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Ça faisait maintenant deux jours que j’errais dans Montréal. Quarante-huit heures à foncer dans les rues avec toutes sortes de véhicules empruntés, à zigzaguer entre les cadavres, à paniquer au moindre aboiement de chien enragé. Il fallait que je me rende à l’évidence : j’étais désormais seul sur cette foutue planète.
Quand j’ai émergé de mon long coma éthylique, il m’a fallu une éternité pour parvenir à me souvenir de vagues bribes de la soirée. J’avais visiblement dormi trente heures, mon record à ce jour. Des litres d’alcool pour noyer une semaine de bureau et voilà le résultat.
J’ai tourné au hasard dans la ville, tentant de rencontrer femme qui vive. Ça commençait à reni?er le faisandé partout où je me pointais. Je me pensais perdu, sans but, sans dessein. Et tout à coup, j’ai senti une immense libération en moi. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui se produisait. J’aurais dû être angoissé, me demander pourquoi j’avais été choisi pour jouer au miraculé. Pourquoi les habitants de la Terre avaient pro?té de mon sommeil trop profond pour participer à cet auto génocide collectif ?
Étais-je le nouveau messie? À quoi bon: il n’y avait plus aucun damné à sauver, zéro Indien à convertir, pas un seul terroriste à ramener à la raison.
Mais alors, pourquoi cette soudaine sensation de béatitude ?
Aucune pression, plus de stress. J’étais en?n débarrassé de tout ce fardeau bien pensant qui m’empêchait de jouir en paix depuis ma première communion. Adieu les curés, les politiquement corrects, les œuvres, les bénévoles, le respect hypocrite et les convenances. Je n’avais plus de compte à rendre à personne. J’allais pouvoir me lâcher comme jamais je n’avais osé.
En route pour les fantasmes coriaces.
Je suis monté dans le gros Hummer jaune canari, stationné sur le parking rue Saint-Paul. Les clés étaient dans la cabine du gardien du stationnement, bien en évidence. Le pauvre gars avait déjà été à moitié bouffé par les rats. Un trépas à l’image de sa misérable existence: sordide et étriqué.
Le monstre polluant a bondi.
Les 316 chevaux ont fait décoller les trois tonnes de ferraille. J’ai écrapouti une New Beetle, la transformant en modèle réduit pour morveux de banlieue. Je déteste ce type de bagnole conduite par des filles contrôlantes. Le genre qui te ré-explique chaque matin pourquoi il faut manger tes fruits avant tes œufs.
J’ai foncé au centre-ville pour aller exploser la vitrine de La vie en rose. Les mannequins en tenue olé olé ont giclé dans tous les sens. J’ai toujours eu envie de savoir ce que ça faisait de se saper en pute. Avant la catastrophe, j’aurais fait ça et on m’aurait pris pour un dangereux déviant. On m’aurait gentiment souri, condescendance de merde, jugement muet, judéo-christianisme castrateur.
J’ai en?lé un soutien-gorge 36d en dentelle violette par-dessus mon t-shirt à l’effigie des Chiefs de Laval. La classe, man.
J’ai mis un string hyper moule-boules et j’ai conclu en me barbouillant les lèvres d’un rouge carmin épatant. Je me suis aussi aspergé de parfum, car
l’odeur doit être aussi sexy que l’allure.
Je suis remonté au volant du 4×4 éjaculateur de CO2. Le V8 a vrombi. Même à Kyoto, ils étaient tous morts, alors. Maintenant, il me fallait une arme. Un gros gun à faire rougir d’envie Charlton Heston. J’ai déniché une armurerie dans les Pages Jaunes d’un Radio Shack, où j’ai réquisitionné une cargaison de piles, un gros ghetto blaster et des disques. Le son à fond.
Chez l’armurier, je me suis équipé d’un Uzi et d’un Beretta M12, histoire de comparer ces deux merveilles. J’ai aussi agrippé un 44 Magnum, le revolver douze coups dont je rêvais déjà avant de naître. J’ai jeté une arbalète, des boîtes de munitions et un paquet de grenades explosives dans un sac qui a rejoint la caisse de 24 sur le siège du Hummer.
