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Le bleu dans le feu

Par
Manue des Rosemomz
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L’aiguille du compteur s’incline. Ma jambe étirée, mon pied enfonce la pédale. Les poteaux de téléphone se succèdent. Rapidement. Je conduis sans conduire, comme si j’étais sur un tapis roulant. La dernière fois que j’ai emprunté ce chemin, ma mère m’annonçait au téléphone que la sienne était morte. C’était il y un an. Même route, mêmes arbres timides et nus.

Il y avait ce ciel qui grisonne, se fronce et se fonce devenant un plafond noir qui écrase et qui donne une impression d’être au Kansas. Une sensation de fin du monde imminente. Un mur de pluie dense, dense, dense qui force à ralentir, effaçant le ciel et la terre. Et puis la lumière du soleil couchant s’est mise à percer ce nuage qui me contenait, le transformant en un rideau blanc mouillé et lumineux. Le blanc est soudainement passé au jaune éclatant et éblouissant. Toujours les larmes sur mon pare-brise, je traversais un orage d’or.

J’avais jamais vu un truc pareil, le cœur me battait dans la gorge. Mais je souriais en pensant à ma grand-mère dont le lit était encore chaud. Cette contemplatrice des nuages, des boîtes de diapos remplies de petits morceaux de ciel dans son garde-robe. Cet orage, ses adieux.

***

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Moi qui vis constamment avec les lunettes de la mort collées devant les yeux et la peur de crever sans cesse dans le fond de la bouche, je me suis dit que ça pourrait être bien que je crée un super événement météorologique quand je partirai. Moi aussi, je créerais bien une méga cellule orageuse dans le soleil couchant qui te blaste et te coupe le souffle. Un truc qui dure 3 minutes et qui disparait, qui te fait penser que t’as rêvé ou halluciné. Je peinturerais bien une aurore boréale qui hypnotise le soir de ma mort. Ou encore j’orchestrerais une giga-tempête de neige qui abrille toute la laideur du monde d’une couche de moelleux.

Je ferais ça pour toi, tit-enfant d’à peine 8 ans. Pour que tu te rappelles de moi, de mon amour, de mes (quelques) bons coups.

Si je meurs tôt, j’en ferai mille des affaires de même. Je te ferai danser les foins sur le bord de l’autoroute quand tu descends à Québec, je dessinerai des cœurs en frimas dans la fenêtre de ta chambre, je ferai chanter les glaces qui dérivent sur le fleuve, je dirigerai des chorales de grillons pour ton anniversaire, je ferai faire cent ricochets à ton caillou.

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Je voudrais que tu te rappelles de moi, de moi avec toi, quand tu apercevras les nuages d’oiseaux, les lucioles, le bleu dans le feu. Quand tu entendras le bruit des pas dans la neige, quand tu sentiras l’odeur berceau de la forêt. Quand tu verras une petite feuille rebelle qui s’accroche tout en haut d’un arbre et qui ne veut pas s’envoler.

Pourquoi j’ai tant besoin de savoir que tu vas te rappeler de moi, si je disparais demain ? Pourquoi cette idée que je t’ai tant à te léguer ? Pourquoi mes valeurs seraient-elles plus estimables que celle des autres ? Pourquoi cette urgence de transmettre ? Je t’ai écrit mille testaments qui te suggèrent quel livre garder sur ton coeur quand tu chercheras un sens, quelle chanson écouter quand il pleut… et comment faire ma recette de ratatouille.

J’ai toujours peur de ne pas voir tes jambes s’allonger, de ne pas croiser tes yeux amoureux, de ne pouvoir laver les armoires de ton premier appartement sur Coloniale, de manquer ta carte postale de l’Islande. Peur de ne pas être là pour te consoler et te dire que j’ai confiance en toi quand tu seras fragile et que tu auras attrapé le doute.

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J’ai aussi fait mille listes de tuteurs. Malgré cela, je t’imagine parfois partir vivre avec ton père dans cet autre pays où l’on apprend trop rapidement qu’on peut coucher ou payer pour obtenir ce que l’on désire. Il me fait peur cet endroit. Au fond de moi, je sais que tu aurais raison de partir avec lui, il t’adore et sait prendre soin de toi. Mais je me fais des scénarios catastrophes. Toi, déguisée en princesse vendant des tacos dans un boui-boui. Il m’arrive de faire ce cauchemar.

Parfois, mon sol tournoie, je me sens étranglée. La maison au complet est animée par la centrifugeuse de la peur. Un sifflement fou dans mes oreilles et des mains invisibles qui les bouchent en pressant trop fort sur ma tête. L’envie d’être morte plutôt que de vivre dans des scénarios d’horreur. Mon cœur peine à pomper ce sang goudronneux qui empoisonne ma tête et mes idées. Submergée par les drames de l’imaginaire.

Le pire, c’est que quand cette tempête se lève, je ne suis plus avec toi.

J’ai si peur de te perdre que je ne te vois pas.

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Pourtant, tu es bien là. Un crayon à la main, tu gribouilles des arcs-en-ciel et des tempêtes de neige aux couleurs psychédéliques sur un vieux boutte de circulaire, qui au départ, était drabe comme l’autoroute 20 en novembre.

C’est là que je comprends que ce qu’il y a de plus important pour moi, je te l’ai déjà légué : cette façon de voir, même dans le pire, la beauté.