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Le calme après Yelo Molo

Stéphane Yelle revient sur la tempête des derniers jours.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Bof, on dirait qu’il manque le petit côté humour de l’ancien Yelo Molo. »

Cette phrase banale a, sans le savoir, précipité la fin du groupe de ska québécois Yelo Molo la semaine dernière.

Elle est tirée d’un échange entre un promoteur radio (un tracker dans le jargon) embauché par le groupe pour mousser une chanson de son dernier album Dubaï (paru en avril) et un responsable de la programmation musicale pour plusieurs chaînes.

Autour d’une table au milieu d’un foodcourt un brin louche emménagé au sous-sol de la Plaza Côte-des-Neiges, le chanteur et fondateur du groupe Stéphane Yelle me montre l’échange sur son téléphone cellulaire qui l’a incité le lendemain à publier sur le compte Facebook de son band une sortie contre les radios commerciales.

« Ça fait plus d’une décennie que nous essayons de passer une seule chanson à CKOI ou à Énergie qui détiennent le monopole du air play au Québec. […] Nous aurions aimé avoir une chance et laisser le public choisir. Mais, ils nous ferment la porte en croyant que seules Sabrina et Gros Zéro sont de bonnes chansons », écrit, entre autres, Stéphane Yelle, annonçant dans le même statut la mort du band, né un peu avant le tournant du millénaire.

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« À partir d’aujourd’hui c’est vrai, nous n’existons plus! C’est maintenant notre décision, mais contre notre gré », conclut l’artiste, en remerciant les ami.e.s du groupe pour leur soutien.

Crédit photo: Jenny Corriveau
Crédit photo: Jenny Corriveau

Il a fait un autre statut le lendemain (supprimé depuis), exhortant les radios montrées du doigt plus haut à ne plus jouer les vieux hits de Yelo Molo : « Vous n’avez plus l’autorisation de faire jouer Sabrina, Gros Zéro et Le Petit Castor sur vos ondes. Ni le single que nous lançons aujourd’hui. […] Seules les vraies radios qui nous ont toujours supportés ont ce privilège. »

La suite, vous la connaissez peut-être.

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Divers médias se sont emparés de l’affaire, qui a mis le feu aux poudres sur le web. Plusieurs défendaient le groupe ou lui rendaient hommage, d’autres se moquaient de lui en le traitant de has been. Le meilleur et le pire des réseaux sociaux dans toute sa splendeur.

L’entrepreneur François Lambert a notamment pondu un texte percutant, reprochant au groupe de n’avoir pas su profiter des outils technologiques à sa disposition pour continuer à faire parler de lui et créer de l’engagement avec son public. « Je considère les artistes (chanteurs, humoristes, acteurs, peintres) au même titre que des entrepreneurs. Ils ont un produit à vendre, leur talent, et ils doivent utiliser les outils disponibles pour se faire connaître », écrit-il, citant Arnaud Soly comme un bon exemple d’artiste qui s’est mis sur la map grâce à sa présence sur les réseaux sociaux durant la pandémie.

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Un journaliste culturel a aussi raillé le groupe dans un tweet, en tournant en dérision sa décision d’annoncer sa fin en même temps que la sortie d’un nouveau single. « Plus courte rupture ever », écrit-il.

Un genre d’influenceur/coach de vie a même fait une sortie pour proposer au groupe quelques astuces pour faire parler de lui sur le web.

Bref, l’« Affaire Yelo Molo » (oui, j’ose) a fait réagir.

Un euphémisme selon le principal intéressé, encore secoué par la tempête des derniers jours. D’emblée, il assure que sa sortie n’a rien d’un coup d’éclat marketing : son groupe – dans sa forme actuelle en tout cas – est mort et enterré.

« C’est pas un stunt, j’ai pleuré toute la journée, on arrête pour vrai. »

Épuisé, mais pas furieux

L’homme assis devant moi est posé et reconnaissant de la vague d’amour reçue ces derniers jours. « Pour 1000 commentaires reçus, j’en ai 10 % seulement de négatifs », calcule ce prof de math, qui entame cette semaine une vingtième année d’enseignement.

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Déçu, un peu amer certes, mais Stéphane Yelle assure être loin d’être « furieux » comme l’a titré un média web. « J’étais surtout épuisé quand j’ai décidé de déposer ma guitare, mais calme », assure-t-il, ajoutant que cette décision n’a pas été prise sur un coup de tête.

Si la musique a toujours fait partie de sa vie (il a gagné à cinq ans le Festival du poêle à bois de Sainte-Julienne, en plus de battre Daniel Boucher à Cégep en spectacle), Stéphane Yelle a toujours mené conjointement de front ses carrières de musicien et de prof.

Sauf pour la frénésie des débuts, ça fait presque deux décennies qu’il se consacre à la musique surtout les fins de semaine et en spectacle. « C’est mon seul hobby, inspiré de mon père qui était musicien et imprimeur », raconte Stéphane Yelle.

