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Le calme avant la tempête dans les foyers pour victimes de violence conjugale

«Les femmes sont confinées [...] elles sont coincées avec leur conjoint violent à temps plein.»

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Téléphonez-moi à partir de 8h, je vous donnerai l’adresse », m’écrit la directrice générale de La Dauphinelle Sabrina Lemeltier, lorsque je la contacte pour un reportage sur cette maison d’hébergement qui accueille depuis 1982 les femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants.

Rien d’anormal jusqu’ici.

L’anonymat du foyer situé dans la métropole est crucial pour ces femmes qui ont eu le courage de quitter des conjoints violents, pour éviter toutes formes de représailles.

Ce qui m’attendait de l’autre côté des portes de la ressource n’avait cependant rien de normal, à l’image de l’année qui s’achève. « D’habitude, on est à pleine capacité et le téléphone sonne sans arrêt, mais tout s’est arrêté subitement le 13 mars avec la COVID. Le téléphone ne sonne plus…», résume Sabrina, rongée d’inquiétude, précisant n’avoir jamais rien vu de tel depuis son arrivée en poste il y a quatorze ans.

Ses statistiques parlent d’elles-mêmes.

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Si environ 120 femmes (et 150 enfants) posent chaque année leurs valises dans les onze chambres et 4 appartements du foyer (la durée moyenne est de 27 jours), à peine trente (et 44 enfants) l’ont fait entre le 1er janvier et le 30 octobre dernier.

Une baisse d’achalandage énorme et extrêmement préoccupante, insiste Mme Lemeltier. « On a fait 1 + 1 et on pense que les femmes sont confinées et n’osent plus appeler, puisqu’elles sont coincées avec leur conjoint violent à temps plein.

« À la peur de la violence s’ajoute également celle d’attraper la COVID », souligne Sabrina, qui a dû vite mettre en place avec son équipe un système de texto/courriel pour permettre aux femmes d’obtenir plus discrètement de l’aide.

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Une adaptation qui n’empêche pas la pandémie d’entraîner des ravages considérables, allant au-delà des bilans quotidiens du gouvernement. « La violence conjugale existe toujours, mais on ne reçoit que des cas lourds, avec accompagnements des policiers », constate Sabrina, convaincue que plusieurs femmes sont présentement séquestrées avec leurs enfants. « On voit des enfants très exposés à la violence et des femmes qui endurent et attendent d’atteindre leur seuil de tolérance avant de bouger », ajoute-t-elle, à travers le panneau de plexiglas installé sur son bureau.

«On habitait dans un quatre et demi, mais nous étions confinés dans la chambre parce qu’il (son ex-conjoint) avait décidé de travailler dans le salon même s’il n’avait qu’un laptop », raconte la mère de famille, qui a vécu sept ans de gifles, d’insultes et de promesses de changement. Le cycle habituel, oscillant entre les violences diverses et la lune de miel.»

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Des paroles qui trouvent écho chez Tracy (nom fictif), qui a passé deux mois à la Dauphinelle avec ses enfants de cinq et deux ans au début de la pandémie. « On habitait dans un quatre et demi, mais nous étions confinés dans la chambre parce qu’il (son ex-conjoint) avait décidé de travailler dans le salon même s’il n’avait qu’un laptop », raconte la mère de famille, qui a vécu sept ans de gifles, d’insultes et de promesses de changement. Le cycle habituel, oscillant entre les violences diverses et la lune de miel. « J’espérais que les choses changent depuis des années, mais ça a empiré avec le confinement. Je devais partir et protéger les enfants », souligne Tracy, qui a finalement appelé en douce la ligne 811, puis les policiers. « La police m’a demandé si je pouvais aller me réfugier chez de la famille, mais je ne m’y sentais pas en sécurité. On a donc établi un plan de sortie », explique Tracy, qui a alors été mise en contact avec la Dauphinelle, où une chambre l’attendait dès le lendemain. « Quand la police est venue me chercher en après-midi, mon ex-conjoint disait que j’inventais des choses », déplore Tracy, qui habite maintenant un appartement seule avec ses enfants dont elle a obtenu la garde exclusive.

Son ex-conjoint sait où elle habite et a même récemment fraudé ses cartes, mais Tracy a décidé de ne pas laisser la peur avoir le dessus. « J’ai recommencé ma vie à zéro cet été et je ne vais pas recommencer six mois plus tard. Je ne le laisserai pas voler ma joie de vivre et ma paix intérieure », résume-t-elle avec aplomb.

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Le calme avant la tempête

Le foyer La Dauphinelle est aménagé depuis 2012 dans un bâtiment religieux datant des années 30. Les vitraux d’origine sont restaurés régulièrement et le vieux confessionnal a été converti en cabine téléphonique. Un bambin d’à peine trois ans fait craquer sous ses pas le magnifique plancher de bois en courant dans le couloir, pourchassé par sa mère en pyjama.

Il y a un peu de vie entre les murs de la ressource, mais pas assez au goût de Sabrina Lemeltier, qui redoute une sorte de calme avant la tempête. « J’ai peur qu’on ne soit pas capable d’accueillir tout le monde après la pandémie », craint Sabrina, soulignant que les autres maisons (il y en a 109 au Québec) avec qui elle est en contact vivent la même situation.

