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Le fabuleux destin de Lucie Thériault, employée à l’entretien ménager
«C’est triste que ça ait pris une pandémie pour être reconnus», affirme sans fiel Lucie Thériault, soufflant un peu durant sa run quotidienne de nettoyage au Collège Reine-Marie à Montréal.
La bientôt sexagénaire prend place derrière une table de la cafétéria déserte, puisque les 1400 élèves de cette école secondaire sont actuellement en classe. Son chariot contenant tout son matériel d’entretien est garé derrière.
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À l’emploi de l’entreprise de nettoyage For-Net depuis vingt-six ans, elle a vu sa vie professionnelle basculer en mars 2020. En poste de soir depuis ses débuts, la Montréalaise travaillait dans des tours à bureaux, des usines ou autres bâtiments commerciaux, puis elle s’est retrouvée pour la première fois de jour, dans une école pour participer à l’effort de guerre contre le virus venu bousculer nos vies.
Une marque de confiance de la compagnie envers Lucie, qui n’a pas la réputation de tourner les coins ronds. Mais ce nouveau mandat suscitait d’emblée quelques angoisses. «Au début, j’avais peur. Je suis bronchite asthmatique, grand-maman sept fois et proche-aidante de deux de mes sœurs, dont une souffre d’une déficience intellectuelle», énumère Lucie, à qui nous avons voulu rendre hommage en marge de la Journée internationale des préposés à l’entretien, qui aura lieu le 15 juin prochain.
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«C’est épuisant de travailler avec le masque et la peur, mais j’ai jamais entendu autant de mercis en 26 ans, de la part des profs et des élèves»
Un rare coup de chapeau pour ces travailleurs de l’ombre, qui ont fait plus que leur part pour lutter contre la COVID-19. «Il n’y a pas de remerciement dans ce métier. Le soir, on travaille seul.e.s et on n’a pas de feedback. Mais si on n’entend rien, on se dit que c’est parce qu’on fait bien notre travail», croit Lucie, qui trouve injuste de se faire parfois reprocher d’avoir oublié une poubelle alors que les tapes dans le dos n’arrivent jamais.
Mais qu’importe.
Lucie ne m’a pas donné rendez-vous sur son lieu de travail pour se plaindre. Au contraire, elle adore sa job — sa passion — et goûte enfin à la reconnaissance. «C’est épuisant de travailler avec le masque et la peur, mais j’ai jamais entendu autant de mercis en 26 ans, de la part des profs et des élèves», s’enorgueillit la menue blonde, qui avoue être brûlée à la fin de ses quarts. «Je dors six heures par jour depuis toujours et c’est suffisant, mais là j’avais du mal à me lever au début», confesse-t-elle.
«Les profs me disaient de relaxer, mais je voulais tellement que l’école soit sécuritaire!»
Pour se préparer à ses nouvelles tâches, Lucie a dû suivre une formation et de nouveaux protocoles. Pour comprendre son état d’esprit à ce moment, il faut se transporter au début de la crise, lorsque les cas grimpaient en flèches et que le virus — encore relativement peu connu — suscitait la peur. «Je disais aux gens de s’éloigner, de respecter ma bulle. On disait alors que [la COVID] restait 24h sur une surface, alors je courais comme une poule pas de tête. Les profs me disaient de relaxer, mais je voulais tellement que l’école soit sécuritaire!», lance Lucie en riant, qui désinfectait compulsivement boutons de portes, rampes d’escalier, interrupteurs et tables des cafétérias sur les quatre étages de l’école, au point de faire passer M. Net pour un malpropre.
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Après avoir failli mourir d’une crise d’asthme à deux reprises dans le passé, Lucie Thériault aurait certainement pu passer son tour. Rester chez elle pour profiter de la PCU en attendant la fin de la crise. Surtout que les ménages dans les tours à bureaux ont cessé avec l’arrivée du télétravail et que tous les préposé.e.s à l’entretien se sont retrouvé.e.s de jour.
Seul hic (et non le moindre): Lucie n’est pas du genre à rester à la maison pour se tourner les pouces. «Je ne voulais juste pas, je suis trop hyperactive. Je voulais aussi montrer l’exemple», confie la préposée à l’entretien très investie, qui préside notamment son syndicat et plusieurs comités.
Entre les murs du collège Reine-Marie, Lucie savoure ce contact unique avec les jeunes. Lorsqu’on lui demande de décrire cette expérience, un seul mot lui vient spontanément en tête: wow! «Les élèves sont super brillants, ils suivent même des cours de RCR. L’école est consciencieuse, à l’écoute de ses jeunes», louange la préposée, pendant qu’une poignée d’ados répète un numéro sur une petite scène un peu plus loin derrière nous.
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«Quand je me couche le soir, je suis satisfaite et fière de moi-même.»
Lucie reprend l’ouvrage, frotte ses tables sans se laisser distraire par la prestation étudiante. Après les tables, elle s’attaque aux portes, aux vitres. Elle frotte et frotte avec vigueur. «Je ne pensais pas aimer ça à ce point. Quand je me couche le soir, je suis satisfaite et fière de moi-même. J’ai passé à travers une autre journée. J’aime ma job, c’est encore plus facile», confie-t-elle.
Lorsque quelques cas de COVID ont frappé l’école, son premier réflexe a été de… se sentir coupable. «Je me disais: oh mon Dieu! Est-ce ma faute?!», raconte celle qui a ensuite compris que ni elle ni personne n’avait le contrôle sur le virus.
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Mais on ne lui reprochera pas de lui avoir fait la vie dure. Parlez-en à sa famille, dont ses deux enfants et sept petits-enfants. «Ils ne sont plus capables de m’endurer. Je suis la police du masque fois mille et je me dis parfois de me calmer, qu’ils doivent vivre un peu», rigole Lucie, qui habite le même immeuble que sa fille (également préposée à l’entretien) et deux de ses petits-enfants. «Je ne regrette pas d’être aussi intense. Je leur dit: je sais que Mamie est fatigante, mais c’est pour toi que je fais ça », résume-t-elle, un large sourire estampé au visage derrière son masque.
La retraite? Pas pour moi, répond Lucie du tac au tac. Et ce, même si la charge de travail a augmenté depuis 26 ans, qu’’il y a actuellement une pénurie d’employé.e.s, que la pression est forte et que le salaire est loin d’être faramineux.
Lucie est une perle, de l’or en barre pour un employeur, déterminée chaque jour à remettre vingt fois son ouvrage sur le métier.
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En fait, elle n’a qu’un seul souhait à formuler, revenir ici en septembre. «S’ils ont besoin de moi, je lève les deux mains!», tranche-t-elle avec aplomb.
Le message est lancé.
On lui doit au moins ça.