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Le centre-ville au son des marteaux piqueurs

Y aller ou pas, lĂ  est la question.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« On a survĂ©cu Ă  la DeuxiĂšme Guerre, Ă  la Grande DĂ©pression et on devra survivre aussi Ă  ça », lance Jimmy, le gĂ©rant du lĂ©gendaire Dunn’s, le plus vieux dĂ©li au pays, ouvert en 1927.

MalgrĂ© cette note d’espoir, l’employĂ© de cette institution de la rue Metcalfe en a nĂ©anmoins long Ă  dire contre ceux qui ont laissĂ© le centre-ville devenir un chantier Ă  ciel ouvert. « Les clients et les livreurs ne peuvent pas se stationner, la portion piĂ©tonne (sur Sainte-Catherine) est devenue un campement pour itinĂ©rants. La Ville fait le contraire de ce qu’il faudrait pour nous aider, il n’y a aucune raison de venir au centre-ville et ne pas aller au Dix30 par exemple », tranche durement Jimmy.

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Un cri du coeur qui va exactement Ă  l’encontre de celui des autoritĂ©s, qui exhortaient tout rĂ©cemment les travailleurs Ă  retourner dans les tours Ă  bureaux du centre-ville pour stimuler l’économie locale.

Nous sommes allĂ©s voir si cet appel a Ă©tĂ© entendu et si le centre-ville Ă©tait aussi moribond qu’on pouvait le croire.

Premier constat: les seuls employĂ©s qu’on croise en ce jeudi midi gris et frisquet – Ă  part ceux des Ă©tablissements quasi dĂ©serts – sont ceux de la construction, Ă  pied d’oeuvre littĂ©ralement partout dans le centre-ville, notamment sur un trĂšs long tronçon de Sainte-Catherine, la principale artĂšre commerciale du secteur.

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À vue de nez, un des pavillons de l’UniversitĂ© Concordia Ă  l’angle Sainte-Catherine et Guy semble Ă  l’abandon. Des Ă©tudiants y entrent et sortent au compte-goutte. La portion piĂ©tonne de la rue est tout aussi tranquille, un net contraste avec le bruit assourdissant des marteaux piqueurs et des travaux ambiants.

Ironiquement, des bouchons de circulation s’étirent sur toutes les artĂšres ou presque, Ă  commencer par le boulevard RenĂ©-LĂ©vesque un peu plus loin. Construction oblige, on remarque une forte prĂ©sence de poids lourds dans les rues.

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Beaucoup de commerces sont fermés, placardés, parfois plusieurs cÎte à cÎte. Un peu plus loin, la rue Crescent a perdu de sa superbe avec ses amoncellements de poubelles et ses travaux en cours, sous le regard bienveillant de Leonard Cohen.

Autre constat plus personnel: difficile – plus qu’à l’habitude – de recueillir les tĂ©moignages des commerçants et des passants. Plusieurs sont dans leur bulle, Ă©voquent toutes sortes de prĂ©textes ou se sauvent presque en courant dĂšs qu’on les interpelle sur la rue.

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À leur dĂ©fense, je peux comprendre la peur qu’on peut ressentir Ă  la vue d’un gros barbu avec un calepin, malgrĂ© sa face de nounours piteux

« Je ne suis pas autorisĂ© Ă  parler », souligne un employĂ© du Warehouse, un bar de Crescent. « Le gĂ©rant est trĂšs occupé », justifie Ă  son tour la serveuse du Hooters, pendant que la chanson Roadhouse blues dĂ©bute Ă  la radio. Le resto est pratiquement vide, inutile d’insister.

Quelques courageux, comme Robert, acceptent de nous partager leurs Ă©tats d’ñme sur la tristesse affichĂ©e du centre-ville montrĂ©alais.

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« Beaucoup de magasins sont fermĂ©s et oui c’est trĂšs tranquille, un peu moins quand il fait beau », analyse Robert, seul client d’une terrasse oĂč il est venu prendre un cafĂ© flanquĂ© d’une poussette accueillant son bĂ©bĂ© tout neuf.

Le seul « buzz » palpable dans les environs est autour de la boutique Apple, devant laquelle il y a une file et des dispositifs de sĂ©curitĂ© digne de l’aĂ©roport.

À noter, le son des klaxons est presque inexistant, ce qui est rare dans les parages.

Coin Mansfield, une personne sans-abri quĂȘte en Ă©coutant du death metal dans le tapis. En voyant les passants faire de longs dĂ©tours pour le contourner, je m’autorise quelques doutes sur la stratĂ©gie.

Les badauds doivent aussi faire des dĂ©tours un peu plus loin, en raison de longues traĂźnĂ©es d’excrĂ©ments d’animaux sur le trottoir.

En fait, les détours sont inévitables tout court, si on considÚre les nombreux accÚs interdits aux piétons en raison des travaux de construction.

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Un peu plus loin, les immenses tours Ă  bureaux sont pratiquement Ă  l’abandon. Quelques irrĂ©ductibles y travaillent toujours, c’est le cas de Shannon, une employĂ©e du support informatique dans la tour CIBC. « Je suis au 18e Ă©tage, on est peut-ĂȘtre une vingtaine sur 150 », calcule Shannon, qui n’a jamais voulu faire de tĂ©lĂ©travail, mĂȘme si l’employeur ne force personne Ă  travailler au bureau. « Chez nous c’est chez nous et j’ai besoin de motivation », rĂ©sume-t-elle, pour expliquer sa volontĂ© de travailler « en prĂ©sentiel ». MalgrĂ© les apparences, elle croit nĂ©anmoins que ses collĂšgues et ceux des tours avoisinantes vont finir par revenir physiquement au bureau.

