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Une musique apaisante nous enveloppe en poussant la porte. Une magnifique horloge grand-père traine au coin de l’immense vestibule et des flocons décoratifs pendouillent au plafond de la petite salle à manger attenante, qui donne sur une cour boisée.
Ici, la quinzaine de pensionnaires de la Source Bleue, une maison de soins palliatifs située à Boucherville, se préparent à passer leur dernier Noël.
On serait en droit d’imaginer une ambiance de fin du monde, mais c’est exactement l’inverse qui règne entre les murs de cet hôtel cinq étoiles pour locataires en fin de vie. Un hôtel gratuit pour tous, peu importe si on était chômeur ou Premier ministre avant de franchir la porte.
Un mur des mécènes, dont les plus généreux allongent plus de 100 000$, s’élève d’ailleurs dans l’entrée, près d’une armoire où les visiteurs sont invités à faire le plein de couvre-bottes et pantoufles en Phentex. « Ici, c’est un gros spa de luxe pour finir sa vie», résume la directrice de la maison Nicole Tremblay, en m’accueillant avec chaleur.
À 72 ans, cette femme menue qui a consacré plus de trente ans de sa vie dans le milieu bancaire vit depuis six ans la plus belle expérience professionnelle de sa carrière. «Je suis tombée en amour avec la maison», admet sans détour Mme Tremblay.
Une simple jasette suffit pour percevoir la quiétude qui circule dans les couloirs de la Source Bleue. «Ici, les gens ne viennent pas mourir, ils viennent vivre ce qui leur reste de leur vie. », assure Nicole Tremblay.
Les pensionnaires (environ 300 par année) passent en moyenne 22 jours (certains quelques mois, certains quelques jours) et n’ont pas de temps à perdre. Il y a presque toujours un lit vacant et tous les patients en fin de vie sont les bienvenues, peu importe la maladie.
Évidemment, tout le monde ne meurt pas dans la sérénité, malgré les efforts du personnel. «On meurt comme on a vécu : les chialeux vont mourir en chialant et les amoureux vont mourir avec les yeux dans la graisse de bine».
Ils peuvent partager de bons repas de la cafétéria (pas de Jell-O vert ici, ni de pâtes trop cuites gisant dans une flaque de jus de cuisson le jour de mon passage), commander de leur restaurant favori, prendre un verre de bulles si ça leur chante, tout en recevant des soins constants de la part des 55 employés et 220 bénévoles défilant à la ressource, incluant un musicothérapeute et une travailleuse sociale. «Tout pour honorer la vie de ceux qui vont la perdre bientôt», explique Nicole Tremblay, ajoutant que plusieurs regrettent d’avoir repoussé trop longtemps leur arrivée ici.
On peut les comprendre : débarquer à la Source Bleue, c’est admettre qu’on s’apprête à effectuer sa dernière escale. «Parfois les gens ont peur de venir parce qu’ils pensent que c’est un mouroir. Mais il y a plus de fous rires ici que de pleurs. On est dans le présent, dans le concret. On est dans le vrai.»
Évidemment, tout le monde ne meurt pas dans la sérénité, malgré les efforts du personnel. «On meurt comme on a vécu : les chialeux vont mourir en chialant et les amoureux vont mourir avec les yeux dans la graisse de bine», souligne Mme Tremblay.
Elle cite certains cas plus difficiles, comme cette femme de 30 ans qui a reçu un diagnostic de cancer généralisé en accouchant de son premier enfant. « Elle est arrivée ici en colère. Mais à la fin, elle a accepté de prendre son bébé dans ses bras et a dit : il est entre bonnes mains avec son papa », raconte Mme Tremblay.
Ou encore ce père qui a longuement brossé les longs cheveux de son fils mourant, alors que sa tignasse était source de frictions entre les deux hommes depuis toujours. «Je viens de vivre le plus beau moment d’intimité avec mon fils de ma vie», avait confié le père à Nicole, qui chérit ces histoires touchantes.
Pas de bullshit à Noël
Noël est une période magique. Dès la semaine prochaine, les rassemblements familiaux et repas de circonstances vont illuminer les lieux. «On a monté notre sapin en novembre parce qu’on savait qu’un pensionnaire qui aimait les voir décorés ne se rendrait pas à Noël. J’ai été très touché de le voir passer un bon moment devant avec sa fille», confie Nicole.
Au besoin, la maison abrite deux chambres au sous-sol pour héberger des familles en visite.
«Les patients en fin de vie ne portent pas de masque. C’est très enrichissant», illustre Manon, une infirmière-auxiliaire d’expérience, qui fait partie des meubles ici. «Moi je n’accompagne pas la mort, mais des vivants jusqu’à la mort».
