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L’autre midi à la table des Alcooliques Anonymes

Un jour à la fois: on a assisté à une rencontre des AA.

Par
Hugo Meunier
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« On cumule 130 ans de sobriété à nous quatre! », s’exclame fièrement André, flanqué de Jean-Louis, de Pierre et d’une dame qui n’a pas voulu se nommer.

Les quatre amis papotent joyeusement devant le Centre Saint-Barthélemy, quelques minutes avant leur meeting se déroulant chaque midi, du lundi au vendredi.

COVID oblige, le nombre de membres est restreint à 25 à l’intérieur de la salle située au sous-sol du bâtiment du quartier Villeray.

C’est Jean-Louis, le représentant des services généraux, qui m’accueille. L’idée était de voir comment les Alcooliques Anonymes s’en sortent, à l’heure où notre fil Facebook a l’air d’avoir sombré dans l’alcool et où les plus longues files pandémiques s’étirent devant les succursales de la SAQ.

« Ça me fait du bien, je veux voir mes amis », résume André, sobre depuis 32 ans, lorsque je lui demande pourquoi il préfère assister physiquement aux réunions.

Parce qu’à l’autre spectre des 5 à 7 virtuel, les meetings AA via Zoom connaissent un vif engouement depuis le début de la crise. Mais ils sont plusieurs à préférer les meetings « physique », où les membres peuvent socialiser autour d’un café filtre gratuit.

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Un baume pour ceux qui vivent des heures sombres, renchérit Lucien J., coordonnateur de la région 87 qui représente une bonne partie des AA québécois, regroupant au total quelque 25 000 membres.

Il admet sans détour que les rechutes sont fréquentes depuis le début de la pandémie, notamment en raison de la solitude. « On entendait la souffrance dans les meetings Zoom. En juin et juillet, c’était rough, on l’a bien ressenti», raconte Lucien J., qui se souvient d’un jeune homme de Québec qui se morfondait seul dans son un et demi. « Il nous arrachait le cœur », explique-t-il, sans élaborer.

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À la reprise des meetings « en présentiel » en juin, lorsque les rassemblements intérieurs de 50 personnes ont été autorisés, un autre problème est vite apparu : qui peut entrer et qui ne peut pas.

Ces rencontres étaient si attendues qu’il fallait refuser des gens à la porte. Surtout que le nombre de ces rencontres a été réduit drastiquement, passant de 850 à une centaine par semaine dans la seule région du sud-ouest de la province (la plus grosse, qui englobe Montréal et la Montérégie). « Il était quand même temps, puisque plusieurs membres attendaient de se trouver au bord du précipice avant de se tourner vers les parrains, les Zoom et les appels », raconte Lucien J., ajoutant que le nombre de participants aux meetings physiques a été restreint à 25 en zone rouge depuis le début de la deuxième vague. « On ne veut pas refuser des gens qui ont besoin de nous et en plus, il faut payer le loyer de nos salles », explique-t-il, ajoutant se débrouiller uniquement avec les contributions volontaires. « Si on a 25 personnes au lieu de 80, c’est problématique », illustre-t-il.

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« Beaucoup de nouveaux ont rechuté, c’est difficile pour eux », admet Jean-Louis, qui cumule 51 ans de sobriété. « Les gens se sentent tout seul, le mal-être amplifie », souligne pour sa part Pierre, sobre depuis 21 ans.

Quelques minutes avant le début du meeting, les membres masqués doivent signer un registre à l’entrée, où une dame nous offre un café.

La salle est pleine, les 25 chaises espacées à deux mètres sont occupées.

Il y a deux personnes derrière une table à l’avant, installée devant un grand miroir qui recouvre l’entièreté du mur. André, sobre depuis 32 ans, se présente au micro pour le traditionnel accueil des nouveaux.

Il n’y en a aucun aujourd’hui, juste des vieux de la vieille qui semblent se connaître depuis la nuit des temps.

Des membres défilent à l’avant pour lire à voix haute les 12 étapes et la prière de la sérénité.

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« Nous avons admis que nous étions impuissants devant l’alcool, que nous avions perdu la maîtrise de notre vie », récite Sylvie.

Un membre va nettoyer le micro avec une guenille et un poush-poush après chaque lecture.

Parmi les membres assis, certains gardent leur masque, d’autres le retirent pendant la rencontre.

Jean-Louis s’avance à son tour pour présenter le membre qui fera le partage du jour.

