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Le dindon de la force

Sans souper de l'Action de grâce, les éleveurs tentent de ne pas perdre trop de plumes.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Moi je ne suis pas là pour faire pitié, parce que je ne fais pas pitié! », lance avec aplomb Véronique Racine, propriétaire avec son conjoint Pascal Brosseau de la ferme Avibross, qui produit, vend et distribue des produits de dinde.

La productrice de 38 ans tenait à faire cette mise au point dès mon arrivée sur sa ferme située à Sainte-Élizabeth-de-Warwick, dans la région agricole des Bois-Francs. Un coin de pays magnifique, malgré de longs virages en lacets et détours dans des rangs pour déboucher enfin devant les poulaillers (ou dindonniers?) de la route Beaudoin.

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Ma mission: voir si l’interdiction des rassemblements familiaux décrétée par Québec dans plusieurs régions portera un coup dur pour la business du couple, sachant que la dinde est LE repas vedette de l’Action de grâce.

Véronique, une femme énergique à l’oeil pétillant, m’accueille dans son bureau jouxtant la boutique où elle écoule des produits à quiconque s’aventure jusqu’ici, au milieu de nulle part.

Masque sur le visage, Purell à l’entrée, toutes les mesures sanitaires sont en vigueur même si la COVID n’a assurément jamais entendu parler de Sainte-Élizabeth-de-Warwick.

«Je vais peut-être rester prise avec mes dindes de 20-25 livres, mais je risque de vendre pas mal de formats 10-12 livres pour les petites familles.»

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Véronique n’est donc pas là pour faire pitié, mais la pandémie entraine toutefois de profonds chambardements dans l’industrie de la dinde, à l’instar de n’importe quel autre domaine. « Je vais peut-être rester prise avec mes dindes de 20-25 livres, mais je risque de vendre pas mal de formats 10-12 livres pour les petites familles », croit la productrice, dont la ferme élève environ 40-45 000 têtes par année.

Ça sonne gros de même, mais la ferme Avibross est un petit joueur de l’industrie (qui compterait environ 200 éleveurs au Québec), comparé aux géants comme Olymel. Leurs produits s’écoulent d’ailleurs surtout dans des boucheries indépendantes, petits supermarchés, quelques restaurants et de rares grandes surfaces.

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Contrairement à l’élevage dit « conventionnel » – où les étapes de la production sont souvent sous-traitées – la dizaine d’employés de la ferme Avibross gère 100% de la chaîne, sauf l’abattage. « On reçoit les poussins au premier jour et on les élève, charge et transporte à l’abattoir, avant de les ramener, les désosser, les emballer et les livrer. On est très peu d’industries à faire ça », raconte Véronique, d’avis que cette façon de travailler humanise un peu le visage de l’élevage. « Quand mon livreur tombe en vacances, c’est mon chum qui livre. Nos clients s’exclament alors: Oh mon dieu, c’est le boss à matin! », raconte-t-elle.

Autre distinction avec la production conventionnelle : le nombre de jours d’élevage. « Il faut un minimum de 62 jours pour mettre une dinde à terme, nous on a choisi d’étirer ça jusqu’à parfois 100-120 jours, pour avoir différentes grosseurs et aussi profiter des oeufs », explique Véronique.

Malgré des temps difficiles, Véronique et Pascal se retroussent les manches. Ils en ont vu d’autres de toute façon, eux qui ont racheté la ferme et leur quota de production aux parents de Pascal en 2008. « On est partis de pas grand-chose, au bas de l’échelle. Mon chum allait livrer les dindes dans des glacières à bord de sa Pontiac Montana », se remémore-t-elle en riant.

«L’annonce des zones rouges est arrivée trop tard pour se revirer de bord. Les abattages étaient “callés”, les commandes passées. Bref, les dépenses sont engendrées, mais les revenus sont encore loin d’être assurés.»

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Aujourd’hui, la ferme se félicite d’avoir réussi à fournir une production à l’année, ce qui atténue un peu les pertes prévues à l’Action de grâce et à Noël, deux moments forts où la dinde est à l’honneur. « L’annonce des zones rouges est arrivée trop tard pour se revirer de bord. Les abattages étaient “callés”, les commandes passées. Bref, les dépenses sont engendrées, mais les revenus sont encore loin d’être assurés », souligne Véronique, qui a dû appeler tous ses clients pour s’assurer qu’ils maintiennent leurs commandes. « Les boucheries en ont tellement arraché cette année qu’ils vont y aller all in. Par contre, je m’attends à ramener mes grosses dindes de 40-45 livres pour les désosser. Avoir su, j’aurais peut-être fait 1000 petites dindes de plus », explique-t-elle.

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La boucherie Prince Noir située dans le marché Jean-Talon est un des clients de la ferme Avibross. Au bout du fil, le boucher Cédric explique avoir pris un risque pour l’Action de grâce. « On a un peu joué à la roulette russe en commandant exactement comme l’an passé. Au pire, on va désosser, congeler et écouler tout au long de l’année », souligne Cédric, incapable de prévoir comme tout le monde comment le consommateur va réagir.

