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Le cri de Munch ou comment mon pĂšre sâest perdu en lui-mĂȘme
Câest pas Ă 18 ans, pas Ă 21 ans, mais bien Ă 30 ans que je suis devenue une adulte. Jâai reçu un appel. Mes oncles et mes tantes ont vu le Cri, de Munch. Mon oncle, professeur dâart plastique, me lâa dĂ©crit.
Les yeux révulsés, le visage déformé, la bouche béante. Mon pÚre, pas le tableau.
Jâai perdu mon pĂšre. Je sais oĂč il est, mais lui, il ne le sait plus. Je vois dans ses yeux quâil cherche lâinformation pour dĂ©coder ce qui se passe. Les scĂ©narios qui sâĂ©crivent dans sa tĂȘte prennent de plus en plus de place.
La maladie nâest pas arrivĂ©e dâun coup en criant : « surprise! » Un jour, il sâest mis Ă oublier ses clĂ©s dans la serrure. Rien de trop grave, on plaisantait avec ça, surtout que jâoubliais souvent les miennes. On sâĂ©tait presque habituĂ©s.
Il a toujours Ă©tĂ© distrait, lunatique, ça fait partie de lui. Le travail en usine et le bruit ambiant ont abĂźmĂ© ses oreilles, contribuĂ© Ă creuser le fossĂ©. La surditĂ© isole. Câest pas grave. Les hommes de cette gĂ©nĂ©ration-lĂ ne parlent pas de ça, « les Ă©mĂŽootions. »
Confusion, sautes dâhumeur. Il se met en colĂšre, sans avertissement. Les liens entre ses idĂ©es sont dâune Ă©vidence⊠pour lui seul. Il ne comprend pas quâon ne le comprenne pas. Il est comme ma niĂšce de 3 ans, sauf quâune barre tendre et une sieste ne rĂšgleront pas le problĂšme.
Il ne fait plus la diffĂ©rence entre du fĂ©ta et du tofu. Câest fucking drĂŽle! Ăa fait 10 minutes quâon en parle, il nous niaise, câest sĂ»r! Mais non.
Il sâest mis en colĂšre pour une raison inconnue, sauf pour lui. Il a voulu taper, mordre, tout, tout le monde. Il a dit des mots que ni un enfant ni un pĂšre ne devraient dire.isto
Mon petit papa a fait comme ma niĂšce. Encore. Encore pire cette fois. Il sâest mis en colĂšre pour une raison inconnue, sauf pour lui. Il a voulu taper, mordre, tout, tout le monde. Il a dit des mots que ni un enfant ni un pĂšre ne devraient dire. Mon oncle a reconnu la crise. Je lui avais dĂ©jĂ dressĂ© le portrait de ce qui se dessinait chez mon pĂšre. Il a Ă©tĂ© forcĂ© de le contenir, lui et les dommages collatĂ©raux.
Je suis « majeure et vaccinĂ©e » comme jamais. Je prends la plus grosse dĂ©cision de ma vie. Jâmâen vais au C.L.S.C. Mon papa en perd des bouts pis ma mĂšre est Ă boutte. Maman a peur, pas pour elle. Elle sait le calmer. Elle a peur de le laisser seul. Elle est Ă©puisĂ©e.
Mon pĂšre mĂ©lange de plus en plus les mots. Il sait ce quâils veulent dire, mais lâinformation est trop bien cachĂ©e dans sa tĂȘte. Il ne sait pas comment y accĂ©der.
Il a perdu ses repĂšres et, nous, peu Ă peu, on perd le nĂŽtre.
Jâoscille entre la tristesse et le soulagement. Maintenant, ils comprennent.
« Comment va ton pÚre?
â Il vieillit mal. La retraite est difficileâŠ
â Câest normal.
â OuinâŠÂ »
Mais non. Quand un commis au IGA voit un monsieur confus demander Ă tout le monde : « Câest oĂč quâon loue les souliers de bowling? » Je ne crois pas quâil se dit : « Ha! Un nouveau retraitĂ©. Profitez-en bien mon brave! »
Ce quâil y a dans la tĂȘte de mon pĂšre prend maintenant trop de place pour y rester cachĂ©. Cet enfant au milieu du salon qui pense quâon ne le voit pas alors quâil met ses mains devant son visage. On le voit, on joue le jeu pour ne pas lui faire de peine.
Faire des dĂ©tours en allant Ă lâĂ©picerie. Changer les serrures. Noter des numĂ©ros de plaques dâimmatriculation. Accuser ses enfants de comploter pour lâassassiner. Changer le beurre pour de la margarine. Ce nâest pas normal.
« Il doit voir un psychiatre rapidement. » Câest triste, je mây attendais. Je ne peux plus nier quâil y a quelque chose qui grandit chez mon pĂšre. Quelque chose de difficile Ă nommer.
Changer les serrures. Noter des numĂ©ros de plaques dâimmatriculation. Accuser ses enfants de comploter pour lâassassiner. Changer le beurre pour de la margarine. Ce nâest pas normal.
Le diagnostic me faisait peur. Je redoute le pire depuis quelques annĂ©es. Le pire ce serait de ne rien faire. Je connaĂźtrai bientĂŽt le nom du monstre qui mâeffraie. Le connaĂźtre me permettra de lâapprivoiser. De confirmer que jâai bien fait.
Mon oncle a vu le Cri, de Munch. Il a maintenu mon pĂšre au sol en attendant quâil se calme. Merci de lâavoir protĂ©gĂ© de lui-mĂȘme.
Ma relation avec mon pĂšre sâest inversĂ©e. Ce nâest plus lui qui donne les conseils. Je prends le relais. Je marche sur des Ćufs, sa coquille est Ă©paisse, je ne veux pas le briser.
Humpty Dumpty est assis sur une mine.
« Humpty Dumpty sat on a wall.
Humpty Dumpty had a great fall.
All the kingâs horses and all the kingâs men.
Couldnât put Humpty Dumpty together again. »
Tous les mĂ©decins, tous les mĂ©dicaments ne me rendront pas le pĂšre que jâai connu.
Je vais rassembler les souvenirs douillets quâon a de lui, pour quâon puisse, un morceau Ă la fois, lui construire un petit nid.
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Malheureusement tant quâun patient refuse les traitements il ne peut pas y avoir de diagnostique. Câest ce qui est le plus difficile dans ces situation lĂ .
Si jamais vous vivez une situation semblable et que vous vous retrouvez perdu entre les diffĂ©rents services de santĂ©, lâAQPAMM est lâorganisme qui va vous permettre de vous retrouver lĂ -dedans.
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