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Le dernier hiver du Soccerplexe Catalogna

« Je comprends pas qu’on fasse disparaître une place aussi importante dans la vie des gens. »

Par
Benoît Lelièvre
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Le vestibule du Soccerplexe Catalogna n’est jamais vraiment désert. Chaque soir, une centaine de pèlerin.e.s le traversent, ballon à la main et sac à l’épaule, en direction de leur terrain assigné pour la soirée. Le personnel du casse-croûte y fait des allers-retours avec les bras chargés d’assiettes pour une clientèle invisible. Puis, il y a Tony. Le petit monsieur portugais à l’accueil.

Lorsque je mets les pieds au Soccerplexe, Tony tient son téléphone intelligent à deux pouces de son visage, discute et rit très fort avec un interlocuteur en fonction « mains libres ». Une atmosphère réconfortante de déjà-vu règne sur les lieux. Ce bon vieux Catalogna n’a pas changé depuis 2001 et c’est comme ça qu’on l’aime.

« Je suis là depuis le tout début », m’explique Tony entre deux appels. « Il n’y a rien qui a vraiment changé après la vente en 2021, à part le nom de mon gestionnaire et celui du bâtiment. »

Le Soccerplexe Catalogna s’appelle maintenant Soccerplexe Lachine, mais personne n’utilise cette désignation. Parce que personne ne souhaite que ça change. Parce que personne ne souhaite que ça ferme. Le refuge hivernal des joueuses et joueurs de soccer montréalais fermera quand même ses portes à la fin de la saison. « Je sais pas si la pandémie est la seule coupable, mais c’est certain que ça a précipité les choses », raconte le sympathique monsieur qui refuse un autre appel entretemps.

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Tony est à la retraite. Il travaille au Soccerplexe pour tromper la solitude et l’ennui. De son propre aveu, il pourra passer à autre chose à la fin de la saison. Ce n’est malheureusement pas le cas pour tout le monde.

Pour beaucoup de sportifs et sportives, c’est un monde de possibilités qui disparaît.

Recommencer sa vie sur le terrain

Ça faisait quelques années que je n’avais pas mis les pieds au Soccerplexe. C’est loin de chez moi et c’est compliqué de s’y rendre en hiver. J’y suis retourné à l’invitation de mon chum Bruno.

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J’ai rencontré Bruno Pinto sur le terrain de soccer extérieur du collège Notre-Dame à l’été 2020. Il était venu remplacer notre légendaire attaquant Sylvain à la dernière minute. Puisque Bruno est haut comme trois pommes et, à l’époque, tributaire d’une petite bedaine qui affuble les hommes de notre âge (nous avons tous les deux 40 ans), je n’avais aucune attente envers sa performance, et je me suis mis à rire très fort lorsque que je l’ai vu activer sa fonction « turbo » comme un personnage de jeux vidéo et mettre trois buts en cinq minutes.

On s’est tout de suite bien entendu, lui et moi. Je l’ai surnommé El Piranha. Le p’tit vite qui fait mal.

Bruno est brésilien et le soccer, pour lui, c’est pas juste un sport. Encore plus depuis qu’il vit au Canada.

« Quand j’ai su que le Soccerplexe allait fermer, je me suis tout de suite dit : “Merde, mais qu’est-ce que je vais faire l’hiver prochain? Où vais-je jouer?” J’ai rencontré tout le monde ici, sur le terrain », raconte-t-il dans un français impeccable en sirotant un coke diète, attablé à la cantine de Catalogna. « J’ai fondé mon réseau entier autour du foot. »

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Originaire de la province de Minas Gerais, Bruno a joué au ballon rond toute sa vie. « Là-bas aussi, ça unit les gens. Les amis avec lesquels tu joues quand t’es tout jeune, ce sont tes amis pour la vie. »

Comme plusieurs jeunes brésiliens, il a longtemps caressé le rêve de devenir professionnel. Il a notamment fait partie de l’académie du célèbre club Fluminense pendant un an. « Là-bas, tout le monde veut faire ça. Y’a juste trop de compétition. On m’a dit que j’étais trop petit, pas assez athlétique. Tout ça. Mes parents me suppliaient de faire autre chose de ma vie », se rappelle-t-il avec un sourire en coin.

Bruno a pris la décision qui s’imposait. Il est devenu ingénieur civil dans le milieu de la construction. Il a pris la décision d’immigrer au Canada principalement pour des raisons économiques. Il voulait vivre une meilleure vie que celle que le Brésil pouvait lui offrir. Il a donc tout quitté pour venir s’installer à Montréal en 2016.

