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Le double standard des cigognes et des choux

Par
Sarah Labarre
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Huiles, tampons, poudres, potions, incantations et, depuis la formidable ère du féminisme, les stérilets, les diaphragmes et la contraception hormonale… À une exception près, le condom (je reviendrai à ce sujet passionnant dans un prochain billet), la contraception a toujours été assumée entièrement par les femmes, et ce depuis que l’être humain accomplit cette merveilleuse fonction naturelle. Aussi bien dire depuis toujours. Depuis quand, exactement?

Des théories de la reproduction et des singes volage

Entre le singe et l’homme à l’iPod, une certaine compréhension des choses du sexe a dû être nécessaire afin de faire le lien entre coït, procréation et régulation des naissances. Ce n’est certainement pas arrivé en criant (chaud) lapin. Depuis les abeilles et les fleurs, jusqu’aux cigognes et aux choux, en passant par les légendes d’esprit dominant et dominée (la précision du féminin s’impose), le processus a été long jusqu’à ce que l’on sache que de l’homme provient le spermatozoïde, de la femme l’ovule, et qu’ensemble ils procréent.

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Il est tout à fait plausible de supposer que l’homo sapiens, au paléolithique, même après plus de 100 000 ans d’existence, ait pu être tout à fait inconscient de son apport à la biologie, et ce jusqu’à ce que la période du néolithique s’amorce. Même jusqu’au 20e siècle, d’ailleurs, il a existé des tribus où l’ignorance demeurait profonde. « Sur l’île de Bellona, dans les îles Salomon, les natifs croyaient jusqu’aux années ’30 que les enfants étaient envoyés aux mères par les déités ancestrales de leur père social et que la seule fonction de l’acte sexuel était de transmettre du plaisir. Jusqu’aux années ’60, une tribu du Queensland du nord croyait qu’une femme tombait enceinte après s’être assise au-dessus d’un feu sur lequel elle avait cuit un poisson offert par le père prospectif. Une autre tribu australienne croyait que les femmes tombaient enceintes en mangeant de la chair humaine. […] » (*1) Les théories sont nombreuses et toutes plus farfelues les unes que les autres.

« Certaines questions très émotives d’aujourd’hui, d’un point de vue féministe – si, par exemple, les premières sociétés traçaient les liens ancestraux depuis la lignée des pères ou des mères, ou encore lesquels des déesses de fertilités ou des dieux mâles chauvinistes – pourraient être considérées plus facilement si l’on savait précisément à quel singe les premiers hominidés ressemblaient; au gibbon monogame, par exemple, auquel cas les bases du patriarcat auraient été jetées dès le départ; ou encore au chimpanzé volage, où dans ce cas seul le matriarcat aurait été possible. […] Chez le gibbon, par exemple, qui possède un langage très vocal où chaque son revêt une signification particulière, l’un de ces cris signifierait spécifiquement, en langage des humains : reste loin de ma femme! » (*2)

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De l’ignorance, de l’infanticide et des premières méthodes de contraception

Rien ne nous permet de supposer que l’homme du paléolithique ait eu même le moindre doute à propos de son rôle physique dans la procréation. C’était naturel pour la femme, tout comme pour la femelle des animaux sauvages, d’être enceinte ou allaitante pour une majorité de sa vie d’adulte, tout comme c’était naturel pour l’homme et la femme, tout comme pour les animaux, de s’engager dans l’acte sexuel sans qu’il n’y soit vu autre chose que le plaisir physique. « Il est même probable que la femme ait joui d’un statut plus ou moins égal à celui de l’homme; en principe, par exemple, une femme jeune et en santé, même enceinte, aurait tout à fait pu chasser et vaquer aux activités genrées masculines. […] Aujourd’hui encore, au Japon, par exemple, les femmes s’exercent sans relâche pendant leur grossesse, car elles croient que cela encourage l’enfantement rapide; celles des pygmées Mbuti sont si peu concernées par l’accouchement qu’il n’est pas rare de les retrouver en excursion deux ou trois heures après la délivrance. » (*3)

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Les choses de la contraception et (du contrôle) des naissances restaient donc encore exclusivement une affaire de femmes, et si celles-ci demeuraient jusque-là à peu près égales aux hommes, cette situation allait bientôt changer au sein des tribus. Le temps se faisait de plus en plus froid et une certaine explosion de la population menaça l’espace dans les cavernes et l’apport en nourriture des tribus ; c’était précisément dans ce contexte qu’une femme enceinte risquait au mieux de n’être que peu utile au groupe, au pire d’être un poids pour celui-ci. Elle risquait aussi d’être plus vulnérable au froid et à la malnutrition, et la tribu risquait de manquer de nourriture pour elle et l’enfant à venir, qui ne représentait alors qu’une bouche de plus à nourrir. Il devint alors nécessaire d’effectuer un contrôle des naissances. Puisque le rôle de l’homme dans la procréation demeurait inconnu, il est logique que l’on ait cherché uniquement des méthodes s’appliquant à la femme. On découvrit des plantes contraceptives ou abortives, que l’on pouvait mâcher, prendre en infusion ou placer dans le vagin, mélangées à un bouchon d’argile; mais avant que ces méthodes soient mises au point (et même après, en cas d’échec), les tribus commencèrent à pratiquer l’infanticide, et ce, jusqu’au 19e siècle et même encore aujourd’hui dans certaines communautés.

