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Le Château

Par
Akim Gagnon
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Des dizaines de familles viennent skier
sur cette montagne qui transforme le mot
« hôtel » en « château ».

Je dors ici 4 jours/semaine
pour le travail.
Ça fait de moi (au mieux),
un valet
à temps partiel.

L’ascenseur s’ouvre :
un homme, une femme
et leur petit prince
entrent.
Ils ne me serrent pas la pince.
Ils discutent,
une musique au creux
de mes oreilles
enterre ce qu’ils se disent.

Voilà 3 fois en 10 secondes que la dame
me jette un regard.
Et là,
elle me fixe depuis 8 longues secondes.

– Ça te prendrait des souliers.
Me dit-elle.

– Pardon?
Lui dis-je en enlevant un écouteur.

– Tu es en pieds de bas! Il te faudrait des souliers.
Me dit-elle d’un ton qui souligne l’évidence.

– Je vais seulement au resto de l’hôtel du château pour déjeuner.
Lui dis-je avec une envie folle de retrouver WEEZER.

– Oui, mais ça ne se fait pas. Il te faudrait des souliers me semble.
Me dit-elle avec une intention très loin de la bienveillance.

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– Mais non madame, ce n’est pas des souliers qu’il me faudrait…
C’est du courage pour vous répondre, mais ça, je n’en ai pas.
Ne lui dis-je pas.

Trois ans auparavant
j’aurais sauté sur l’occasion
pour sortir une réplique létale.
Mais trois ans de thérapie m’ont appris à
transformer
la colère
en pitié.
Je retrouve Rivers Cuomo et sa bande
et me dirige vers le resto du château.
Em Am D G Hip Hip
Em Am D G Hip Hip.

On me sert
deux oeufs tournés, saucisses, pain brun,
jus d’orange et une petite tasse de café
décaféiné.

Tout semble normal dans mon assiette.
Mais moi je ne suis pas dedans.
La journée débute du mauvais pied.
Et la semaine aussi.
Je ne suis pas d’humeur :
pour la 3e semaine consécutive,
la fenêtre de ma chambre
donne sur l’intérieur de l’hôtel du château.
L’intérieur sur l’intérieur.
L’extérieur est à un prix que
seuls les skieurs ou les gens
avec des souliers
peuvent s’offrir.

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De ma fenêtre,
je peux y voir
une piscine vide,
des lampadaires jaunâtres,
un faux décor parisien
avec des fenêtres à l’anglaise,
des couloirs qui ne mènent à rien,
des puits de lumière entièrement enneiger,
un gym désert,
un foyer éteint,
des salles combles de conférenciers beiges,
une table de billard rouge interdite
et une machine distributrice d’alcool.

Pas soleil
ni de nuages.

C’est le genre d’ambiance qui mine ma joie.
Je me console en marchant
de ma chambre au resto
en chaussettes sur le tapis.
Mes pas feutrés me rappellent
ceux de ma jeunesse.
Comme si mon poids d’adulte retrouvait
sa légèreté d’enfance.
Je suis une plume avec des dettes
qui attend son quart de job.
Tout me semble normal dans mon assiette.
Tout, sauf cette rondelle de tomate.

C’est la première fois qu’il y en a une dans mon assiette
en un mois de séjour à l’hôtel au Château.

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Je la fixe.
La tomate me fait sourire.
Un nuage apparait.
Il se tasse.
Le soleil me frappe.
Mon coeur se serre.
Je sale la tomate.
J’y ajoute de la poussière de poivre
et je la croque.
Je ferme les yeux.
Mon sourire devient une larme acidulée.

J’ouvre les yeux et mon père est devant moi.
C’est un dimanche matin et le resto
Saint-Paul est pratiquement désert.
Cet endroit, c’est notre secret à Pop et moi.
Mon frère est à la maison mobile et il dort.
Pop et moi sommes des lèves tôt.
C’est le crime parfait:
mon frère dort,
on va là-bas,
on mange,
on revient,
il se réveille
ni vu
ni connu
et nous dînons.

Je commande quelque chose,
Pop prend la même affaire.
Je parle,
il rit
et nous profitons du rabais à 3.50 pour
2 oeufs, bines et saucisses avant 9 heures.

Ici, personne ne me parle de
mes bas
et la table me semble
haute.
Je découvre la vie.
J’ai peut-être
dix ans.

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Pop me regarde avec ses yeux brillants.
Comme si j’accomplissais quelque chose de grand :
Je mange des oeufs et il sourit.
La vie ne lui a pas encore enlevé toutes ses dents.
Je mange des patates à déjeuner et ça le rend heureux.
Je lui parle des Simpson et ça le passionne.
Je lâche un pet et ça le fait rire.
Mon père a cette faculté d’être capable de placer des étoiles
entre deux oeufs, deux saucisses et un plat de bines.

Je l’aime le petit resto Saint-Paul,
ils mettent des tomates à côté de mes oeufs.
J’adore les tomates salées.
Mon père aussi
(mais il me donne quand même les siennes).

– Voulez-vous encore du café décaféiné, M. Gagnon?
Silence.
Mon père ne répond pas.
Normal.
Il n’est pas là.
C’est rendu moi Monsieur Gagnon.
Je brise le silence.

– Oui, et est-ce que je pourrais avoir une autre tranche de tomate svp?
– Bien sûr!

Elle quitte vers la cuisine de l’hôtel du château.
Je suis seul à ma table.
Un nuage me cache le soleil,
j’ai un peu froid aux pieds
et la tranche de tomate arrive à moi.

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La serveuse marche vers une autre table,
celle de l’homme, la dame et le petit prince.
Je remarque que la serveuse n’a pas de bas
dans ses souliers.
Une punk.
Une alliée.

Ce matin,
mes souliers dorment dans mon sac,
mon frère dort dans sa maison,
les dents de Pop dorment dans un verre d’eau
et une tomate dans mon assiette me rappelle le sourire initial
de mon père.

Je lève les yeux et
Pop m’offre sa tranche de tomate.
Le soleil est de retour
et je m’effondre au sol.
Mon père nous soulève
(moi, ma plume et mes dettes)
et nous transporte dans
la chambre 216.

Je suis seul,
mais heureusement
mon père est là
même quand
il n’est pas là.

Je regarde par ma fenêtre
ce Wanna be Paris avec
les luminaires,
la piscine,
les puits de lumière,
les couloirs,
la table de pool,
le gym,
les conférenciers
et la machine à alcool.

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À quoi me servirait une vue sur
l’extérieur?
Tout l’essentiel se passe à
l’intérieur.

Je digère
mes oeufs,
mes saucisses,
mon pain brun
et mes tomates
en silence.

Je pète
(les bines du resto Saint-Paul)
et mon père réveille tout le château
en riant très fort.