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Le blues du businessman qui voulait être photographe

L’ex-PDG de Sid Lee, Jean-François Bouchard, lance son deuxième livre.

Par
Jean Bourbeau
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« Je partage mon temps entre ici et New York », déclare Jean-François Bouchard en paraphrasant malgré lui un des couplets de la célèbre chanson de Starmania interprétée par Claude Dubois.

Casquette Permanent Vacation vissée sur la tête et Nike aux pieds, il m’accueille, décontracté, dans son loft inondé de lumière sur le Plateau-Mont-Royal. Cofondateur de l’agence Sid Lee et de C2 Montréal, Jean-François incarne l’essence même de l’entrepreneur moderne.

« Avant de fonder Sid Lee, j’hésitais entre plusieurs métiers : restaurateur, avocat, designer graphique ou photographe. J’ai finalement choisi le design graphique et j’ai trippé comme un fou », confie-t-il. Une carrière couronnée de succès qui ne l’a pas empêché de nourrir sa passion pour la photographie lorsqu’il en avait l’occasion, exposant régulièrement ses œuvres dans des galeries à travers le monde.

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Après avoir vendu ses parts d’entreprise il y a quelques années, Jean-François, aujourd’hui âgé de 55 ans, s’est naturellement tourné vers l’art, une transition qui n’a pas été sans défis. « C’était un véritable choc de passer de 800 employés à zéro. Quand j’étais à la tête de Sid Lee, on répondait à mes courriels, j’avais une structure solide qui me backait. Mais en tant qu’artiste naissant, t’es un nobody. Il faut tout reconstruire et tu te sens comme un outsider, un imposteur, même. »

Il reconnaît avoir dû faire face à quelques préjugés, surtout au Québec, où beaucoup le considèrent davantage comme un homme d’affaires avec un hobby que comme un véritable artiste. « Sympathique, tout au plus », admet-il. Il est toutefois bien conscient du privilège que lui confère son parcours entrepreneurial : « Je n’ai pas à me nourrir grâce à mon art, ce qui me permet d’explorer plus librement, contrairement à tant d’artistes qui doivent jongler entre divers emplois ou multiplier les demandes de bourses. »

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Jean-François n’a pas froid aux yeux et n’hésite pas à relever des défis. Ses deux derniers projets, Exile from Babylon, une série sur la marginalité de Slab City en Californie, et le livre In Guns We Trust, qui examine la fétichisation des armes à feu aux États-Unis, illustrent non seulement ses intentions artistiques, mais aussi son désir d’explorer des univers alternatifs.

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Et quelle est la genèse de son deuxième titre, The New Cubans ?

« C’est dans un bar drag à La Havane, en 2016, que j’ai réalisé à quel point la société cubaine avait évolué, passant d’un régime communiste très répressif envers la communauté LGBTQ+ à une grande tolérance. J’y ai découvert un monde parallèle jusque-là insoupçonné », raconte-t-il.

En 2019, avec l’expansion de l’accès à Internet, la jeunesse cubaine commence à se connecter au monde, notamment via Instagram, adoptant les dernières tendances internationales. C’est justement à travers l’application qu’il rencontre Devon, une jeune Havanaise, qui devient sa porte d’entrée dans la scène underground de la ville. « On s’est retrouvés en plein tournage d’un clip dans une vieille maison en ruine du Centro, où habite l’ancien directeur du ballet national avec ses chihuahuas et ses robes extravagantes. Des personnages excentriques allaient et venaient, des jeunes qui auraient pu être de Los Angeles, Tokyo ou Berlin. Le contraste entre cette scène et l’image que j’avais du vieux régime communiste m’a frappé. »

Devon lui lance alors : « We are the new Cubans. » Il n’en faudra pas plus pour que cette phrase devienne le titre de son prochain projet. « Il ne me restait plus qu’à trouver le langage visuel pour bien exprimer la richesse de cet univers. »

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Bouchard décrit sa pratique comme empreinte d’un esprit de guérilla, citant parmi ses premières influences des photographes de guerre tels que James Nachtwey, qu’il considère comme un véritable héros. Il s’inspire également de photographes conceptuels comme Gregory Crewdson et Jeff Wall, dont les œuvres sont très millimétrées et cinématographiques. « Ce sont deux influences diamétralement opposées », reconnaît-il, en montrant quelques exemples à partir de sa vaste collection de monographies.