Dominic, un autre employĂ© de la tour CIBC, constate que la vie reprend doucement dans le centre-ville. « On a beaucoup de conversations sur le retour dans l’édifice, c’est encourageant. Je vois aussi plus de monde dans les environs, mais pas tant des travailleurs que des Ă©tudiants ou des touristes qui ont des temps libres », analyse-t-il.

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En effet, plusieurs commerçants ont affirmĂ© que le long week-end de la fĂȘte du travail avait Ă©tĂ© lucratif, notamment grĂące Ă  la prĂ©sence de visiteurs ontariens.

De l’autre cĂŽtĂ© de la rue, Ă  l’entrĂ©e de la tour situĂ©e au 1100 RenĂ©-LĂ©vesque, Michel, un technicien juridique d’un bureau d’avocat estime pour sa part que le tĂ©lĂ©travail est lĂ  pour rester. « Le travail se fait et les gens qui habitent sur les rives sont bien contents », raconte l’homme, qui voyage dans des bus anormalement dĂ©serts pour se rendre au centre-ville. « Moi je prĂ©fĂšre travailler d’ici, ça me fait sortir de la maison, mais c’est encore trĂšs tranquille et plusieurs restaurants sont fermĂ©s le midi », explique Michel, qui calcule qu’environ 50 employĂ©s de son cabinet sont revenus au bureau sur environ 250.

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À l’angle McGill et Sainte-Catherine, on a l’impression de dĂ©barquer dans une zone de guerre aprĂšs un bombardement. Les travaux d’envergure prennent toute la place.

« Les travaux devraient se terminer en novembre », souligne une employĂ©e de la construction, qui oriente les piĂ©tons aux bons endroits pour s’y retrouver dans ce qu’on peut bien qualifier de bordel.

Un employĂ© du restaurant Les Trois Brasseurs souligne d’ailleurs que c’est la construction et non la COVID-19 qui freine davantage les ardeurs de leurs clients. Les problĂšmes de circulation Ă©galement.

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« On voit une augmentation des gens qui reviennent en Ville, mais pas beaucoup d’employĂ©s de bureau encore », note l’employĂ©.

Un peu plus loin, prĂšs du square Phillip, les passants sont plus nombreux dans les commerces – notamment chez La Baie – et on sent mĂȘme une sorte de normalitĂ©.

Adonis, un homme qui fait la manche Ă  cet endroit depuis belle lurette, constate la mĂȘme effervescence. « Il y a moins de monde dans le parc, mais les passants sont aussi nombreux qu’avant. Les gens ont moins de change mais sont plus gĂ©nĂ©reux », souligne le sympathique gaillard, qui dit avoir perdu un emploi Ă  cause de la COVID. « J’étais professeur de danse, comme le cha-cha et la samba, mais les danses avec contacts sont plus vraiment Ă  la mode. J’ai perdu beaucoup d’argent lĂ -dedans », soupire-t-il.

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PhĂ©nomĂšne rare que la prĂ©sence de cette touriste ontarienne croisĂ©e un peu plus loin proche de la place des festivals. MalgrĂ© la construction et le contexte pandĂ©mique, Karla semble adorer son sĂ©jour Ă  MontrĂ©al, son deuxiĂšme. « C’est bruyant, mais aprĂšs des mois de confinement, on se contente de ça », confie la jeune femme masquĂ©e, qui souligne que contrairement Ă  chez elle, on peut ici manger Ă  l’intĂ©rieur des restaurants et profiter des cabines d’essayage.

MontrĂ©al 1 – Toronto 0

Au restaurant SĂ©same de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, les serveurs MĂ©lodie et Marc-Olivier ne cachent pas qu’en l’absence de spectacles Ă  la Place des arts, les affaires tournent au ralenti. C’est sans compter le bruit des marteaux piqueurs et mĂȘme le dynamitage, qui fait sursauter le staff du restaurant. « En ce moment, il n’y a pas beaucoup de bonnes raisons de venir ici. Perso, je ne viendrais pas », tranche MĂ©lodie.

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À l’ombre du MusĂ©e d’art contemporain, rue Jeanne-Mance, un band fait un soundcheck sous un petit chapiteau. GrĂące Ă  eux, les passants profitent d’une rare accalmie dans le brouhaha ambiant.

Au mĂȘme moment, Carlito et Lens passent devant l’esplanade de la Place des arts, les bras chargĂ©s de paquet. Ni la COVID ni les travaux n’ont empĂȘchĂ© ces jeunes hommes d’aller faire leurs emplettes.

« On habite dans le coin et mĂȘme si tout est mort, on trouve quand mĂȘme tout ce qu’on a besoin », rĂ©sume Carlito

À la lumiĂšre de notre visite, il semble qu’il faudra davantage qu’un appel Ă  tous pour encourager les gens Ă  se rĂ©approprier le centre-ville. En retournant vers les bureaux d’URBANIA, on ne peut s’empĂȘcher de se dire que la Ville devrait peut-ĂȘtre d’abord s’assurer qu’une simple sortie ne tourne pas en course de steeplechase. Ce serait un bon dĂ©but.