J’entre comme un coup de vent dans la cuisine avec une coupure qui pisse le sang. « Shit, les gars, avez-vous des diachylons? ». La brigade entière s’immobilise en plein jus et me regarde comme si je venais d’une autre planète. Voyez-vous, j’ai grandi dans une maison où le mot plaster était aussi prohibé qu’une toast ou des bottes de rubber. « On dit “de caoutchouc” Jean et allez, finis ta rôtie. »
Je ne vous cacherai pas que je me suis senti interpellé par la vidéo du faucon sketch, la dernière tentative gouvernementale de sensibilisation sur le déclin du français au Québec. Même si je viens d’une éducation « diachylon et rôtie », j’utilise fréquemment à l’oral le vocabulaire sick du narrateur. Désolé maman.
Publiée par le ministère de la Langue française, il s’agit selon moi d’une excellente campagne, car chaque écoute réussit à me gêner grâce à un habile jeu d’écho avec le néo-joual. Et ce, même si j’ai longtemps été en rébellion contre cette discipline imposée de la langue immaculée.
Selon l’opposition, toutefois, la publicité serait moqueuse et accusatrice envers la jeunesse. D’autres encore y ont vu l’énième effort d’une police de la langue un brin moralisatrice venant encore « d ’en haut » : de l’État, des professeurs, des parents, des organismes de protection et autres cellules d’action parfois maladroites.
Mais s’ils avaient raison de sonner l’alarme?
Parce qu’il faut vraiment être sourd pour croire que le français de ma génération se porte bien au Québec. Que s’est-il donc passé?
J’ai pourtant grandi dans un foyer à la culture québécoise fière, souverainiste et surtout, francophile. Une maison animée d’une flamme romantique due à notre précarité historique, dans une ville industrielle où rôdent encore les vieux fantômes du cheap labor des usines de textile.
« Speak White, you fucking frogs. »
Si mes grands-parents sont issus de la pauvreté canadienne-française, nous, les enfants du millénaire, n’avons pas grandi dans la même pea soup que nos aïeux. Mes parents ont connu l’effervescence de la Révolution tranquille et les deux référendums. Pas nous. La menace colonisatrice et l’instinct de survie qui en découlaient se sont peu à peu évanouis en nostalgie.
Si la gauche émancipatrice avait jadis pour cheval de bataille le nationalisme, elle semble désormais entretenue par une frange protectionniste terrifiée de perdre ses privilèges hérités du monde d’hier. La lutte souverainiste est passée de poètes rêveurs à une droite identitaire au crâne rasé.
D’une fierté à l’embarras.
Si la droite conservatrice croit que le plus grand danger du Québec vient de l’immigration, je suis de ceux qui pensent que l’écueil réside plutôt dans le fond de notre poche.
Et ainsi pullulent des chroniqueurs dangereusement populaires mettant sans cesse de l’huile sur le feu et se proclamant protecteurs de nos valeurs, alors qu’en réalité, ils les égratignent plus qu’ils ne les rehaussent.
Un triste spectacle duquel l’intelligentsia de ma génération s’est peu à peu dissociée, avec raison. Mais tourner ainsi le dos au projet indépendantiste, c’est mettre en jachère les réflexions sur notre identité, et surtout, sur notre relation complexe avec la question linguistique.
C’est baisser la garde.
« Bro, t’es crazy! »
Si la droite conservatrice croit que le plus grand danger du Québec vient de l’immigration, je suis de ceux qui pensent que l’écueil réside plutôt dans le fond de notre poche.
Depuis sa naissance, la lingua franca du web est l’anglais. Pour le Québec, son extrême démocratisation est une bien mauvaise nouvelle, car elle représente parallèlement la hantise historique – depuis Wolfe – d’une langue prédatrice à notre vulnérabilité qui nous tiendrait en otage et devrait constamment être repoussée avant de trop teinter nos cordes vocales.
« En caoutchouc, Jean. »
Mais en 2023, l’anglais traverse plus que jamais les frontières de la province et s’invite dans l’intimité de notre consommation quotidienne. Notre époque s’est libérée des carcans de la culture locale pour voguer sur tous les continents de l’internet. Fini TQS et Véro, le monde est à notre portée. Que faire d’Hubert Aquin quand on peut binge watcher du Netflix tout en swipant des stories de #crazyworkout entre deux outfit of the day.