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Équipé d’un matériel minimaliste, il transporte l’ensemble de son équipement dans un simple bagage à main, incarnant ainsi l’antithèse de l’opulence que sa fortune personnelle pourrait laisser présager.

Ses photographies, empreintes d’une poésie mélancolique aux accents baroques, capturent l’essence d’un Cuba flamboyant et émancipé, malgré les épreuves du quotidien. « Les gens pensent souvent que mes clichés sont de grandes mises en scène, mais tout est très spontané », explique-t-il. « Je demandais simplement aux gens de s’habiller comme ils le souhaitaient, et en cinq minutes, c’était dans la boîte. » Il privilégie les premières minutes de chaque prise de vue, cherchant à conserver une spontanéité brute. En jouant sur les lumières ambiantes, il met en valeur la texture visuelle des lieux et des personnages qu’il croise, et ne fait que très peu de retouches ultérieurement.

Un tel projet n’arrive pas sans moments de grâce : « Parfois, je n’en revenais pas d’à quel point la prise était parfaite. C’était trippant. »

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Créé entièrement de nuit, l’artiste explique comment les scènes à faible luminosité s’intègrent naturellement dans son parcours. « Quand j’étais PDG, je voyageais souvent pour affaires pendant la journée. Mais la nuit, je sortais avec ma caméra. Mon night shift commençait. Je photographiais des villes qui m’étaient étrangères, m’insérant dans des univers parallèles. »

Le livre The New Cubans dépeint une jeunesse en pleine transformation, brisant les codes figés de l’ancien pays, tout en étant tiraillée devant un avenir plus qu’incertain. « Plusieurs de mes sujets ont quitté l’île pour l’Europe ou l’Amérique du Nord », confie Bouchard. En pleine crise migratoire, le pays a perdu plus de 10 % de sa population en seulement deux ans. Exacerbé par des facteurs économiques, politiques et sociaux, ce départ massif a été particulièrement marqué entre 2021 et 2023, avec environ 1,5 million de Cubains ayant quitté le pays selon certaines estimations. « Mes photos sont devenues des vestiges d’un monde en train de disparaître, car l’exode touche particulièrement les jeunes. »

Un signe marquant de cette transition est l’essor des tatouages au sein de la jeunesse cubaine. Autrefois presque interdits, ils sont désormais impossibles à ignorer. « J’ai photographié 300 personnes, et à peine quelques-unes n’avaient pas de tatouages. »

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Pour le photographe, le succès de ce projet repose sur la fierté que ses sujets éprouvent en découvrant ses images. « Si ces jeunes décident de partager mes photos d’eux sur Instagram, c’est que j’aurai réussi », conclut-il, soulignant que leur rencontre s’est faite sur cette même plateforme, bouclant ainsi la boucle. Il convient de préciser qu’une telle rencontre aurait été impossible il y a à peine quelques années.

Ce projet marque également une nouvelle étape dans son parcours artistique. Des lancements et des expositions sont prévus à Montréal, mais aussi à Paris, New York, La Havane et Mexico, sans oublier la sortie imminente d’un documentaire qui explore l’impact de la migration cubaine, ainsi qu’une installation vidéo dédiée aux prêcheurs de rue.

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Aujourd’hui, après avoir longtemps navigué entre différentes identités, Jean-François Bouchard se sent enfin légitime : « Pour la première fois, je peux dire que je suis artiste en passant à la douane. Ça m’aura pris des années. »

Un titre amplement mérité.