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« Prenez soin de vous et on a hâte de pouvoir faire le party avec vous! », peut-on lire sur l’affiche placardée sur la porte, des souhaits qui laissent un goût amer au lendemain de l’annonce de la fermeture du mythique bar le 2Pierrots, dernière victime commerciale de la pandémie.
Pour en jaser, Marilou Scascia Ruel, la propriétaire et fille du fondateur Robert Ruel, me donne rendez-vous à la boîte à chanson de la rue Saint-Paul.
Le Vieux-Montréal est désert, sauf pour la file interminable s’étirant autour de l’Accueil Bonneau un peu plus loin.
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Pierre, un ex-client nostalgique.
Soudain, un promeneur solitaire s’amène sur la rue pavée. Pierre a lu l’article au sujet de la fermeture dans La Presse et c’est la nostalgie qui a guidé ses pas jusqu’ici. « J’ai 54 ans. Je venais ici à 18 ans, lorsque le chansonnier était Paul Piché. J’étais sur le BS et je venais à pied de mon appartement sur la rue Laurier », raconte ce chauffeur d’autobus scolaire.
Marilou m’ouvre. Il est 10h, mais sa journée semble déjà bien entamée. Son téléphone ne dérougit pas depuis qu’elle a annoncé la fermeture, la veille, sur la page Facebook du bar. Son message a été partagé 14 000 fois, sans oublier les 8 000 commentaires. « Je ne m’attendais pas à ça, c’est une vague d’amour incroyable! », s’exclame à chaud la propriétaire aux yeux pétillants, qui n’en revient pas de l’ampleur de la couverture médiatique.
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La pimpante boss du 2Pierrots.
Elle souligne en riant la traduction moyennement réussie du célèbre hymne de boisson « au front ti bus, au nez ti bus, au menton bus etc. », devenue « At the front ti bus » dans cette publication anglophone.
Est-ce qu’une telle démonstration de solidarité pourrait mettre la fermeture sur la glace? Hélas non, rétorque Marilou, puisque le bâtiment est déjà vendu et sera consacré à un projet immobilier. « Il va toujours avoir le 2Pierrots c’est certain, mais je ne sais pas sous quelle forme », résume-t-elle, sans en dévoiler davantage.
Il y a quelque chose de triste à contempler le bar vide, un peu en chantier, avec un escabeau et des tabourets éparpillés sur ce qui fut certainement un des planchers de danse les plus collants de bières en fût renversées de la galaxie.
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Sans oublier les dizaines d’artistes qui ont défilé sur la scène, rendant chaque semaine hommage à la musique traditionnelle francophone. Paul Piché, Yelo Molo, Daniel Boulin (« le roi de la soirée », dixit Marilou), Martin Fontaine (oui oui le king québécois), le groupe Lendemain de veille et même un certain Manuel Tadros, à une époque où il était plus connu que fiston. Un très bon musicien, souligne Marilou, qui peine à se rappeler tous les artistes qui ont foulé l’emblématique scène. « Il y a même Daniel Pouliot (autre légende de la place) qui m’a demandé la semaine passée la permission de venir jouer une dernière fois sur la scène », explique, encore émue, Marilou, qui l’a autorisé à venir chanter Un musicien parmi tant d’autres d’Harmonium dans l’établissement vide.
Plus de petit train
Si le projet de vendre le bâtiment abritant le 2Pierrots était déjà dans l’air, la pandémie aura porté le coup de grâce à l’établissement encore populaire, même s’il n’était plus ce qu’il était durant ses belles années. « C’est la COVID qui a fait qu’on a décidé de fermer si rapidement, on aurait pu rester encore un bon moment sinon », croit Marilou, qui n’aurait jamais imaginé que le 7 mars dernier – le jour de son anniversaire – serait l’ultime last call. « On ne pouvait pas ouvrir en respectant les consignes sanitaires avec 700 personnes qui viennent chanter et danser. On ne pouvait pas demander aux gens de ne plus faire le « petit train », c’est ça l’essence du 2Pierrots », résume Marilou.
Le « petit train », les classiques de la musique keb, les fêtés invités à grimper sur scène pour caler un petit pichet au son du menton-bus: tout le monde ou presque doit avoir vécu son moment « 2Pierrots » une fois dans sa vie.