On laissait le nouveau-né seul, exposé aux éléments, puis on l’oubliait rapidement. « Dans la plupart des cas d’infanticide, il est probable que ce soient les filles qui en soient le plus souvent les victimes; pas pour des raisons de mâles chauvinistes, mais parce qu’elle-même était une potentielle mère en devenir, ce qui était non seulement une menace pour elle-même mais aussi pour toute la tribu et ses ressources en nourriture. » (*4) Ceci aidant, ainsi que le mauvais pli de l’être humain à préférer ses habitudes au progrès (ah, le chauvinisme!), nous pouvons jeter les bases (seulement les bases) de quelques théories sur cette question cruciale : pourquoi, au juste, certaines communautés pratiquent-elles encore l’avortement sélectif et même l’infanticide sur les bébés filles? (*5). L’infanticide a peu à peu été remplacé par l’avortement ; « cette évolution est corrélée aux progrès des techniques qui permettent de déterminer le sexe du fœtus, par échographie. Le recours à l’avortement sélectif apparaît dès lors comme la cause la plus probable de cette masculinisation des naissances. » (*6)

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Du moment de vérité : félicitations, papa, et oui, chef!

L’homme finit enfin par faire le lien entre acte sexuel et reproduction. « Trois facteurs importants suggèrent que ce moment de vérité eut lieu durant le néolithique. En premier lieu, jusqu’à cette époque, aucun des deux sexes ne semble avoir été dominant. En second lieu, si cette découverte a été provoquée par un stimulus extérieur, l’élevage d’animaux serait le plus évident et le plus plausible. […] Les premiers fermiers apprirent vite que les femelles des moutons, par exemple, ne produisaient pas de petits ou de lait. Le fait d’ajouter un ou deux mâles dans le troupeau, par contre, amenait des résultats spectaculaires. Pour la première fois, l’homme regardait les mêmes animaux chaque jour, à longueur d’année, et il remarquait immanquablement le délai relativement constant entre l’accouplement d’un mâle avec une femelle et la naissance de l’agneau. […] Enfin, le dernier facteur est peut-être le plus crucial ; après avoir appris à maîtriser les animaux et à cultiver son grain, l’homme disposait de quelque chose qu’il n’avait pas lorsqu’il devait parcourir les plaines à la recherche de proies : du temps libre. » (*7)

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En effet, il disposait maintenant de temps pour réfléchir, penser, se questionner. Alors que la femme, elle, occupait tout son temps à des tâches de plus en plus genrées (s’occuper du grain, de la nourriture, des enfants), l’homme, lui, a eu tout son temps pour réfléchir à son statut de protecteur, de chef, de guerrier. Cette révélation – inébranlable, inattaquable – émergerait plus tard chez les prophètes de l’Ancien Testament et chez les saints du Nouveau, par exemple. « À un niveau très spécifique, il était désormais possible pour un homme de regarder un enfant et l’appeler « mon fils » ; pour cela, il fallait appeler une femme « ma femme ». Peu importe la structure maritale qui gérait les sociétés à cette époque – monogamie, polygamie, polyandrie – la liberté sexuelle de la femme commençait résolument à se limiter. Si un homme pouvait avoir un harem, le concept de paternité exigeait de la femme qu’elle restât fidèle à son mari. » (*8)

Plus ça change, plus c’est pareil

Si, à une certaine époque, les rapports entre les sexes étaient plus ou moins égaux, la contraception devint vite un sujet de préoccupation lorsque les temps se firent plus difficiles et cela aura longtemps été un problème exclusivement « de femmes ». On pourrait s’impatienter, lorsque l’on voit toutes les difficultés que peuvent rencontrer les femmes d’aujourd’hui pour avoir le libre contrôle de leur corps et de leur santé sexuelle, et arguer que le progrès tarde souvent, et qu’aujourd’hui encore, le fardeau de la protection repose presque uniquement sur leurs épaules (je parlerai du condom dans un autre billet). On n’aurait pas tort, et on n’aurait pas raison. Notre ère moderne n’est qu’un battement de cils dans la longue épopée humaine, et des habitudes vieilles de plusieurs milliers d’années sont certes bien difficiles à secouer. Il en est de même pour un patriarcat dont on peine encore à se débarrasser.

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Il ne faut pas se décourager, par contre : vous, hommes modernes, êtes indéniablement plus soucieux des besoins de votre partenaire que vos ancêtres, et, pour cela, il a fallu des changements sociaux dramatiquement rapides. Et pour cela, hommes, je vous aime.

—-

(*1), (*3), (*4), (*7), (*8) ,TANNAHILL, Reay. Sex in history. New York : Scarborough House Publishers, 1992, p. 41-42, p. 25, p. 31-32, 46, 47

(*2) Selon les théories de l’anthropologue Carleton S. Coon

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