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Le dernier Noël d’Ismaël
« Veux-tu un scotch? », me propose Ismaël.
Je l’aide à déboucher la bouteille. Quelques glaçons cliquettent lorsque nos verres s’entrechoquent. « Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas trinqué, mon ami », lance-t-il.
Retour dix ans en arrière.
Une rangée de shooters de Jameson s’alignent devant nous, gracieusement offerts par le personnel. À peine âgé de 22 ans, liteau sur l’épaule, Ismaël rayonne d’une beauté sans effort derrière le bar du Furco, un établissement du centre-ville fréquenté par une clientèle élégante. Nous, les jeunes employés pauvres de la restauration, savourions les petites faveurs en échange de services mutuels, toujours en marge de l’atmosphère branchée de nos lieux de travail.
Ismaël, un sourire trop bienveillant pour ne pas être teinté d’une pointe de moquerie. Tout le monde l’appréciait. J’ai été conquis dès le départ.
Il est vite devenu un habitué du petit bar du Plateau où je travaillais en plus de rejoindre les rangs de la mythique ligue Punk Rock Hockey pour quelques étés. Bien qu’un peu moins expérimenté que ses coéquipiers, il compensait par une énergie débordante, affrontant chaque shift avec le couteau entre les dents.
Nos chemins, jadis entrelacés dans la nuit, se sont éloignés au fil des années adultes. Le retrouver revient à conjuguer notre passé au présent, et bien que l’idée me réjouisse, une part de moi est terrifiée alors que je suis coincé dans le trafic de la 30 Ouest.
Je m’arrête devant l’adresse qu’il m’a transmise, un bungalow près du Vieux-Chambly. Une voiture dans l’allée, encore ensevelie sous la neige, constitue le seul indice du drame que dissimule la coquette demeure.
Je cogne, patientant quelques instants avant qu’une ombre ne m’invite à entrer. Je salue mon hôte tout en cherchant celui que j’ai autrefois connu. Ses traits anguleux se sont arrondis, une orthèse enserre sa jambe gauche et ses cheveux sont en bataille.
Chaque année, l’annonce impitoyable d’un cancer s’effondre sur de nombreux individus comme une vaste marée de chagrin anonyme. Mais cette fois-ci, c’est mon vieil ami. Il a 32 ans.
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– Il te reste combien de temps?
– Moins d’un an. Le pronostic c’est ça. Mon état peut rester stable, comme il peut glisser rapidement. On le sait pas.
La mort s’immisce trop souvent à une altitude qui nous échappe.
« Mon objectif est de passer le temps des Fêtes à la maison et d’avoir un beau réveillon. J’capote sur Noël. T’as un grand fan de tourtière devant toi. J’veux en profiter le plus possible », dit-il en souriant.
Soudain, je revois le visage doux que j’ai connu.
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En septembre 2020, à la suite d’une crise d’épilepsie, Ismaël découvre qu’il est atteint d’un glioblastome multiforme. Un cancer au cerveau incurable. Un coup de tonnerre dans un ciel bleu.
« J’ai jamais pleuré comme ça. Mais j’ai décidé de demeurer discret sur mon diagnostic, j’avais pas envie que ça me définisse. Je ne voulais pas que le cancer prenne le dessus sur qui je suis », confie-t-il en caressant Louki, son chien qui laisse des nuages de poils blancs comme signe d’affection.
Depuis, Ismaël a subi deux interventions chirurgicales, parvenant à extraire pratiquement toute la tumeur, mais entraînant une hémiparésie du côté gauche. Il a également suivi des traitements de chimiothérapie, en plus des sessions de radiothérapie qui lui ont fait perdre ses cheveux. Sans oublier les sept longs mois d’efforts à l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay-de-Montréal.
« L’été dernier, j’avais vraiment pris du galon. Je tripais réno. J’ai construit une bibliothèque, repeint les murs, installé plein d’affaires, des gouttières aux luminaires. Puis, en fixant des fils, j’ai réalisé que je ne les sentais plus dans ma main gauche. C’était en juillet. À partir de là, mon état n’a cessé de se détériorer. »
Quand les traitements échouent à déjouer les pièges du destin.
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Je lui confie le moment où j’ai appris la nouvelle. Un vent froid qui chavire l’âme, laissant dans son sillage une tempête silencieuse.