« C’est ici que j’ai commencé à rencontrer du monde qui avait vécu la même chose que moi et à briser mon isolement. Je ne comprends pas qu’on fasse disparaître une place aussi importante dans la vie des gens. »

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« J’ai pas fait grand-chose pendant mon premier hiver, dit-il. J’ai trouvé ça long et difficile. Ça a pris du temps pour qu’on reconnaisse mon diplôme, alors je me suis occupé avec un DEP en ferblanterie-tôlerie, mais les soirs et les fins de semaine, j’étais tout seul. Le Soccerplexe, c’est le premier endroit où j’ai joué. C’est ici que j’ai commencé à rencontrer du monde qui avait vécu la même chose que moi et à briser mon isolement. Je comprends pas qu’on fasse disparaître une place aussi importante dans la vie des gens. »

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Alors que Bruno et moi jasons, un gars avec un sac de sport en bandoulière boite tant bien que mal jusqu’aux escaliers qui mènent au terrain. Il n’a pas l’air d’un gars qui va jouer ce soir. « Bruno, viens m’aider à descendre », lance-t-il sur un ton gaillard.

Mon ami s’empresse de lui venir en aide. « C’est mon capitaine Ovidio, me dit-il. Viens avec moi, je vais te le présenter! »

« C’est une question de santé mentale »

Ovidio me tend la main et m’offre un sourire troué. Il s’est déchiré les ligaments croisés dans le genou gauche la semaine dernière. Son hiver est foutu sur le plan sportif, mais il est quand même ici. « Je me suis déchiré celui dans l’autre genou il y a quelques années. Ça prend entre 9 et 12 mois de réhabilitation », me raconte-t-il en déballant une attelle de plastique.

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Ovidio est roumain, comme tous les autres membres de l’équipe à part Bruno. Il est arrivé au Canada en 2005 et joue avec la même équipe depuis 2006.

Pour lui aussi, le soccer, c’est plus qu’un passe-temps. C’est un rassemblement communautaire hebdomadaire. « Ça fait des années qu’ils disent que ça va être démoli », me dit Ovidio au sujet du Soccerplexe lorsque je lui demande où il compte jouer l’an prochain. « C’est tout le temps la même histoire. On verra quand on sera rendus là. Le soccer, c’est une question de santé mentale d’abord et avant tout. »

«J’ai eu ma première job grâce au soccer ici. J’étais tisserand dans une usine.»

Ce sentiment trouve écho chez la plupart de ses coéquipiers. C’est vrai que l’incertitude rôde autour du dossier Soccerplexe. Plus tôt dans la soirée, Tony avouait qu’il ne savait pas grand-chose non plus à propos de la démolition annoncée, mais encore très hypothétique du Soccerplexe. On sait déjà que le consortium immobilier fera don du gazon synthétique et du dôme gonflable à la municipalité l’été prochain, mais c’est tout. « Ça fait des années que ça dure. Vendra, vendra pas. Démolira, démolira pas. Personne n’en sait rien », continue Ovidio.

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Pour son coéquipier Bogdan, la disparition du Soccerplexe représenterait un problème de taille. « Je viens de Laval pour jouer. C’est pas à la porte d’à côté, mais c’est quand même pratique pour moi. C’est à côté d’une grande artère et tout. Je suis déjà allé jusqu’à Varennes pour jouer au soccer, imagine. Il faut vraiment vouloir jouer pour faire toute cette route », me raconte le sympathique roumain avec un léger accent québ forgé par de nombreuses années d’immersion dans la communauté.

Arrivé en 2004 dans le but d’offrir un meilleur futur à sa fille, Bogdan a laissé derrière lui son métier de mécanicien pour se lancer dans le vide. « J’ai eu ma première job grâce au soccer ici. J’étais tisserand dans une usine. Le mot “tisserand” en roumain est très similaire à “sénateur”, alors j’étais vraiment mêlé. Je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais. J’ai quand même fait ça pendant un an et demi. »

Les Roumains me laissent à mes notes et embarquent éventuellement sur le terrain pour jouer leur match. Ils perdent 1-0 lorsque je quitte les lieux après une vingtaine de minutes, mais leur moral ne semble pas du tout affecté. Les gars sont transportés par le doux synchronisme d’une équipe habituée à jouer ensemble. J’ignore s’ils ont remporté leur match, mais si ma visite m’a fait comprendre quelque chose, c’est que c’est pas super important.

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Gagner, c’est tel que tel. Continuer à jouer, à se voir et à se soutenir les uns, les autres, c’est ça, la beauté des sports d’équipe. Et c’est une partie de ça qui risque de disparaître avec le Soccerplexe Catalogna.