Une vingtième rentrée pour le prof de math.
Une vingtième rentrée pour le prof de math.
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Il dit avoir l’appui de son groupe dans tout ça et travaille déjà à un « après Yelo Molo », sous une nouvelle forme.

En tirant la plogue, il prétend utiliser le seul pouvoir qui lui reste comme créateur : retirer Gros zéro et Sabrina. Parce que quand les grosses antennes diffusent ces classiques datant de vingt ans, c’est comme si elles envoyaient le message qu’il s’agit des dernières chansons du groupe, croit le chanteur.

En réalité, Yelo Molo a sorti cinq albums après Écoute!, qui a cartonné en 1999.

À ceux et celles qui l’accusent de ne pas avoir fait le saut au 21e siècle, Stéphane Yelle assure que ça fait presque dix ans que son matériel est transféré sur des sites comme Deezer, Amazon, Apple ou YouTube.

Le groupe roulait depuis quelques semaines deux chansons du dernier album sur ces plateformes et quelques radios indépendantes les ont diffusées. Stéphane Yelle s’était même permis d’y croire. « Un directeur de programmation de plusieurs radios m’a dit qu’on avait retrouvé notre ADN, que c’était du Yelo Molo 2.0… », rapporte le chanteur, qui ne comprend pas pourquoi ce dernier a ensuite fait volte-face.

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Stéphane Yelle doit payer environ 2 500 $ de sa poche pour l’embauche d’un promoteur radio (un tracker), dont le mandat est d’approcher des stations pour leur vendre un titre. Deux mille cinq cents dollars par chanson, sans aucune garantie. « On a essayé plusieurs prometteurs radios avec les années », souligne le chanteur, qui dénonce la mollesse des tentatives, souvent au moyen d’un simple courriel.

En fait, il a tenté de faire jouer deux chansons, ce qui représente donc un coût de 5 000 $, soit à peu près le montant que lui rapporte environ chaque année la diffusion de ses vieux succès aux antennes commerciales. Rien pour lâcher son job de jour, bref.

Stéphane Yelle n’a pas l’intention de répliquer à ses détracteurs et détractrices, désireux de tourner la page. « Comme je n’ai pas la même portée que François Lambert sur les réseaux sociaux, ça ne me donne rien », laisse tomber le musicien.

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Pendant qu’une partie du Québec a eu la toune Gros Zéro dans la tête plusieurs jours, Stéphane Yelle a pour sa part eu Y’à les mots de Francine Raymond. Un passage surtout.

« Les mots qui blessent comme autant de morsures

Les mots qu’on pleure et crache en venin dans le chagrin. »

Mais bon, Stéphane veut passer à autre chose, doit préparer sa rentrée scolaire et celle de ses deux enfants. « Ma condition rend un peu abstraites la méchanceté et la jalousie. Je n’ai pas beaucoup de filtre (il a distribué quelques doigts d’honneur sur les réseaux sociaux), mais je n’ai pas une once de méchanceté non plus », assure Stéphane Yelle, qui vit avec le syndrome d’Asperger.

Dans sa classe, il parle peu de musique avec ses élèves, encore moins de la sienne. « Je dois les gagner avec des maths. Mais sinon, ce qui les impressionne, c’est surtout le nombre de views de certains clips sur YouTube », sourit l’enseignant, qui sort quand même sa guitare deux fois dans l’année pour interpréter quelques vieux cover.

Crédit photo: Jenny Corriveau
Crédit photo: Jenny Corriveau
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L’argent ne motive pas ses actions. Il dit en avoir fait davantage avec sa musique qu’avec son salaire de prof pendant quelques années au début, sans plus. « Si je retire mes chansons, c’est par principe. L’argent n’a jamais été important. »

Il déplore le sort réservé aux artistes qui n’arrivent pas à faire jouer du matériel neuf à la radio. Il sait qu’il n’est pas le seul : plusieurs lui ont écrit ces derniers jours pour dénoncer un sort semblable.

« Je me sens comme une statue de cire quand j’entends mes vieilles tounes. En vieillissant en plus, je me trouve meilleur, mais tu te fais dire que tu dois rester un gars imberbe de 20 ans qui fait tripper les jeunes. »

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Stéphane Yelle se console avec les témoignages reçus, qui lui ont fait chaud au cœur. « Il y a par exemple cette fille qui m’a écrit qu’elle a commencé le trombone à dix ans grâce à Yelo Molo et qui joue aujourd’hui au sein de l’Orchestre symphonique d’Allemagne », s’enorgueillit-il.

Faible pourcentage de musique franco

S’il faut retenir quelque chose de constructif de toute cette saga, c‘est le débat lancé au sujet de la faible place de la musique francophone dans la programmation des radios commerciales. Un débat récurrent, porté notamment par l’ADISQ, qui n’a encore jamais mené à grand-chose.