Un grand sapin en plastique illumine notre échange de lueurs multicolores. Celui-ci est ponctué de silences chargés de gravité, des silences qui servent de refuge. Il y a de ces conversations qui ne doivent pas aller trop vite.
« T’as sûrement remarqué ma face gonflée? »
Lui qui faisait osciller la balance à 140 livres, fier comme un paon sans t-shirt.
Dexaméthasone est le nom de l’anti-inflammatoire qui provoque cet effet. « C’est pire que la chimio. C’est difficile d’avoir l’impression de ne plus être la même personne devant ta blonde. Ne plus avoir les mêmes capacités sexuelles. Tu vois ta blonde qui est fucking belle et tu te regardes dans le miroir et tu te demandes si tu la mérites. »
« Ce qui aide, c’est de penser aux autres. À mes proches, et à Isabelle, plus qu’à ma propre condition », poursuit-il.
Isabelle, avec qui il partage sa vie depuis 2018, avec qui il a échangé ses vœux en juin dernier, à peine quelques semaines avant que tout ne s’écroule à nouveau. « L’amour d’Isabelle, c’est dur à décrire. Je regarde ses yeux, pis ça me fait brailler », lance-t-il en fixant le sol.
« Je sais que ce n’est pas évident de trouver les mots justes à dire à quelqu’un qui est en fin de vie. Je l’ai déjà connu. Ce que je trouve ben tough, c’est quand mes proches me regardent, pis que je vois juste de la peine dans leurs yeux parce que je m’en vais. Isabelle ne m’a jamais regardé comme si j’étais déjà mort.
Sans elle, ma motivation aurait été pas mal moins forte. »
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« À l’été 2020, on habitait dans un petit 3 et demi en plein centre-ville. On télétravaillait tous les deux sur la même table toute la journée. On ne s’est jamais autant chicané. Quand la nouvelle est tombée, ça nous a vraiment soudés. Je suis tellement chanceux de l’avoir dans ma vie. »
Le couple s’installe à Chambly, la ville d’origine d ’Isabelle, et devient propriétaire d’un petit nid douillet avec un taux variable qui n’a pas tenu très longtemps. « Mettons que la guerre en Ukraine, on l’avait pas vu venir pantoute. L’hypothèque a presque doublé et les taxes ne se gênent pas non plus. »
Ismaël raconte que les nombreuses épreuves médicales sont jalonnées de grands moments d’angoisse qui construisent une sorte d’échelle de priorités.
« Chaque IRM est stressante, chaque nouveau petit symptôme est inquiétant. C’est vraiment anxiogène, alors l’anxiété financière devient secondaire. Ça a plus vraiment d’importance, mais, dans les faits, personne ne fait de cadeaux. Encore moins aux malades. »
Si son parcours a mis en lumière la bienveillance du système de santé, vivre avec le cancer a également révélé les failles du filet de sécurité sociale au Québec. En recevant un diagnostic tout en étant bénéficiaire de la PCU sans assurance collective, les limites du système sont devenues évidentes.
L’accès à l’aide sociale est restreint, et les critères stricts de l’assurance-emploi du gouvernement fédéral rendent son obtention difficile. La rente d’invalidité de la RRQ constitue la seule assistance gouvernementale qu’il a pu obtenir, mais en raison de son jeune âge et de ses années d’emploi à temps partiel durant les études, elle ne couvre qu’environ le quart de ses dépenses mensuelles.
D’où l’idée de lancer une campagne de financement participatif. « Pour moi, il était crucial qu’après mon départ, Isa ne soit pas contrainte de vendre la maison, nos meubles. Du moins, pas immédiatement. Ça lui accorderait un coussin pour réfléchir à ce qu’elle aimerait entreprendre. »
Avec pour objectif initial de recueillir entre 10 et 15 000 $, la campagne de sociofinancement, portée par un texte émouvant, a rassemblé plus de 57 000 $ en quelques jours, bénéficiant du soutien de près de 800 contributeurs. Amis et inconnus ont été touchés par son récit.