Après, je me suis baladé au hasard, tirant sur les chats errants, les landaus abandonnés, les métrosexuels décomposés. Primaire, stupide, donc jouissif. En?n, je me sentais un vrai gars, la testostérone distillée à grosse dose.
Sans limites, sans morale, sans maman, sans mauvaise conscience collective, sans mensonge publicitaire. J’étais moi pour la première fois. Pas celui qu’on me recommandait fortement d’être. Ça m’a épuisé cette promenade.
J’ai improvisé un barbecue en face du Commensal de l’avenue Mont-Royal. Je me suis envoyé deux énormes côtes de bœuf, ?ambées au Cognac trente-cinq ans d’âge. De la nourriture d’homme. Les prochaines viandes, j’allais les abattre moi-même à la campagne. Le premier veau de grain venu viendrait à moi en meuglant de joie pour que je le zigouille à bout portant.
Je laissais tourner le moteur du Hummer même à l’arrêt. Je pétais, je rotais. Joie virile. La sono crachait un mélange de Dalida et de Deep Purple. Méchant bon stock! J’aurais écouté ça du vivant des autres, je me serais fait traité de fifi ou de has been. Et alors? J’ai le droit d’aimer les extrêmes. Finies la frustration et les étiquettes trop collantes. J’étais
devenu le nouveau prototype du macho qui assume ses goûts vulgaires.
J’ai sabré une bouteille de Dom Pérignon 1993 et lâché une rafale sur la vitrine du resto bio. Eh, leur végétarisme ne les a pas empêchés de crever comme tout le monde. Moi, c’est l’alcool qui m’avait sauvé la vie.
Comment j’avais atterri dans cette chambre à Westmount? Aucune idée. Qui était la ?lle morte sur le lit au-dessus de moi? Jamais vue avant. Ivre sous le lit de cette inconnue, sans manger ni boire pendant trente heures, j’étais passé au travers du nuage toxique, du virus assassin ou du tsunami cardiaque qui avait ôté la vie à tous ces donneurs de leçon. De quoi ils étaient tous décédés, je ne le saurais jamais, mais je m’en contrefichais. Moi d’abord.
À ce stade, il y avait maintenant l’intense plaisir de conduire bourré en percutant tout ce qui se présentait.
— Ça manque de femmes, ai-je gueulé par la fenêtre baissée.
Ouais, c’était bien beau de laisser en?n libre cours à ces pulsions masculines, mais l’absence de chair fraîche gâchait un peu mon plaisir. Il me restait les substituts habituels : sex-shops en libre service.
Je suis rentré chez Adult pour effectuer une razzia de vidéos hard, un assortiment de godemichés sophistiqués et une poupée gonflable Made in Bulgaria 100 % latex avec anus vibrant. Quand je pense que j’avais passé trente-deux ans à côté de ça. Il avait fallu ce cataclysme pour m’ouvrir les yeux et me permettre de rattraper le temps perdu. Je suis ressorti en sifflotant.
Et je l’ai vue traverser la rue Sainte-Catherine. Une longue chevelure blonde, une poitrine à la hauteur de mes espoirs adolescents, des cuisses interminables. Une créature de rêve rien que pour moi! Mon cœur a battu comme un fou. Mes jambes se sont transformées en coton. Je lui ai couru après en criant d’allégresse.
Ce cadeau du ciel s’est immobilisé et m’a attendu. Son regard ne me disait rien qui vaille. J’avais encore mes sous-vêtements féminins, mon Uzi dans une main, mon DVD de Queue de béton dans l’autre, du rouge à lèvres jusqu’aux oreilles, plus un hoquet de pochtron. Je m’en foutais. Mon sperme immortel allait repeupler l’univers. Et si cette pouf me la jouait snob, j’étais bien décidé à la descendre et à abuser de son cadavre.
Mon ange a souri et m’a demandé comment je m’appelais. Le timbre de sa voix m’a fait débander aussi sec. J’ai compris que je n’étais plus le seul gars sur cette planète.