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J’ai 10 ans, mon oncle me tend fièrement une VHS de karaoké trouvée dans une caisse de Molson Dry. Le plus beau des cadeaux, car coincé entre Mambo No. 5 et Girls Just Want to Have Fun se cache I Lost My Baby. Mon premier souvenir de Jean Leloup.
Dix-sept ans plus tard, je chantais cette ballade sur un stage malfamé pour une flamme torontoise qui rentrait au bercail. Elle n’a compris que le refrain.
Mon rapport avec Le Dôme a certes évolué au cours des années, mais l’album demeure l’un de mes favoris. Au diable les avis snobinards, je fais partie de cette génération imprécise qui a rencontré le CD comme un phare dans le brouillard de l’adolescence. À une période où tout est incertain, j’ai développé une relation intime avec son univers poétique. Nous étions beaucoup à nous retrouver moins seul.e.s dans l’étreinte de son écoute.
Mais maintenant nos cœurs battent à deux
Je te comprends beaucoup plus que tu crois
Daniel Bélanger s’est récemment fait couvrir d’éloges pour les 20 ans de Rêver Mieux, un morceau imposant dans notre discographie nationale. Mais dans l’imaginaire collectif, Le Dôme est le cousin aux cheveux bleus qui te montre comment rouler un joint. On l’aime différemment.
L’album aborde entre autres l’abandon, la fuite, le suicide, la dépendance, l’amour. Il traduit une réalité romanesque insaisissable et pourrie, peuplée d’histoires et de personnages inquiétants. Sans oublier une narration embrumée magnifiquement bien ficelée. Très peu de chansonniers aussi alternatifs et sombres peuvent se vanter d’avoir été autant fredonnés.
J’faisais du pouce depuis une heure dans un trou perdu le malheur
Récité avec nonchalance, ce premier vers donne le ton sur un album décortiqué cent fois par la presse musicale. L’ampleur de l’enregistrement, les centaines de milliers de copies vendues, l’excentricité du chanteur. Tant d’encre a coulé sur le personnage, mais si peu sur sa voix, mésestimée et reconnaissable au premier instant. Rauque, quoique flûtée, elle n’a rien d’extraordinaire et c’est là où toute sa magie se déploie. Elle existe près de toi.
Et les murs sont vides de ta douleur, de tes couleurs et de ta parano
Tu me manqueras, mais moi, je repars survivre ailleurs
Saltimbanque de la marge, Leloup semble depuis toujours trop dissolu pour la frilosité du vedettariat québécois. Nous aimons nous reconnaître à travers des célébrités éloquentes, dociles et pleines d’esprit. Mais John The Wolf, éternelle figure de l’artiste inconfortable devant une caméra, s’est plutôt confié à nous par sa prose. Ses paroles ont résonné dans l’intimité de toute une nation confuse au lendemain d’un référendum synonyme de défaite.
Et cette pochette, devenue trop familière au décor pour réaliser l’ampleur de sa beauté. Devant un tournesol éclatant, le musicien noir et blanc, les cheveux en bataille, les yeux clos, le nez croche, les lèvres accueillantes au désir. L’éphèbe souriant de L’Amour Est Sans Pitié apparaît alors assombri et sous effet. Tout un esprit franco, jeune et fucké trouvait son icône.
Surgissent deux chasseurs qui se font illico dévorer
Sautillent les lapins de joie et leur fourrure ensanglantée
Peu connue en dehors de nos frontières, la curiosité baptisée Leloup n’a jamais semblé réellement attirer le Canada anglais et le Vieux Continent. Je me rappelle même d’une réaction plutôt tiède de mélomanes au dix-neuvième étage d’un immeuble de São Paulo.
Soit.
Le 31 octobre 1996 débarquait dans nos vies un album crépusculaire en quête d’évasion et d’excès. Depuis, il est devenu, à sa façon, une petite partie de nous.