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Le dernier hommage

Par
Annie Thérien
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Hier, une cycliste a perdu la vie, après avoir été heurtée par un poids lourd. Une ancienne collègue de la victime a écrit ce texte vibrant lui rendant hommage. Nous le partageons avec sa permission.

«Vers 7h30 ce matin, une cycliste a été happée à mort par un poids-lourd dans le secteur de Rosemont, à l’angle de la rue St-Zotique et de la 19e avenue. Son décès a été constaté sur les lieux.»

Ça, c’est la version officielle. La version générique comme on dit. Celle qu’on relate à chaque deux ou trois mois dans les médias en changeant le nom des rues, l’heure du drame et le sexe de la victime, des fois.

Ce matin, en se rendant au travail, une ex-collègue du 911 est décédée. Ça, c’est la version poche. Elle est poche parce qu’elle implique que ce n’est pas juste un nombre qui vient de s’ajouter à la liste des cyclistes décédés et ça implique que ce n’est pas juste une victime sans visage. Ça implique que c’est quelqu’un. Et ça, des fois, quand je lis les commentaires foudroyants de pertinence de TVA nouvelles, on dirait que le monde l’oublie ça, parfois. Quand je lis des affaires comme «Parfait, un cycliste de moins su’a route» ou «Les cyclistes c’t’une plaie», avec tes douze fautes d’orthographe, ton bonhomme qui pleure de rire pis les connaissances surhumaines que tu dois avoir pour connaître les circonstances du drame avant tout le monde, on dirait que tu l’oublies que c’est quelqu’un. On dirait que tu l’oublies qu’y’a des gens qui sont en train de se texter partout pour savoir si c’est vraiment elle. On dirait que tu l’oublies qu’y’a un père et une mère qui sont en train de se faire annoncer que leur fille est décédée et on dirait que tu l’oublies que pendant que tu ris, y’a des gens qui shakent par en-dedans à la vue du drap en dessous duquel repose un corps sans vie.

Peut-être que ça ne te fait rien aussi parce que tu n’as jamais vu son visage qui sourit, son visage exaspéré ou son visage épuisé après un appel d’urgence.

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Peut-être que tu trouves ça drôle pour vrai. J’sais pas. Je ne suis pas ici pour faire le procès des voitures, des cyclistes ou des piétons. Je ne jugerai pas. Peut-être que ton humour est largement plus surdéveloppé que le mien, p’t’être que je n’ai pas catché la blague, p’t’être que tu ne t’amuses pas tant que ça pour vrai, p’t’être que tu te le permets juste parce que c’est un article qui vient sans nom, sans photo et sans histoire. Peut-être que ça ne te fait rien aussi parce que tu n’as jamais vu son visage qui sourit, son visage exaspéré ou son visage épuisé après un appel d’urgence.

Ça fait que puisque tu te permets de rire, j’vais me permettre de te le décrire, le visage duquel tu ris. Celui qui répondait : «Service d’ambulance» quand tu appelais au 911. Celui qui riait exclusivement parce qu’elle avait un humour un peu mieux placé que le tien — des fois edgy, toujours drôle quand au lieu de répondre «parfait, un de moins», elle répondait «parfait, je vais vous aider à le sauver». C’est le visage qui s’impliquait au travail pour la cause du PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder)… t’sais, ce que beaucoup de collègues au téléphone ou sur la route ont après des appels éprouvants… t’sais, des appels comme celui de son accident qui entrent au 911… t’sais, des appels qui laissent des collègues dans la terreur et dont tout le monde se sacre, sauf nous, ceux qui savent ce que c’est. C’est le visage qui s’était assis seule devant l’ascenseur, un soir, pour distribuer des pamphlets de prévention contre le suicide. C’est le visage qui a déjà sauver des vies et c’est celui qui est déjà parti bouleversé parce qu’il en avait perdues.

C’était la voix qui a p’t’être répondu à ta mère, à ton père, c’est p’t’être la voix qui t’a guidé quand ton flo était en train de s’étouffer. C’est p’t’être la voix grâce à laquelle aujourd’hui, toi ou tes proches sont encore en vie.

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Mais ce n’était pas juste un visage — c’était une voix aussi. C’était la voix du calme dans la terreur. C’était la voix de l’espoir dans ta noirceur, celle qui comptait à quel rythme tu devais pomper un coeur, celle qui te disait comment arrêter un saignement, celle qui te disait comment faire respirer ton enfant en attendant que l’ambulance arrive. C’était la voix qui répondait à ta tragédie, avant de finir par y succomber elle-même. C’était la voix qui a p’t’être répondu à ta mère, à ton père, c’est p’t’être la voix qui t’a guidé quand ton flo était en train de s’étouffer. C’est p’t’être la voix grâce à laquelle aujourd’hui, toi ou tes proches sont encore en vie.

Alors voilà.

J’voulais juste que tu mettes un visage sur ta bonne blague, tes douze fautes d’orthographe et tes connaissances surhumaines.

Voilà.

C’est de cette cycliste là que tu ris.

Ce matin, en se rendant au travail, une ex-collègue du 911 est décédée.

Je vais le faire à votre place. On va le faire à votre place.

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Merci ma belle pour toutes les vies que tu as sauvées avant de nous quitter.

Repose en paix.

10-89.