.jpg)
Last call pour la meilleure poutine au Québec
« J’en ai mangé en crisse, des poutines, et celle-là est meilleure que les autres », professe à mes côtés un glouton la bouche pleine, visiblement satisfait, le dos courbé vers son bol et la fourchette travaillant sans répit pour rassasier son appétit.
C’est dans un décor bucolique, entre bovins paresseux et vieilles granges qui tiennent encore debout par miracle que je suis venu enquêter sur l’un des grands rebondissements culinaires de l’été. Car paraîtrait-il qu’au milieu de cette contrée rurale figée dans le temps en pleine Mauricie se cacherait rien de moins que la meilleure poutine au Québec (au monde!).
.jpg)
Au plus fort de la saison des casse-croûte, des milliers de poutine sortaient chaque jour de la petite cuisine de cette ferme de pommes de terre devenue sensation du jour au lendemain. L’histoire ne s’invente pas.
Le 30 octobre dernier était la dernière journée de l’année pour y goûter. J’en ai profité pour aller faire le bilan de cette année folle avec le couple qui n’avait rien vu venir et, bien sûr, pour goûter à ce que certaines personnes décrivent comme un joyau de la gastronomie québécoise.
La table est mise, mais avant, faisons un peu la lumière sur toute cette histoire.
.jpg)
Patricia Claveau et son conjoint Guy Fradette sont propriétaires de la ferme Les Couleurs de la Terre, située à quelques kilomètres du village de Yamachiche. Le couple est bien connu dans la région pour son kiosque dans les marchés publics, où il met de l’avant ses récoltes, qui comptent quelque 35 variétés de pommes de terre.
Mais au mois de juin 2022, sa poutine, qu’il offre de manière tout aussi itinérante depuis 25 ans, allait soudainement le plonger dans une saison surréaliste.
.jpg)
La saga débute lorsque le tiktokeur Niko Atsaidis fait sensation avec son projet de critiquer 50 poutines de la province en quelques jours seulement. Une épopée aussi graisseuse que sérieuse qui met l’eau à la bouche à ses dizaines de milliers de fidèles. Et quelle poutine couronne-t-il grande vainqueure? Eh oui, celle de la ferme Les Couleurs de la Terre.
Il n’en fallait pas plus pour que l’entreprise familiale soit envahie par les goinfres. « Tout d’un coup, ce n’était plus notre clientèle locale, me lance Patricia, costumée en sorcière pour l’Halloween. Il y avait des voitures partout et certains avaient parcouru des centaines de kilomètres. Le weekend après [la venue de Niko Atsaidis] a été complètement démesuré. »
.jpg)
« Après cette semaine de folie, j’ai fait une publication sur nos réseaux remerciant les gens qui s’étaient déplacés d’aussi loin que la côte est américaine ou du nord du Québec. Et là, les journalistes ont sauté sur le sujet, amplifiant à leur tour le phénomène. La file s’est encore plus allongée », se souvient-elle avec enthousiasme.
Dépassé par cet engouement surprise, le couple a néanmoins décidé de se retrousser les manches et d’affronter la tempête.
Patricia estime que le pic de l’achalandage est survenu autour de la mi-juillet, où la famille, qui compte heureusement une petite armée de six enfants, ne semblait jamais voir la fin de la file.
.jpg)
Les hordes de gourmand.e.s attendaient plus d’une heure, se stationnant là où ils le pouvaient. Un joyeux chaos s’était installé sur la paisible route de campagne habituellement occupée par les tracteurs. « Une chance qu’on n’a pas beaucoup de voisins, s’esclaffe Patricia. Au départ, on n’avait pas de personnel pour gérer le stationnement, alors pour se faire pardonner du trafic, on leur a promis qu’ils pouvaient venir sans faire la file. »
La circulation débordait parfois jusque dans le village de Yamachiche, dont la population s’est gentiment prêtée au jeu de guide touristique pour diriger l’émeute affamée. « Beaucoup de monde ne savait pas que nous étions une ferme. Je crois que Yama était fière de devenir aussi populaire », avance Patricia, qui mentionne également que selon les rumeurs, les affaires ont augmenté partout dans un rayon de 50 km.
.jpg)
« On n’a jamais autant parlé en anglais et en espagnol que cet été, mentionne la patronne. L’origine de notre clientèle s’est inversée, venant maintenant à 80 % de l’extérieur. La majorité de Montréal. »
Les semaines se sont enchaînées et l’achalandage n’a pas dérougi. « Bien beau trouver des solutions de débrouille, mais on n’avait pas le temps de faire quoi que ce soit. On savait pas combien de temps ça allait durer, alors on a improvisé avec la famille! Ma plus jeune de 11 ans et ses amies s’occupaient de distribuer les cabarets aux heures de pointe. »
.jpg)
Sans oublier que les pommes de terre servies dans chaque plat proviennent exclusivement de leurs terres. « À un certain moment, on attendait vraiment la récolte de 2022 parce qu’on avait épuisé toutes nos réserves de 2021. À partir de fin juillet, on récoltait le soir même pour la frite du lendemain. » Les tubercules étaient petits, mais la cantine en avait besoin pour garder la tête hors de l’eau.
