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Le bel âge

Par
Catherine Ethier
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Mes hommages.

Cette histoire prend racine à la pharmacie, entre le présentoir des poêles antiadhésives et une déstabilisante sélection de Russel Stover. Pour une rare fois, je ne faisais pas le pied de grue au Jean Coutu pour me renseigner sur la qualité de ce nouveau mascara qui me promet de me révolutionner le cil, le statut et de faire de mon strabisme un véritable gala.

Je faisais plutôt la file au comptoir de la poste, fébrile de récupérer un sombre béret commandé en ligne (et de m’offrir cette poêle qui me promettait du baloney rissolé comme on rissole SUR LA CROISETTE). Mais cette file, cette interminable file tardait à se matérialiser en « v’là ton cass’, ma belle fille, ça va faire 100 piastres de douanes ».

Devant moi, quelques hommes en costard faisaient doucement résonner la semelle italienne de leurs pantoufles en cuir patin pour signifier l’importance du temps (et de la bologne) qui leur était arraché. De mon côté, je me surprenais à ne pas me souffler dans le toupette d’épuisement senti comme Marie-Chantal Perron dans un commercial de pain, et me consacrais plutôt l’attente à l’analyse de cette étonnante carte de souhaits qui célébrait le passage d’une jeune fille au statut de femme. Un FÉLICI-RÈGLES. Quelle chance. Une fillette recevrait une carte de souhaits pour avoir commencé ses crottes alors que moi, je n’avais reçu qu’une boîte de kotex et un regard en biais de ma prof de ballet classique quand je m’étais levée la patte bien haut avec une assurance Deschâtelets, pour constater avec horreur dans le grand miroir mural que mon fond de culottes pêche avait l’air d’avoir tenté de sauver le Soldat Ryan (mais sans succès).

MAIS QUELLE SINGULIÈRE ANECDOTE DE PHARMACIE QUE CELLE-CI.

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Cramponnez-vous, parce que j’en arrive au gars qui était au comptoir.

Le gars. Ciel. Un homme. Un gentilhomme. Une brindille au vent. Un sémillant nonagénaire à la voix si frêle et si dépourvue du stock d’air nécessaire pour compléter une phrase de quatre mots que le pigeon voyageur qu’il avait sans doute sollicité pour envoyer sa missive l’attendait pour lui faire un lift jusqu’à sa transfusion sanguine de midi. Frêle, frêle poulet que ce fier client, et dont la conversation décousue avec le commis m’a tirée de ma rêverie menstruelle.

Alors que je croyais que le beau monsieur prenait simplement LE RESTE DE SA VIE pour emballer soigneusement les dragées qu’il comptait envoyer à son penpal rencontré à la Guerre des Boers, je constatai que l’éternité passée au comptoir postal prenait son origine dans un grand, très grand désarroi.

C’est que l’homme – coiffé d’un canotier. Le vrai modèle. Je parle souvent de canotiers, un couvre-chef qui m’obsède et me séduit, mais je ne les vois qu’en peinture ou sur la tête de monsieur Burns dans sa folichonne vingtaine. Lui, ce matin-là et tous les autres matins de sa vie, s’en coiffait, tout juste après avoir clippé ses couvre-bottes de danseur de musical qui se fait retirer du stage d’un franc coup de canne – l’homme, donc, vivait de pénibles minutes dans ce futur auquel il n’était pas prêt.

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La machine Interac dans ses petites mains en papier de soie, il admettait tout : la lourdeur de la température, la délicatesse du bouquet des branchées Glade de l’allée d’à côté, la beauté des boîtes à malle, les bienfaits de la sauce HP et l’horreur sans nom du lupus, mais jamais, JAMAIS il n’admettrait qu’il ne captait pas une seule des instructions commandées par sa transaction bancaire.

Le choix du compte. Le NIP. L’insertion de la carte du mauvais bord. LE OK.

À chaque transaction, son aventure.

Mais comme l’aventure avait dû être recommencée trois fois suite à une insécurité doublée d’une anecdote sur la fois où il avait attaché des oignons après sa ceinture, le vieillard perdait patience. Même si personne dans la file ne lui témoignait véritable exaspération. Même si tous, TOUS, fondions sans contredit pour sa petite nuque décharnée et rosine, sur laquelle on aurait, chacun notre tour, volontiers déposé un bécot pour lui dire que toute allait ben aller.

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Que de se tromper huit fois quand on achète des timbres, ça arrive au meilleur des citoyens. Au maire. À la plus Angus des entrecôtes.

Mais le fier témoin de la Grande Dépression vivait l’humiliation de sa vie. Ce jour-là, c’est pas le miroir baroque de son entrée qui lui renvoyait son âge; c’était ce monde qui va trop vite. Ce monde robotisé qui ne s’harmonise plus à son charleston. Cette jeunesse qui, bien malgré lui, lui échappe chaque jour.

« Ça n’a pas de maudite allure, ces machines-là. C’est pas de ma faute. C’EST LES MACHINES. Vous devriez lire 1984. Tout vous-autres. Ça vous serait utile »

Il s’était retourné vers nous pour, en guise d’excuse, nous foutre la pétoche, Winston Smith à la glande lacrymale.

Personne n’a dit mot. Personne ne lui a dit que ça irait. Que je faisais bien pire avec mes humiliations mensuelles « Fonds insuffisants ». Que j’avais souillé ma culotte en plein Lac des cygnes.

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Nous, ce qui nous rassure avec les personnes âgées, c’est de publier des photos compassionnelles de nous, accrochés au cou de mamie Sucrette ou d’un papy à moitié conscient qu’un portrait se prend, en lui rendant hommage sur Facebook pour se réconforter dans notre spaciosité d’âme d’avoir posé chausson aux soins intensifs. D’être de beaux êtres humains.

SI BONS.

Comme cet humoriste de qualité au nom d’agent secret, ruisselant de fierté de se croquer la bette près de sa grand-mère pas toute à elle (et pas toute dans la photo), le fil d’oxygène bien en vue pour ajouter au tragique et au touchant d’un hommage de pauvre qui se fait aller les sourcils.

Cette anecdote de pharmacie, j’ai eu envie de l’écrire pour te dire de tendre l’oreille, Cécile. De nous lâcher avec ton amour pratique pour ta mamie quand les j’aime se font timides. Et d’essayer d’accompagner ces petites feuilles au vent, celles que tu croises chaque jour à essayer d’ouvrir leur sachet de Sweet’n’low, quand elles se perdent dans les méandres de l’achat d’un ticket de métro.

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Te dire quoi faire. C’est ça que je me suis dit que je te dirais, aujourd’hui.

La bise.

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