique? Post-ironique? Est-ce qu’un style autrefois maudit peut maintenant battre l’ironie?
Enquête sur deux glorieux retours dans le style masculin.
Normalisation, nostalgie et rébellion stylistique
« On est en plein retour aux années 70 et 80 », affirme Ronald Nemer,barbier émérite et historien non officiel du style masculin. « C’était une époque plus organique. Plus bad boy. Dans les années cinquante et soixante, tous les hommes étaient rasés de proche. La moustache était considérée comme marginale et pas propre. C’était quelque chose qu’un musicien jazz allait porter, mais pas le citoyen moyen. Il y a eu une rébellion contre cette manière de penser dans les années 70 et aujourd’hui, on est de retour dans cette rébellion stylistique. »
Tout le monde s’entend pour dire que le catalyseur de cette normalisation de la moustache a été le mouvement Movember en 2003, une initiative qui encourageait les hommes à se laisser pousser la moustache pendant 30 jours et documenter son évolution sur leur site web pour ramasser des dons reversés à divers organismes faisant la promotion de la santé masculine.
L’idée de départ était de faire dur pour une bonne cause à une époque où la moustache était considérée comme quétaine et anachronique. C’était l’apogée du port ironique de la pilosité faciale.
Sauf que, comme toute tendance sociale, Movember a normalisé l’image sociale qu’elle a créée.
La moustache est revenue tranquillement dans la culture, tout d’abord acceptée temporairement et ironiquement par l’entourage de celui qui la porte. Comme tout bon style, ça a fait bien à certains hommes (tu portes la moustache comme un champion, mon Harold). Certains d’entre eux ont alors décidé de se la réapproprier.
« Qu’on parle d’une moustache ou d’un mulet, c’est certain que c’est pas un style que je recommanderais à tout le monde », m’explique Patricia Trépanier, styliste personnelle pour hommes. « Pour quelqu’un qui a un style plus sobre et discret, c’est pas un ajout que je recommanderais nécessairement, parce que ça attire l’attention. Tu arrives au bureau avec une moustache ou un mulet, c’est certain que tu vas te faire donner des commentaires. »
Patricia est d’accord avec le diagnostic de rébellion stylistique de Ronald. Elle y apporte aussi un peu de contexte : « La mode s’est beaucoup décoincée depuis dix ans. Les règles ont aussi beaucoup changé avec la pandémie. Les hommes prennent des risques stylistiques qu’ils n’auraient peut-être pas osé prendre auparavant parce qu’ils ont passé beaucoup de temps à la maison, où ils ont eu la latitude nécessaire pour expérimenter avec leur style ».
Si les années 70 ont décoincé le style des attentes rigides de l’après-guerre, l’après-pandémie a libéré l’image contemporaine des stéréotypes arbitraires avec laquelle elle composait depuis longtemps.
La nouvelle sincérité du mulet
La résurgence du mulet, autrefois connu sous le nom de « coupe Longueuil », est beaucoup plus spontanée et foisonnante que celle de la moustache qui s’est produite graduellement, sur deux décennies.
« Il suffit qu’une personne adopte sincèrement un look sans la moindre arrière-pensée ironique pour le réintroduire dans le discours culturel », me dit Jean-Michel Berthiaume, doctorant en sémiologie à l’UQAM et spécialiste en culture populaire en m’expliquant le pouvoir culturel de la nouvelle sincérité. « Dans une série comme Stranger Things, par exemple, le mulet est un look considéré comme normal, qui fait partie d’une esthétique considérée rétro considérée comme cool. »
Patricia Trépanier est également d’accord avec cette hypothèse, mais y apporte un bémol.
« Le mulet est un style qui va être majoritairement adopté par des générations plus jeunes, qui n’ont pas vécu le stigmate social qui y était autrefois apposé. »
« Ils vont être conscients de ce que ça veut dire de porter un mulet, mais ils n’en ont pas vécu les conséquences à l’époque où c’était mal vu. Ça ne fait pas si longtemps qu’on en a au Québec. C’est beaucoup arrivé par l’entremise de TikTok où on y voit de nombreux jeunes australiens qui portent la coupe. [C’est] une autre raison pour laquelle c’est la jeunesse qui a réintroduit le mulet et qui a changé sa signification sociale. »
Elle célèbre cependant cette nouvelle liberté dans le style masculin : « C’est un type de gars en particulier qui va porter le mulet. Souvent, ça va être un gars qui n’a pas peur de porter le collier de perles ou le vernis à ongles. C’est quand même le fun, de voir ça. Un gars, ça a souvent moins d’articles dans sa garde-robe pour accessoiriser. Les choix capillaires sont une forme d’expression de soi. C’est bien de voir les hommes prendre des chances et s’affirmer ».
Brouiller les lignes du temps
C’est une bonne chose que nos jeunes se réapproprient nos looks quétaines en les dépouillant de leurs stigmates sociaux. Pourquoi sont-ils si investis dans le passé, par contre? Le défunt critique britannique Mark Fisher a développé une théorie à ce sujet baptisée « l’annulation lente du futur » selon laquelle l’accès grandissant et bientôt illimité au passé par la technologie aplatirait le temps et les époques.
Par exemple, c’est impossible de se tromper entre un film produit en 1960 et 1980, mais c’est très possible de ne pas voir la différence entre un film fait en 2003 et en 2023, surtout s’il ne contient pas de référents temporels. Fisher donne l’image du temps comme une route. En 1994, lorsqu’un événement était passé, il était simplement passé. Au XXIe siècle, on peut le retrouver, le scruter, l’analyser sous toutes ses coutures. Le revivre, quoi.
Il y a un peu de ça dans ce qui se passe avec ces nouvelles générations nées dans un monde hyperconnecté. Ce n’est pas de leur faute, mais de la nôtre pour avoir justement connecté le monde. Mais le dévouement à déconstruire nos jugements et à vivre plus libre sont loin d’être une mauvaise chose. Pour toutes les inquiétudes que nous donne la technologie, il est rafraîchissant de voir la nouvelle génération s’en servir mieux que nous.
Grâce à eux, mon père peut se faire repousser la moustache.