« Leur planification (musicale) est un aveu du dédain de la musique francophone », tranche Stéphane Yelle, incisif au sujet des stations populaires.

À l’heure actuelle, la musique francophone enregistre effectivement une baisse sur les ondes des radios commerciales. Ces dernières – qui militent d’une même voix pour une diminution des quotas imposés par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) – utiliseraient plusieurs stratagèmes pour les déjouer.

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Pour tirer de telles conclusions, l’ADISQ avait analysé (avec l’agence Deepblue) les programmations de plusieurs stations montréalaises en 2019 (CKOI, RYTHME, ROUGE, CKOI). Les résultats ont été publiés l’an dernier, notamment dans cette enquête du Journal de Montréal.

Le règlement du CRTC stipule que « les stations de radio de langue française doivent consacrer au moins 65 % de leur programmation hebdomadaire à de la musique de langue française ».

Le hic, c’est que pour y arriver, ces stations concentrent au maximum la musique francophone dans les plages horaires les moins achalandées, où le public n’est pas vraiment au rendez-vous.

Par exemple, la proportion de musique franco oscille autour de 80 % tôt le matin et tard le soir, mais cette statistique chute à autour de 35 % à heure de grande écoute, bien au-dessous des objectifs du CRTC.

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C’est pire la fin de semaine, alors que les quotas du CRTC font relâche : les stations les plus populaires ont fait jouer en 2019 près de 90 % de musique anglophone entre 9 h et 18 h.

C’est sans compter les montages de chansons anglophones mises bout à bout sans interruption et compilées comme un seul morceau, ce qui a pour effet de restreindre le pourcentage anglophone et de gonfler artificiellement par la bande le nombre de titres francophones. Une situation aussi décriée par l’ADISQ dans son mémoire déposé en mars dernier.

Crédit photo: Jenny Corriveau
Crédit photo: Jenny Corriveau
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Cette situation et la sortie de Yelo Molo a d’ailleurs encouragé l’organisme Musique Bleue – un mouvement de solidarité québécois promouvant la consommation de musique locale – à dénoncer le fonctionnement des programmations radios. « Qu’on trouve Yelo Melo “Has been” ou qu’on trouve leurs chansons mauvaises ne change rien au fait que les radios nous servent depuis 20 ans les mêmes chansons au détriment de la vitalité et du dynamisme de la musique québécoise et ça c’est vrai que tu tripes sur la nouvelle toune de Kaïn ou sur celle de Klô [Pelgag] », peut-on lire entre autres sur sa page Facebook.

Si la sortie de Yelo Molo met le doigt sur un bobo, l’équipe de Musique Bleue, que nous avons contactée, estime que le chanteur du band ska n’est peut-être pas le meilleur messager. « On peut dire qu’il se plaint le ventre plein. Ses chansons, même si elles sont vieilles, passent autant ou plus qu’un artiste contemporain comme Lou-Adriane Cassidy », me cite-t-on en exemple.

L’organisme abonde par contre dans le même sens que le chanteur en ce qui concerne le manque de nouveautés musicales, accusant les radios de jouer safe avec de vieux classiques.

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Un net contraste avec la musique anglophone, dont la majorité des titres dans le top 50 des chansons les plus jouées chaque semaine sont des nouveautés.

Quant aux artistes québécois.es qui parviennent à se frayer un chemin jusqu’à la programmation des radios commerciales, ils et elles sont une poignée et ont souvent deux titres en même temps dans le palmarès. C’est le cas par exemple des Cowboys fringants, de Roxane Bruneau, de FouKy, des 2Frères et de Ludovick Bourgeois. « C’est un club très très sélect. Une Klô Pelgag qui gagne 18 trophées se fait quand même dire “bel essai” par les radios commerciales », déplore-t-on chez Musique Bleue.

L’organisme a d’ailleurs consacré une recherche complète sur la sous-représentation des femmes dans la programmation francophone des radios du Québec et les statistiques sont encore plus déprimantes, oscillant à 17 % et 6 % (d’artistes féminines francos) dans des stations populaires comme CKOI et Énergie (contre 24 % et 25 % pour Rouge FM et Rythme FM). Son mémoire a été déposé devant le CRTC en mars dernier.

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La solution? Nationaliser une radio et y diffuser du contenu 100 % québécois varié et reflétant la société actuelle, suggère l’organisme.

Là-dessus, Stéphane Yelle serait bien d’accord. Son groupe fera quelques concerts d’adieux prochainement, des engagements déjà prévus avant la tempête.

En rédigeant ce long texte presque entièrement sur Yelo Molo, j’ai du mal à chasser cette petite voix me murmurant que les détracteurs et détractrices du groupe sont peut-être dans le champ en l’accusant d’avoir manqué le virage numérique.

Et si Yelo Molo avait, au contraire, tout compris d’Internet?

Yelo Molo est mort, vive Yelo Molo!

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