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Aujourd’hui, c’est fête nationale de la Suisse. Et il y a onze ans, presque jour pour jour, on me proposait une piqûre dans la fesse, “parce que c’était mon corps, après tout”.
Mes hommages.
Chaque 1er août de l’an, j’ai le cœur dans le sirop.
Grande nostalgique doublée d’un TOC pour les dates et les vieux numéros de téléphone imprégnés à jamais dans mon cortex (Alexandrine Coutu, je t’appelle en 92 quand tu veux), si une date ne me rappelle pas ma première laitue iceberg, elle évoque plutôt le gars qui m’a sacrée là la veille de mes intras en biochimie, ou encore cet entracte des Ice Capades où Éric Lapointe avait chanté Marie-Stone sur une toute petite pastille au milieu de la glace en ce février de mes 13 ans.
Mais chaque 1er août de l’an, c’est vers la Suisse que mes yeux se croisent et me ramènent 11 ans en arrière, alors que je quittais mon Longueuil tiède et utérin pour aller travailler à Villars-sur-Ollon, un petit village perché dans les Alpes.
En plus d’y tester une impressionnante variété de chants de gorge (TOUT CET ÉCHO, RIEN QU’À MOI), ma véritable quête de tous les instants en ces montagnes à couper le respire était de tâcher de ne pas paraître trop pauvre devant mon groupe de filles de 17 ans.
C’est que chaque été, un camp de vacances pour jeunes rentiers cousus de fil d’or se déployait la lavallière au Collège Alpin International Beau Soleil, un genre de petit Poudlard qui aurait assez de standing pour être invité au party de fête du Château Frontenac.
À 22 ans, être monitrice dans ce camp de vacances, c’était comme rentrer dans un jean cigarette sans l’aide de la voisine pis d’un support en broche pour monter ton zipper: UNE RÉUSSITE PERSONNELLE.
Le rêve de tout animateur.
Enfin, je ne possédais pas qu’un gallon de peinture brune pour créer le décor d’une pièce de théâtre, repeinturer la clôture et désinfecter mes plaies. Ce camp-là, c’était un Club Med pour petits verrats. Des verrats qui arrivaient parfois en hélicoptère, ou qui changeaient d’identité (littéralement) pour l’été, question de prendre un break de leur titre princier et boursier.
Ces jeunes-là vivaient dans un autre monde. Dans une autre dimension.
Pour jouer au volleyball, ça sortait en bottes-aux-cuisses Vuitton.
Leurs vêtements de camping? Du Lacoste.
Une femme de chambre fluffait mon oreiller chaque matin.
Et je vous confierai que j’ai dîné à l’autruche PLUS D’UNE FOIS.
Si, dans un brainstorm d’animateurs carriéristes, on feelait médiéval pour la soirée, on nous livrait des chevaux dans l’heure, et des purs sang, à part ça. Peignés sur le côté.
Dans nos virées shopping (pendant que le ballon de volleyball se couvrait doucement de toiles d’araignées pis de désarroi), les boutiques régurgitaient les plus jeunes les bras chargés de Xbox et de cent piastres en petites framboises en jujube, alors que les plus vieux s’offraient des broches Dior.
DES BROCHES DIOR.
Quand c’est rendu que tu t’équipes de la broche, c’est que ton kit est pas mal complet.
Et nous, animateurs, étions traités aux petits oignons (qui coûtaient cher). Si bien que par un bel après-midi, alors que nous avions patin à glace extérieur au planning (je vous rappelle qu’on était en août, canicule sans précédent dans toute l’Europe, entre 35 et 40 degrés sous le casque. Mais qu’importait la rose, la patinoire du village se faisait aller le thermostat pour que glace soit bien ferme, esthétique et surtout, pertinente), j’ai fait boulette.
En tant que nouvelle monitrice avec ses grands colliers de chez Ardène pour me donner un peu de charisme à côté de mes jeunes Russes drapées de Burberry, ce jour-là, j’avais décidé de faire ma smatte sur mes patins à glace. De sortir mes faces de Skyventure.
Je me suis donc disloqué la rotule devant cinquante jeunes millionnaires.
