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« Avec les nouvelles présentement, j’aime mieux prendre mon café avec la baleine chaque matin », lance Stéphanie, qui observe depuis trois jours les comportements du cétacé égaré, barbotant depuis samedi dans les eaux du port de Montréal, près du pont Jacques-Cartier.
Une visite rare d’une dizaine de tonnes qui attire chaque jour des dizaines de badauds sur le quai à l’ombre de la Tour de l’horloge, enthousiasmés à l’idée de profiter du spectacle de l’heure, le seul disponible en fait.
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Stéphanie, qui travaille en cinéma, débarque au quai très tôt le matin et repart à la tombée du jour, au moment où le rorqual à bosse y va de flips grandioses (la photo de couverture vient d’elle d’ailleurs).
«J’ai entendu dire qu’elle saute parce que le bruit sert à avertir sa famille ou ses semblables.»
« C’est difficile de savoir à quoi on assiste. Est-ce qu’elle (la baleine) fait juste chiller ou est-ce qu’on contemple en direct un animal en détresse », se demande Stéphanie, pendant que la principale intéressée expulse à intervalles réguliers d’impressionnants jets d’air de son évent.
« J’ai entendu dire qu’elle saute parce que le bruit sert à avertir sa famille ou ses semblables », intervient sa voisine de quai, qui tient dans ses mains un appareil photo muni d’un long téléobjectif.
Sur le quai, les nombreux curieux ébauchent toutes sortes de théories pour tenter de répondre à LA question sur toutes les lèvres: de quossé qu’elle fait là la baleine et pourquoi elle fait du surplace en nageant à contre-courant en face de la Biosphère depuis quelques jours?
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Stéphanie n’est pas une experte, mais elle traîne toutefois un iPad avec lequel elle consigne par écrit le suivi comportemental de l’animal. « Elle n’a rien à manger et est loin de son habitat naturel. Pas sûre qu’elle fait des flips parce qu’elle est contente. C’est peut-être de la frustration, mais il n’y a qu’elle qui le sait », raconte Stéphanie, qui envoie ensuite le fruit de ses observations au Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), qui documente la situation pour le compte du Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins (RQUMM).
Si les experts ignorent encore comment le mammifère marin (on ne sait pas non plus si c’est un mâle ou une femelle) s’est ramassé dans le 514, voici ce que l’on sait :
D’abord, on sait qu’elle est dans une posture de schnoute et on craint qu’elle soit coincée là.
Ensuite, on sait qu’il s’agit d’un rorqual à bosse âgé de deux à trois ans (un ado genre), en bonne santé et faisant preuve d’un « dynamisme remarquable », ce qui est relativement rare à l’adolescence.
«Elle n’a rien à manger et est loin de son habitat naturel. Pas sûre qu’elle fait des flips parce qu’elle est contente.»
C’est un pêcheur qui l’a aperçu pour la première fois au large de Québec le 26 mai, avant de signaler sa présence à la ligne d’Urgences Mammifères Marins. La même baleine donnait un show le lendemain devant le quai de Portneuf, avant d’aller rôder le 28 mai près du pont Laviolette à Trois-Rivières.
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Elle débarquait enfin le 30 mai à Montréal, après avoir fait un pit stop la veille dans le bout de Lanoraie. Une fois au large du Vieux-Port, une équipe du RQUMM a passé une journée sur l’eau pour en apprendre un peu plus, avec l’appui de l’escouade nautique du SPVM et des agents des pêches de Pêches et Océans Canada qui géraient le trafic autour.
Distanciation sociale de 200 mètres
Si la santé publique impose une distanciation sociale de deux mètres à cause de la COVID, le RQUMM recommande quant à lui une distance d’au moins 200 mètres avec le Quasimodo aquatique (la Loi impose 100 mètres). Le port du masque n’est cependant pas fortement recommandé, sauf si vous faites de la plongée (désolé). De toute façon, les experts vous déconseillent vivement d’approcher l’animal. « C’est pour sa sécurité surtout. Plus il y a de monde autour, plus ça génère du stress, plus ça le désoriente. On reçoit beaucoup de messages de gens qui veulent aider, mais parfois la meilleure chose à faire est de laisser la baleine se débrouiller. Laisser la nature agir par elle-même », résume Marie-Ève Muller, porte-parole du GREMM (ça fait beaucoup d’acronyme compliqué, mais disons que GREMM + RQUMM = même combat).