J’y venais pour ma part avec mes amies Chantale et Jessica, tous les trois assis sur la banquette avant (oui oui) d’une vieille Dodge Aries 1985 beige. C’était les années 90, on pouvait fumer en dedans, l’indépendance était un projet concret et je faisais chaque fois semblant que c’était ma fête pour avoir mon mini-pichet gratos. La candeur régnait encore à l’époque alors personne ne demandait à voir mes cartes. « Hey tu me dois de l’argent! », plaisante Marilou.
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Mon look très époque 2Pierrots, avec Chantale à gauche et Bénérice (oui oui) à droite.
Je me souviens sinon d’un slow sur la mezzanine avec Chantale sur du gros Dany Pouliot. Red red wine la toune ou une de La Chicane, c’est pas clair.
J’y suis retourné ironiquement il y a deux ans avec mon amie Joëlle, pis j’ai trouvé le moyen de me faire un fun noir sur le dance floor rempli de Français venus prendre une puff de québécitude. « Dans nos soirées, il y avait des jeunes de 18 ans et des gens dans la cinquantaine. Et même quand c’était moins la mode, on a toujours réussi à garder le cap », explique Marilou, qui se souvient par contre des années 90, une période faste où la fibre nationaliste battait son plein, lorsque 1000 personnes pouvaient se présenter à la porte chaque soir. « On ne voulait pas de bataille, alors on a consacré beaucoup d’efforts et d’argent à la sécurité », souligne Marilou.
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Yelo Hugo et Joëlle dans un dernier party ironique finalement l’fun.
Si tout le monde a son anecdote du 2Pierrots, imaginez Marilou qui a littéralement été élevée entre les murs du 104 Saint-Paul. « J’ai grandi avec de la musique québécoise et des serveurs qui m’emmenaient manger de la crème glacée à côté. Il y avait un tel esprit de famille », se souvient-elle, nostalgique. Lorsque son père a ouvert le bar (scindé en deux adresses, le Pierrot et le 2Pierrots), il y avait de la musique live en permanence. D’ailleurs le nom « 2Pierrots » fait référence aux chansonniers en résidence dans les deux estaminets à l’ouverture en 1974: Pierre David et Pierre Rochette.
Pas moyen de se pogner le beigne
Depuis hier, Marilou reçoit de nombreux témoignages des dizaines d’employés qui ont défilé dans le bar depuis ses débuts. Des messages qui la touchent énormément. Un de nos collègues chez URBANIA est d’ailleurs du lot. Francis assure conserver de précieux souvenirs de ses cinq années passées sur le plancher du bar festif. « C’est un bar que je connais par cœur. On dirait que j’ai une maîtrise dans ce bar-là et qu’elle ne me sert plus à rien », illustre Francis, qui n’oubliera pas de sitôt le travail à abattre à chaque quart de travail. « C’était cinq heures de rush sans arrêt, il n’y avait pas moyen de se pogner le beigne. Même quand le bar était moins populaire à la fin, on sentait qu’il y avait encore un hype, que ce type d’établissement répondait à un besoin. »
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Notre collègue Francis dans le temps qu’il travaillait fort
Pour l’heure, c’est un autre morceau de l’histoire de Montréal qui s’effrite avec ce nouveau départ, après le 281, le Thursday’s, le Moishes et la Maison du Jazz ces derniers mois. Disons que la personne de 46 ans qui se réveillerait du coma dans lequel elle était plongée depuis 1996 perdrait ses repères sur un moyen temps.
Pour nous ménager un peu, Marilou promet que l’âme du 2Pierrots restera bien vivante. Elle travaille d’ailleurs à l’organisation d’un spectacle d’adieu virtuel le 12 décembre prochain, avec des artistes chouchous qui ont marqué l’histoire du bar.
Traduction: tes chances d’entendre en direct la toune Gros Zéro de Yelo Molo sont crissement bonnes.
Je quitte Marilou, plusieurs entrevues l’attendent.
Dehors, le soleil brille en plus de cette chaleur bizarre de novembre.
Un itinérant titube devant la porte, en parlant pour lui-même à voix haute. « Que de bons souvenirs, que de bons souvenirs », répète-t-il sans s’arrêter.