Elle rappelle que la violence conjugale est omniprésente (30% des crimes de la personne à Montréal selon le SPVM ) et exhorte les gens à faire preuve de vigilance. « Il faut sensibiliser l’entourage, les voisins et les employeurs – même à distance – qui ont une responsabilité envers leur employé », affirme Mme Lemeltier.

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Elle ajoute que la violence conjugale porte plusieurs visages et ne laisse pas toujours de traces. Physiques du moins. « Les conséquences de la violence psychologique sont difficiles à prouver et plus insidieuses. C’est déjà pas facile de mettre fin à une relation sans violence, alors imagine lorsque ça concerne des femmes isolées, coupées du monde et qui n’ont aucune estime d’elles-mêmes… », note Sabrina.

«C’est déjà pas facile de mettre fin à une relation sans violence, alors imagine lorsque ça concerne des femmes isolées, coupées du monde et qui n’ont aucune estime d’elles-mêmes… »

Elle salue quelques récents efforts de la part du gouvernement qui a annoncé ces derniers jours vouloir « resserrer le filet de sécurité » autour des victimes de violence conjugale. Sans oublier le rapport commandé l’an dernier par le gouvernement à la suite de plusieurs meurtres, dans l’espoir de trouver des moyens de mieux accompagner les victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale.

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Le rapport a finalement accouché mardi de 190 recommandations émises par un comité d’experts mandatés par tous les partis, duquel faisait d’ailleurs partie Sabrina.

Par une cruelle ironie du sort, le rapport recommandant la création d’un tribunal spécialisé et davantage de soutien pour épauler des victimes dans un processus de dénonciation a été rendu public le jour même de l’acquittement de Gilbert Rozon.

Rien pour diminuer le cynisme ambiant envers le système judiciaire, dont l’efficacité est déjà montrée du doigt depuis les dénonciations publiques d’abus et d’inconduites sexuelles sur les réseaux sociaux l’été dernier. « On sait que des victimes sont actuellement séquestrées et on veut qu’elles sachent qu’on est là et qu’elles peuvent nous contacter », réitère Sabrina, déterminée avec son équipe à faire partie de la solution.

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Les limites du système, Tracy aussi les a récemment vues à l’œuvre lorsqu’elle a tenté d’obtenir une ordonnance de protection à l’endroit de son ancien conjoint. « La police et mon avocat m’ont dit que ça prenait un précédent, mais il y en a pourtant eu plusieurs précédents. Il n’y a pas de fumée sans feu », illustre-t-elle.

Avant d’être finalement prise au sérieux dans sa démarche menant à son hébergement à La Dauphinelle, Tracy se souvient aussi avec amertume d’un premier appel effectué à la police quelques jours auparavant. « La première équipe m’avait dit: vous savez, avec le confinement, les tensions sont possibles », peste-t-elle.

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« Plus sécuritaire que chez nous »

Pour dissiper les réticences au maximum, Sabrina assure que La Dauphinelle offre un hébergement sécuritaire, en phase avec les règles sanitaires en vigueur.

Désinfectant, port du masque dans les espaces communs, nettoyage permanent : aucun cas de COVID n’a été rapporté depuis le début de la crise. « C’est plus sécuritaire ici que chez moi! », résume Sabrina, avant de m’offrir un tour guidé de l’établissement.

Dans le bureau en annexe, deux jeunes femmes font un peu de paperasse, dont l’éducatrice spécialisée Céline Leprince, qui gère depuis 2019 la garderie aménagée au sous-sol.

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Une tâche sensible, puisqu’elle doit adapter son travail au fait que les enfants ont tous été exposés de près ou de loin à la violence. « Selon leur âge et leur vécu, ils peuvent faire des crises, avoir des troubles oppositionnels, s’infliger des blessures ou développer des troubles de l’affection », énumère Céline, qui s’efforce de stimuler les enfants et leur changer les idées, ce qui n’est pas une mince affaire en période de pandémie.

À l’heure actuelle, seulement sept des vingt-quatre places sont occupées. Les chambres sont spacieuses, avec des planchers de bois lustrés et des lits capitaines. Le deuxième étage abrite quatre logements autonomes, tous occupés. Il y a aussi quelques chambres au sous-sol, près de la garderie.

La pandémie n’a pas que de mauvais côtés. La preuve est la présence depuis avril du chef et propriétaire du restaurant Le Bleu Raisin derrière les fourneaux de La Dauphinelle. Comme son resto est fermé – sauf pour les livraisons – il cuisine ici en attendant la reprise de ses activités. Une richesse temporaire pour les papilles gustatives des femmes de passage. « Le foyer était complet la première semaine et j’avais un peu mal à la tête, mais sinon j’adore ça, j’ai un bel espace pour créer », raconte Frédérick Mey, qui adapte son menu à la culture des pensionnaires.

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Il prépare justement un mets cubain pour l’anniversaire d’une résidente, qui l’aide avec sa recette.

En rentrant à la maison, j’ai vu comme vous cette femme digne sortir de l’ombre, se lever et encourager ses semblables à ne pas se laisser abattre, malgré la solide taloche au visage infligée hier par le système judiciaire. « Il faut continuer. Il faut lever le poing haut et fort », a lancé la plaignante, pendant qu’un déluge de colère et d’incompréhension inondait nos fils Facebook.

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En dépit du cynisme que cette nouvelle exacerbe, une simple visite de deux heures à La Dauphinelle rappelle, même si c’est loin d’être suffisant, qu’il existe à l’intérieur de ce système tout croche, des gens qui ont les femmes à cœur.