Elle ajoute que la baleine ne figure pas dans le catalogue des quelque mille rorquals à bosse répertoriés par la Station de recherche des îles Mingan, mais pourrait avoir été identifiée par des chercheurs aux États-Unis ou dans les Caraïbes, d’où elle migre chaque année. Il faudra donc s’assurer que ce n’est pas le cas avant de lui trouver un joli nom (vos suggestions en commentaires si jamais).
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Quant à savoir ce qu’elle fout dans le fleuve, là on se perd en conjecture. Possible que ce soit à cause d’une combinaison de facteurs, explique le RQUMM, citant par exemple le manque d’expérience de la baleine, la traque d’une proie ou l’exploration de nouveaux territoires d’alimentation.
«Il n’y a pas que des poissons dans le fleuve. Les gens vont peut-être réaliser l’impact de ce qu’on jette dans les égouts.»
Habituée de flotter dans l’eau salée, elle peut s’adapter momentanément à l’eau douce, mais pas éternellement. Si sa vie n’est pas menacée à court terme, elle devra néanmoins trouver une façon de sortir de ce cul-de-sac, estime Marie-Ève Muller. Mais selon cet article publié hier dans Le Devoir, la baleine pourrait s’accrocher les nageoires chez nous encore plusieurs semaines. « Ça nous inquiète, mais on a encore espoir. C’est arrivé fréquemment ailleurs dans le monde que la baleine reparte d’elle-même », résume toutefois la porte-parole, qui espère que cette première rencontre avec les Montréalais jouera un rôle de sensibilisation. « Il n’y a pas que des poissons dans le fleuve. Les gens vont peut-être réaliser l’impact de ce qu’on jette dans les égouts », mentionne-t-elle au passage.
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Une activité familiale
Son impact est en tout cas bien tangible sur le quai de l’horloge, où plusieurs familles défilent. « Je vais peut-être leur faire faire un exposé sur les baleines à bosse », suggère Annie-Ève, venue expressément voir la baleine avec ses trois enfants entassés dans une brouette.
« Maman est-ce que la baleine va mourir?», demande justement l’aîné.
-Je ne sais pas, répond Annie-Ève, cartésienne, avant d’immortaliser les sorties de l’eau sporadiques du rorqual avec un appareil Canon de qualité.
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Autour, les curieux jasent baleine, comparent leurs photos, sirotent un café ou se font un pique-nique malgré le temps gris. Plusieurs posent des questions à Stéphanie, devenue malgré elle l’experte sur le quai. Un peu plus loin, des coureurs font leurs étirements sur la rampe du quai en profitant du spectacle et des badauds alertent leurs amis au téléphone pour leur dire de venir voir le show. « Yeah, there’s actually a whale from Tadoussac in St-Lawrence-river», lance, excitée, une jeune femme à son interlocuteur.
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Suzanne a pour sa part mis le cap sur le quai pour sa balade quotidienne à vélo. « Ça me donnait un but. On ne peut pas aller à Tadoussac, mais pour une fois Tadoussac vient à nous », illustre la résidente de L’Île-des-Soeurs et Montréalaise de toujours, qui n’a de mémoire jamais entendu parler d’une baleine à bosse dans le fleuve. Elle n’a pas tort. Sauf un béluga aperçu en 2012, le RQUMM n’a en effet jamais répertorié de rorqual à bosse à cet endroit. D’autres rorquals ont cependant déjà été répertoriés dans le Vieux-Port, note le RQUMM. « Je trouve ça merveilleux, mais bon, c’est sûr que sa présence ici m’inquiète », admet Suzanne.
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Sur le fleuve, des bateaux pneumatiques de la Garde côtière et de sauvetage nautique circulent à bonne distance de la baleine apparemment endormie. « Mon amie m’a appelé pendant mon petit déjeuner pour me dire de venir et j’ai aussitôt pris mon vélo », souligne Anaïs, pendant que les cris stridents des goélands en arrière-plan nous rappellent ce que nous oublions trop souvent, c’est-à-dire que nous habitons dans une ville portuaire.
Puis après un long moment passé à contempler la baleine faire des allers-retours à la surface pour prendre une puff d’air, un petit couple commence à s’éloigner.
« C’est bon, je l’ai vu…», justifie la fille.
Comme quoi on peut se tanner de n’importe quoi dans la vie, même de regarder une baleine à bosse dans le port de Montréal.