« Salut les amis, Jean-Louis, alcoolique »

– Salut Jean-Louis.

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« Ici c’est la dernière porte, mais c’est la bonne. Juste arrêter de boire n’est pas la solution, mais c’est un début. L’important est de prendre les choses une journée à la fois », martèle le vétéran, pendant qu’une membre fait le tour de la salle pour ramasser des dons. « Soyez généreux, c’est notre seule source de revenus et il faut payer notre salle », souligne Jean-Louis.

« Plusieurs groupes ont fermé de peur d’avoir une éclosion dans une salle et de faire ainsi parler du mouvement pour les mauvaises raisons », m’a aussi souligné auparavant le coordonnateur Lucien J.

Pierre s’amène à l’avant pour son partage.

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La salle est suspendue à ses lèvres. Une membre opine énergiquement tout au long du témoignage d’environ 45 minutes, solidaire de déboires visiblement vécus par plusieurs. « Si je viens vous parler de mon rétablissement et mon alcoolisme, c’est certain que je vais vous parler de Dieu », lance d’emblée Pierre, un frêle homme de 65 ans qui a cessé de boire il y a 20 ans.

Avec aplomb, il évoque la mort de son père, ses années de boisson, son divorce houleux. « Je buvais tout le temps. Un alcoolique, c’est pas quelqu’un qui boit trop, c’est quelqu’un qui est pas capable d’arrêter », nuance Pierre, ajoutant se sentir privilégié d’avoir jusqu’à aujourd’hui surmonté ses démons. « J’aurais été malheureux d’avoir la COVID dans ce temps-là, l’alcool était au centre de ma vie et de toutes mes activités sociales, mon obsession », confesse Pierre.

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Il conclut son partage en se confiant sur sa récente crise cardiaque, où il a bien failli y laisser sa peau. « J’ai pensé à vous parce que vous êtes mes frères et sœurs, parce que vous avez souffert comme moi. Aujourd’hui mon cœur marche à 40% mais je suis en vie. Fuck la COVID! », résume Pierre, s’attirant les applaudissements nourris de la salle.

Denis, un autre membre, mentionne également le virus en initiant le traditionnel « Notre Père » pour clore la séance. « Pour tous ceux qui souffrent et qui n’ont pas la chance d’être au meeting à cause de la COVID, notre père qui êtes aux cieux… »

La séance est levée, la salle se vide. Dehors, une dame grille une cigarette sous le soleil. Elle ne rate presque aucune séance, une façon de briser l’isolement. « Pour moi les AA c’est le contact. Le café et la poignée de main. Bon pas la poignée de main présentement, mais j’aime pas ça en Zoom ou au téléphone (un autre service offert) », explique la membre.

Assis sur un banc dans le parc en face du Centre Saint-Barthélemy, Denis me raconte à son tour son cheminement et les raisons qui l’ont amené à rechuter il y a deux mois, après cinq ans de sobriété. « Il n’y a pas de raisons en fait. J’avais soif », justifie candidement cette armoire à glace de 65 ans, qui a commencé à boire à l’âge de 10 ans.

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Il ajoute n’avoir senti aucun jugement de la part des autres membres lorsqu’il a confessé sa rechute lors d’un récent partage. « Je suis déjà à terre, pourquoi on me crisserait des coups de pied », demande-t-il, pendant que des enfants s’amusent dans un module devant nous.

Cet employé du milieu funéraire admet vivre très difficilement la pandémie, ce qui a accentué son envie de boire. « J’ai vu des deuils très difficiles à faire et je me suis oublié là-dedans. Ces situations m’amenaient à boire après le travail, je me disais que je méritais ma bière », raconte Denis, qui a marqué au fer rouge la date du 29 juillet dernier, jour où il est entré en thérapie pour « se reposer de lui-même ». « J’étais en boule dans mon lit, rongé par l’angoisse », confie Denis, qui dit prendre aujourd’hui la vie du bon côté, en s’efforçant de voir le verre à moitié plein. « Un bonheur qui n’est pas partagé est un chagrin qui se repose », philosophe l’homme, paraphrasant Léo Ferré.

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J’abandonne Denis sur son banc de parc, pendant qu’il s’allume une deuxième clope.

Je suis déjà loin lorsqu’il m’interpelle d’une voix forte. « Tu lâches pas Hugo, c’est juste une mauvaise passe! »

Bizarrement, cette phrase sortie de nulle part me réconforte.

Comme les AA, j’essaye de prendre les choses avec optimisme, un jour à la fois.