À cet instant précis de ce 1er août 2003, je crois me souvenir avoir senti mon âme sortir de mes culottes pour aller sacrer à flanc de montagne, vérifier le fluff de mon oreiller pour ensuite revenir dans mon corps meurtri de pauvresse étendue dans le frimas.
Le truc, c’est que les Alpes, en rotule disloquée, ça se marche ordinaire.
Mais c’était la Suisse. Ce qui fait que l’après-midi même, j’étais déjà strappée dans l’espèce de tuyau lunaire du futur pour une résonance magnétique et le physiothérapeute du village m’attendait, salada premium à la main et nuque parfumée. Parce que cuver son choléra 20 heures dans une salle d’attente à l’urgence, dans les Alpes, ça n’existe pas.
Je n’oublierai toutefois jamais ma toute première visite chez le médecin, quelques SECONDES après mon fâcheux accident. Docteur Cardin. Je ne sais plus; un nom chic qui se déguste avec un verre de Chianti. Dès mon arrivée, il m’a accueillie comme on accueille une orpheline qui a la face du petit gars dans Jerry McGuire. J’avais mal, je boitais spectaculaire, mais mes gencives étaient tout de même encore saines.
Mais le Docteur Cardin, lui, tenait à envisager toutes les possibilités. Après un bref balayage visuel de mon genou gros comme une tête de Bout de chou, le bon docteur s’est dit que c’était sans doute le moment tout indiqué pour aller réfléchir à la fenêtre.
Penser un peu.
Une minute. TROIS MINUTES À LA FENÊTRE.
Le silence.
Ça y est, j’avais le cancer. La phtysie galopante. Ou alors une très mauvaise peau, qu’en savais-je. Tout ce que je savais, c’est que c’était chose difficile à annoncer à une jeune femme pourtant si pleine de vie au petit matin.
Docteur Cardin pensait certainement pas à sa recette de cipaille en regardant par le châssis. Il construisait en silence la phrase la plus délicate pour préparer ma mise en terre. Le choix de la boîte qui me réexpédierait à Longueuil au son des pleurs d’une Sicilienne engagée pour l’occasion.
C’est alors que, sans quitter la fenêtre des yeux, il murmura dans une diction impeccable:
« Déshabillez-vous ».
As in enlevez toute. Tute tute tute.
J’étais en shorts. Le genou-balloune était parfaitement exposé, accessible et turgescent. Pourtant, une minute plus tard (peut-être quatre, comme j’avais la patte raide), je me tenais là, l’écureuil à l’air et le poitrail pointant vers l’Étoile du Berger, à chercher ma mère, d’un coup qu’elle passerait à la damnée fenêtre.
(aussi, se dévêtir dans la même pièce qu’un septuagénaire qui regarde dehors dans un silence approuvé par la NASA, ça laisse des traces sur une jeune vingtaine)
Puis, vint un son. UNE QUESTION DE TOUT PREMIER ORDRE:
« Voulez-vous que je vous fasse une piqûre dans la fesse? »
Comme on propose un biscuit soda au fromage en spray, on me proposait une piqûre dans la fesse.
« Une piqûre pour quoi? », ai-je demandé, le cuir à l’air et qui, je le savais, allait rester collé sur le papier quand je me lèverais.
« Une piqûre. C’est vous qui décidez; c’est votre corps, après tout ».
Il me fixe. Je le fixe. On se fixe, les secondes passent et les effets de la gravité se font sentir sur ma falle à l’air qui cherche Marcel Béliveau. Ce souvenir précis d’avoir l’impression qu’un technicien tire mes seins vers le sol pour en faire des pancakes pendant qu’un vieil homme me regarde par-dessus ses verres transition, je ne l’oublierai pas de sitôt. Des secondes longues et minces.
Sans dire mot, je me suis rhabillée. Je skipperais la piqûre, une piqûre dont je n’ai d’ailleurs jamais connu l’objet. L’euthanasie, sans doute.
J’ai regagné le chauffeur, le château et passé le reste de l’été en béquilles, seins bananes en trauma.
Je n’ai jamais revu le Docteur Cardin.
Mais chaque 1er août de l’an, j’ai une petite pensée pour sa recette de cipaille.
La bise.
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