Si nous continuons ainsi, sans faire un examen de conscience, non « d’en haut », mais entre nous « les jeunes » , le queb’ de demain sera d’une laideur manifeste.
Même entre les murs de Radio-Canada, l’inconditionnel défenseur de la condition française doit se battre à couvrir les dernières tendances sans trop s’enfarger dans chaque nouveau buzzword de l’époque. Safe space, doomscrolling, token, cringe, catfishing, edible, ghoster, love bombing, gaslighting, turn up, dating, quiet quitting, no-show, crisse c’est wild, même le mot woke est dans la langue du mal.
Pas étonnant que la CAQ prenne les armes avec un oiseau de proie full street.
Les boomers ont défendu bec et ongles la langue de ce texte. Ils sont les canons de la loi 101 et veillent sur les champs de bataille, car nous la parlons toujours tout en ne représentant que 0,1 % de la population mondiale. Pour une culture aussi microscopique que la nôtre, sans guerre continuelle, c’est l’avilissement.
Mon père n’est pas Miron, mais il n’a jamais dit « Yo, check la styfe, G ».
Je crains donc que ma génération ne soit des parents pas aussi rapides sur la gâchette au son d’une toast ou d’un tire de char. L’importance symbolique et la discipline d’une langue minoritaire ne semblent pas avoir coulé aussi férocement dans nos veines. Le combat s’est déplacé vers des enjeux différents, calquant l’ère du temps, en oubliant parfois que notre fragile singularité passe d’abord par le passeport de notre bouche.
Si nous continuons ainsi, sans faire un examen de conscience, non « d’en haut », mais entre nous « les jeunes », le queb’ de demain sera d’une laideur manifeste, si ce n’est pas déjà le cas à écouter les bribes des balados populaires chez les plus jeunes. La qualité du français y est réellement troublante.
« Big, tu m’as dead. »
N’en parlez pas à un prof au cégep.
Mais ça, il ne faudrait surtout pas le dire, sinon t’es qu’un vieux crisse de boomer, ou plus plutôt un cheugy, un millennial wack aux yeux des Z.
L’ambition devra venir de nous, le futur du pays, car si on ne protège pas notre dialecte contre les multiples plis linguistiques issus des réseaux sociaux, elle deviendra encore plus bâtarde, sans réelles racines avec le passé, disloquée et même inélégante, disons-le sans détour.
il est de notre responsabilité de faire en sorte que la langue d’ici ne se distille pas davantage dans un créole franglais noyé par la nouveauté.
Je vous entends hurler qu’une langue doit être évolutive, vivante, qu’elle se tisse au fil des influences et doit s’ouvrir au monde. Je l’entends et je suis même contre une langue statique, figée dans l’Académie et les vieux livres, mais quand je lis la prose de Laferrière, force est d’admettre qu’elle est mieux écrite que celle d’Enima.
« Quelle malhonnêteté! Deux poids, deux mesures. » Mais que consomme-t-on le plus, en ce moment?
« Eille le vieux, la protection du patrimoine n’est pas la mission de la jeunesse. » Certes, celle-ci est plus encline à s’affranchir des codes d’antan et à définir les siens. Mais si ce n’est pas sa responsabilité de se joindre à la sauvegarde du français au Québec, alors à qui revient-elle?
À ceux qui sont à la retraite? Lol.
Il faut réaliser que le témoin est maintenant entre nos mains et qu’il est de notre responsabilité de faire en sorte que la langue d’ici ne se distille pas davantage dans un créole franglais noyé par la nouveauté. Ne serait-ce pas dommage de saboter tout ce travail par un laisser-aller collectif?
Faut-il encore qu’il y ait volonté.
Je me rappelle d’un passage dans un essai que j’ai perdu depuis longtemps. L’auteur écrivait qu’à la fin d’une conférence, on lui a demandé ce qu’était la culture selon lui. Il avait répondu en racontant l’histoire d’un Québécois habitant Tokyo depuis plusieurs années. L’homme travaille, mange et rêve en japonais.
Puis un jour, dans le métro, coincé dans une foule compact au milieu de laquelle il se sent chez lui, il trouve au fond de son sac à dos une vieille cassette de Paul Piché. Il la glisse dans son walkman et se met à brailler.
La culture porte le souffle d’un peuple et de ses espérances. Au Québec, elle passe intrinsèquement par la langue qui nous unit et nous désunit, de Saint-Henri à Blanc-Sablon.
Faisons en sorte que coulent encore les larmes de notre différence.