Au mois d’août, l’affluence de la clientèle s’est stabilisée autour de 1000 personnes par jour.
.jpg)
Intrigué, je demande sans broncher quel est le grand secret de leur succès. « Dans une poutine commerciale ou même gourmet, la frite est souvent laissée pour compte, explique Patricia. Nous, on a décidé de concentrer nos efforts sur cet élément. On a fait beaucoup de tests et on est demeurés rigoureux sur la qualité. Les friteurs sont mes garçons ou mon chum. On sait où chaque pomme de terre a poussé dans le champ. On goûte à chaque batch. On cherche la variété avec le moins d’eau, pour ne pas qu’elle se gorge d’huile et demeure croustillante. »
.jpg)
La ferme estime avoir servi pas moins de 75 000 curieux et curieuses cette saison. Soit cinq fois plus que la précédente. Sa place au sommet du palmarès du tiktokeur a toutefois engendré un aspect compétitif que le couple n’avait jamais imaginé.
« C’était fou. Il y avait des clients qui étaient déçus, d’autres pas contents. Y’a même quelqu’un qui nous a réclamé de l’essence parce qu’il jugeait que ce n’était pas la meilleure poutine selon lui. Ça a attiré plein de drôles d’oiseaux. Il y en a qui cherchaient la salle climatisée, la commande à l’auto, d’autres critiquaient que le stationnement était trop loin du comptoir. Tout d’un coup, on devait gérer l’imprévisibilité des réseaux sociaux et les avis en ligne et réaliser que chaque poutine était maintenant analysée! »
Nullement plaintive de son nouveau destin, la ferme a tenté, malgré la tourmente, de rester fidèle à son identité. « À vrai dire, on ne s’en est jamais fait avec ça. Nous n’avons jamais affirmé qu’on avait la meilleure poutine au Québec! Ici, y’a jamais eu rien de mesuré. Notre sauce est encore faite au feeling! », dévoile l’enseignante au Cégep de Victoriaville en marketing agroalimentaire. Une expertise qu’elle a largement pu mettre en pratique.
.jpg)
Et croyez-le ou non, des fines bouches de Victoriaville et de Drummondville auraient même avoué à Patricia sa suprématie : « Ok, on abdique, vous avez la meilleure », trahissant sans gêne leur plus noble patrimoine. Une consécration.
.jpg)
Et mon verdict personnel?
Par souci de professionnalisme, je n’avais rien avalé de la journée, question d’avoir un palais vierge et un estomac bruyant fin prêt à recevoir la bête.
La frite est en effet craquante, et ce, jusqu’à la fin du plat. Un mérite rarissime. Le fromage en grains 100 % jersey est frais et en quantité généreuse, tandis que l’onctueuse sauce brune est étonnement délicate. Le tout s’épouse avec harmonie par un ratio étudié. Une poutine d’une qualité indéniable, mais est-ce la meilleure? « Une question de goût », mentionne une dame à une table voisine. Je partage son avis.
Était-elle meilleure que ma petite poutine à l’aréna de Saint-Romuald après notre victoire au tournoi pee-wee en janvier 1998 ou celle des Escoumins après cette longue journée sous la pluie? Chaque Québécois et Québécoise possède son podium fluctuant en fonction de ses propres expériences. Et c’est ce qui fait, selon moi, la magie de notre plat national.
En d’autres mots, la meilleure poutine est un impossible, un mythe. Elle n’existe qu’à travers sa quête.
.jpg)
Au moment où je m’égare dans mes réflexions bidon, un chaton me frôle la jambe. Force est d’admettre que le décor du comptoir fermier est irrésistible. On dévore en y côtoyant un âne, des lapins et des dindes en liberté. Au loin, des enfants courent après une oie. Est-ce que les charmes de l’endroit jouent sur les papilles? Le foodie est après tout une créature sensible aux hamacs et au feu de camp.
.jpg)
« C’est au final une belle histoire. On se trouve chanceux d’avoir reçu autant d’amour et on souhaite que les gens reviennent l’été prochain. Mais peut-être pas aussi nombreux! », conclut Patricia en blaguant, à l’aube de vacances bien méritées.
.jpg)
La panse pleine, je reprends le chemin de la Grande Rivière dans un coma merveilleux comme tant d’autres avant moi. Le soleil couchant, ma voiture glisse le long d’une plaine ambrée, mon regard avalé par sa douceur pittoresque.
Voilà, peut-être, le secret de la meilleure poutine de l’été.