Chose certaine, il n’y a pas de débats autour du coton ouaté de Catherine Dorion ou sur la laïcité de l’état ici. Pas de small talk et de bullshit non plus. Que du vrai, atteste les employés croisés. «Les patients en fin de vie ne portent pas de masque. C’est très enrichissant», illustre Manon, une infirmière-auxiliaire d’expérience, qui fait partie des meubles ici. «Moi je n’accompagne pas la mort, mais des vivants jusqu’à la mort», nuance-t-elle.
Une des coordonnatrices de la Fondation, Camille Chenail, constate aussi que certains profitent de leurs derniers moments pour aller à l’essentiel et se rappeler de beaux souvenirs. «À mon âge (23 ans), je ne suis pas encore proche de la mort, mais travailler ici m’aide à changer ma perception par rapport à ça. Ici, personne n’a le visage long», constate la jeune femme.
La travailleuse-sociale Sophie Latour renchérit en témoignant de l’effervescence particulière durant la période des fêtes, celle qui fait que plusieurs patients se «parlent vrai». «Certaines familles peuvent verbaliser la mort, mais d’autres évitent l’éléphant dans la pièce. C’est souvent le patient qui aide sa famille à accepter le deuil», souligne Sophie Latour, ajoutant que les gens s’accrochent à de petits espoirs. «Celui de se rendre à Noël, de voir le petit dernier, de manger un dernier smoked meat. Ici, c’est l’éloge de la lenteur», raconte Mme Latour.
Un PS4 et des mangeoires
En écumant les pièces de la maison, on se sent à des années lumières d’un hôpital ou un CHLSD.
On croise une salle de jeux pour les enfants (avec une PS4!), des mangeoires à chaque fenêtre (40 espèces d’oiseaux), des odeurs de bouffe mais surtout personne en sarrau.
Par l’entrebâillement des portes, on aperçoit quelques patients étendus sur leur lit devant la télévision. Dans un des petits salons, une dame et ses deux filles discutent dans un sofa. «Noël, on n’a pas le temps de penser à ça cette année», souligne la dame aux yeux rougis, à peine 24 heures après l’admission de son mari.
Pour la directrice des soins infirmiers de la maison, Line Doddridge, chaque famille doit y aller à son rythme. «Certains n’ont pas tout réglé avant d’arriver là, certaines tensions subsistent», constate-t-elle, ajoutant que même si ce métier est valorisant, ventiler demeure nécessaire. «Les patients de longue durée et les jeunes, c’est tough pour l’équipe», admet Mme Doddridge. Nicole Tremblay cite une dame admise ici en avril dernier, en train de battre des records de longévité.
Se rendre à Noël
Dans le couloir, on croise André, un pensionnaire arrivé à la mi-octobre, une semaine après avoir reçu un diagnostic brutal de tumeur au cerveau.
«Comment on se sent aujourd’hui André?», lui demande Mme Tremblay.
«Pas mal», répond le patient derrière une marchette, épaulée de son épouse, qui était déjà bénévole ici avant la maladie de son mari.
- André a récemment accepté de livrer un témoignage émouvant, en marge d’une campagne de Noël visant à amasser des dons. La Source doit récolter deux millions annuellement pour assurer son bon fonctionnement. «Demander et vous recevrez, ça marche! Plusieurs donateurs sont d’importants employeurs qui redonnent en quelque sorte à la société. Je ne leur laisse pas le choix, mais ils le font de bonne foi !», plaisante à moitié Nicole Tremblay, qui ne recule devant rien pour assurer le roulement de la Source.
André, lui, dit s’estimer chanceux que la progression de la tumeur lui laisse suffisamment de lucidité pour passer de très bons moments avec ses proches et partir en paix.
«Je ne vous cacherai pas que c’est difficile d’imaginer la fin de mon parcours et de quitter les gens qui nous sont très chers. Je ne sais pas si je serai encore ici à Noël. On dit que c’est très beau ici».
«Je ne vous cacherai pas que c’est difficile d’imaginer la fin de mon parcours et de quitter les gens qui nous sont très chers. Je ne sais pas si je serai encore ici à Noël. On dit que c’est très beau ici», soulignait André dans son témoignage, en exhortant les gens à profiter des Fêtes pour dire à leurs proches à quel point ils comptent pour eux. «Parce que la vie, c’est maintenant», tranche-t-il, avec aplomb.
En quittant la maison, je me suis soudainement senti ridicule d’angoisser sur le buffet, le magasinage de dernière minute et les mauvais coups de lutins fallacieux.
Et en levant mon verre à minuit le 24, j’aurais certainement une pensée pour André, les autres patients et les employés de la Source Bleue.
Une pensée pour me rappeler que la vie, c’est maintenant.
Joyeux Noël, comme si c’était le dernier.