La tendresse de sa relation fait partie de l’un des moments les plus déchirants de son mot :
« J’ai accepté que j’allais mourir dans le silence comme pas mal tout le monde, que je n’aurai pas eu le temps de faire quoi que ce soit d’extraordinaire dans ma courte vie, que je ne serai pas dans les livres d’histoire. Mais, j’ai surtout appris ce que c’est, l’amour, et ça, c’est grâce à Isabelle. Ce combat n’avait pas à être le sien, mais elle était là à chaque instant. »
Pensais-tu que ça allait prendre son envol de la sorte? « Jamais de la vie! Je suis tellement reconnaissant de tous ces dons. Le Bar Furco m’a offert 3000 dollars. Même Xavier Dolan a contribué d’un gros montant! », lance-t-il, visiblement ému et surpris par cette vague de chaleur.
En plus du succès inespéré de la campagne, il m’informe qu’il a répondu à de nombreuses questions de ceux qui ont reçu un diagnostic similaire ou qui accompagnent un proche dans cette épreuve.
« Je suis tout d’un coup devenu une personne-ressource. C’est gratifiant de pouvoir partager à mon tour, car j’ai moi-même ressenti ce besoin, au début. Lorsque j’ai reçu mon diagnostic, j’ai contacté plusieurs personnes, cherchant à travers leurs réponses des lueurs d’espoir, des bouées de sauvetage. Aujourd’hui, mes connaissances ont dépassé mes interrogations. »
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« J’ai toujours été hyper ambitieux. Je rêvais à une grande carrière, à me lancer en politique, à aider la lutte pour l’environnement, à faire l’indépendance. Pis là, plus tu vois la fin approcher, plus tu te dis que that’s it, y’aura pas de miracle.
C’est là-là.
J’ai défié les odds, mais j’aurais pris une année de plus.
L’important c’est de passer du temps avec ceux qui t’aiment pis en profiter. Manger, boire. Les petites choses deviennent belles. Là, j’suis crissement content de boire du scotch. »
Il lève son verre lentement avant de prendre une petite gorgée.
On se déplace vers son bureau où il me montre sa grande bibliothèque qu’il a érigée en bois d’acacia. Beaucoup plus garnie que celle que j’ai déménagée avec ses livres du FLQ, à l’époque où il a repris mon studio sur la rue Sherbrooke. J’aurais aimé qu’il goûte à l’indépendance de son pays qu’il aime tant.
« J’aimais travailler, ça me faisait sentir utile. Là, je suis limité, alors je lis beaucoup. De la poésie, surtout. Ça me fait du bien. J’ai lu Testament de Vickie Gendreau, avec qui j’ai travaillé dans un café. J’ai beaucoup aimé, même si j’ai longtemps pas été capable de l’ouvrir. Elle a eu une maladie trop proche de la mienne, je n’en avais pas envie.
Pour moi, tolérer le mot « cancer » a été un combat. Les deux premières années, j’entendais la syllabe « can » et ça me donnait des frissons dans le dos. »
— Un petit refill?
— Let’s go.
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« Le plus difficile à accepter, c’est de ne pas avoir eu d’enfants. Accepter que je ne serai jamais parent.
Mais la colère, au départ, émanait surtout du fait de ne pas savoir pourquoi. Les causes du cancer sont inconnues. “Vous n’avez rien à vous reprocher”, qu’on me disait, à l’hôpital. J’aurais aimé que ce soit de ma faute. Là, c’est juste un coup du destin et c’est ça qui est insupportable. Aucune explication, juste une loterie injuste. », affirme-t-il, d’une voix chambranlante.
« Tant que ma jambe tient, je veux rester à la maison. Mais, du moment que j’aurai besoin d’être torché, je veux pas que ce soit par ma blonde.
J’suis encore loin des soins palliatifs, de l’aide médicale à mourir et de donner mes organes. On verra les circonstances, mais j’aimerais aller au CHUM pour que le monde puisse me ramener des sandwichs du Serrano, du Patati Patata, ou des gâteries du Olimpico »
Le désastre resserre les liens avec des fils de précarité. Aucune étreinte ne peut apaiser le cancer de mon ami. Son départ est une absurdité.
Je revois Ismaël dans un restaurant du Mile End, plein à craquer. Je lui trouve un keg vide pour qu’il s’assoie près du bar, et, discrètement, toute l’équipe lui fait passer des pintes et des plats mal punchés pour un souper improvisé.
Je le serre dans mes bras. Il me chuchote : « ostie qu’on a eu du fun ».
Impossible de trouver les mots alors que tout s’étrangle.
« Joyeux Noël », lui dis-je, avant de fermer la porte.