«Pâques 2020 pourrait donner une idée de ce à quoi l’on peut s’attendre cet automne. À l’échelle canadienne, 6 millions de kilos de dindons entiers ont été vendus en mars et avril, une quantité semblable aux années précédentes malgré l’interdiction de grands rassemblements.»

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Du côté des Éleveurs de volailles du Québec, l’impact de l’annulation des soupers de l’Action de grâce est aussi difficile à anticiper, même s’ils prévoient des célébrations « chamboulées». « Pour le moment, nous ne pouvons pas savoir quelles seront les mesures de santé publique en décembre, mais nous restons positifs », explique un porte-parole de l’organisation, soulignant que la catastrophe a été évitée à Pâques dernier, un autre temps fort de l’année pour l’industrie. « Pâques 2020 pourrait donner une idée de ce à quoi l’on peut s’attendre cet automne. À l’échelle canadienne, 6 millions de kilos de dindons entiers ont été vendus en mars et avril, une quantité semblable aux années précédentes malgré l’interdiction de grands rassemblements », constate les Éleveurs de volailles du Québec, qui invite le consommateur à se tourner vers d’autres déclinaisons de la dinde plus « gens d’une même adresse proof », notamment des coupes de style poitrine ou rôti.

Plus que l’Action de grâce, c’est Noël qui inquiète Véronique présentement. « L’élevage est déjà en cours et il commence à être minuit moins une pour nous organiser. Comme on ne gave pas nos dindes, leur grosseur dépend du temps d’élevage », s’inquiète Véronique, qui n’a pas beaucoup de marge de manoeuvre pour s’ajuster.

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Déjà que l’industrie entière traverse une période houleuse depuis quelques années, menant à la diffusion de campagnes publicitaires visant à encourager les consommateurs à cuisiner le dindon sous toutes ses formes, au-delà de l’estifi de grosse dinde à Noël.

Avec la COVID, les cheptels de dindes ont aussi été réduits ( de 8% selon des chiffres fournis par les Éleveurs de volailles du Québec) pour arriver à se conformer aux règles sanitaires. L’accès aux oiseaux dans les couvoirs serait également plus restreint, sans compter l’augmentation du prix des poussins créé par l’effet de rareté, note Véronique. « On a dû jouer du coude pour ramasser ce qu’on peut pour notre production d’Action de grâce et de Noël », admet l’éleveuse.

Pour la ferme Avibross, c’est surtout l’annulation de l’édition annuelle de « La balade gourmande » qui fait mal. Au « coeur et pas juste au portefeuille », confie Véronique.

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L’événement consiste en six circuits à travers la région pour permettre des rencontres avec les producteurs de toutes sortes. « On accueille chaque année environ 4000 personnes. On a une fermette, de la musique, des chapiteaux, des dégustations. C’est mon bébé à moi et ça fait mal, parce que je travaillais là-dessus depuis le 3 août », déplore Véronique, qui devra trouver une manière d’écouler les stocks prévus pour ces festivités.

«On accueille chaque année environ 4000 personnes. On a une fermette, de la musique, des chapiteaux, des dégustations. C’est mon bébé à moi et ça fait mal, parce que je travaillais là-dessus depuis le 3 août.»

Elle se console avec le vent de solidarité qui souffle en faveur de la consommation locale. Elle le constate sur la page Facebook de la ferme, mais aussi par l’engouement envers les paniers Lufa, où certains de ses produits sont écoulés. Véronique s’inquiète toutefois du pas en arrière dans le virage vert amorcé par les éleveurs. « On recommence à suremballer pour des raisons sanitaires. Il était question d’abolir le plastique jetable pour 2021, mais depuis la COVID, on en entend plus parler », constate-t-elle.

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Avant de reprendre la route, Véronique me fait faire une tournée des bâtiments. À l’ombre d’un des poulaillers, son chum Pascal et deux employés d’origine guatémaltèque chargent des dindes dans des sortes de cages en plastique sur une remorque, juste avant leur départ à l’abattoir. « C’est sûr qu’on va se faire virer de bord à certains endroits lors des livraisons, on le saura à la dernière minute. », lance calmement Pascal. Véronique m’entraine un peu plus loin dans un bâtiment où poussent justement les dindons de Noël. « Oh allo mes belles! », s’exclame-t-elle en poussant la porte d’une grande pièce dans laquelle de mignons dindons couverts de duvets se promènent dans l’immense bâtiment chauffé recouvert de paillis. « Ils ont 2-3 semaines et sont encore très sensibles à la lumière », explique Véronique, attachée à ses petits pensionnaires à plumes même s’ils prendront la route de l’abattoir dans quelques mois.

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J’achète une dinde et une tourtière avant de partir avec le sentiment de faire ma part. « Mets-la à 275 degrés durant une heure par kilo », me conseille Véronique, qui ajoute du bacon en extra à ma commande.

Sur le chemin du retour, dans un décor champêtre à couper le souffle, je croise un intense monument consacré à Jésus crucifié sur une propriété privée pas loin de Saint-Lucien et Sainte-Séraphine.

J’ai beau être très athée, j’en profite pour laisser une prière en pensant à Véronique, Pascal et aux autres éleveurs de dindes, en implorant Dieu le père de sauver les prochains rassemblements familiaux.

Amen.

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