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L’article que j’ai pas réussi à écrire

Un premier face à face avec Pierrot. 

Par
Pierrot
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Le 20 mai 2024, je pédale vers le campement McGill. Je veux écrire un article sur la mobilisation qui a lieu à l’université en opposition au génocide des Palestiennes et Palestiniens. Cette réalité décrissante m’agrippe par les tripes depuis des mois. Le Canada joue un rôle dans le financement et l’armement de l’armée israélienne, donc je joue un rôle.

Comment se solidariser avec les humains qui sont prisonniers de camps de concentration à ciel ouvert? Les institutions de notre pays – dont l’université McGill – soutiennent le gouvernement qui lâche des bombes sur les réfugiés. J’entends souvent la phrase : « C’est un conflit extrêmement complexe. » Est-ce qu’en soulignant la complexité d’un génocide, on n’encourage pas les gens à se croire trop imbéciles pour prendre position? C’est une question que je pourrai poser aux militants du campement. J’ai une amie dans l’organisation, une fille que j’admire parce qu’elle réussit à ne pas être passive malgré son sentiment d’impuissance. J’ai hâte de la voir. J’aime l’humanité quand elle s’oppose à l’horreur.

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Je sue à grosses gouttes. Il fait 29 degrés Celsius à Montréal, aujourd’hui. Il reste juste une gorgée d’eau dans ma bouteille d’un litre. Je me dis que bientôt, le réchauffement climatique va tous nous faire souffrir, et je me rassure en pensant qu’au moins, mon chum est vasectomisé. Je porte des shorts noirs pas encore déchiquetés, des Crocs gris pas encore troués et un chandail bedaine que mon ancienne coloc m’a légué, et qui sera bientôt maculé de sang.

Je tourne sur Saint-Urbain, je m’arrête pour regarder Google Maps. La prochaine rue où je dois tourner est Milton. Je vais arriver dans dix minutes. La lumière est verte. Je traverse. Les voitures sont arrêtées, leur moteur réchauffe l’air. Un scooter est en mouvement. Il est loin, mais il arrive vite. Je tente un contact visuel avec le conducteur, il ne me voit pas. Je crie, et le scooter percute mon vélo.

Je suis-tu morte ? Non. Je suis par terre. Je suis-tu paralysée? On va voir ça.

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Je tasse le vélo. Je me lève. Je marche jusqu’au trottoir. Se faire rentrer dedans par un scooter : coché. C’était pas sur ma bucket list, mais ça peut toujours servir pour plus tard. J’ai-tu mal? Je pensais que ce genre de choses faisait mal. Mais non, j’ai juste l’impression que mon corps est en train de disparaître. Qu’il clignote. Je m’accote sur un mur de briques. Quelqu’un parle.

— Êtes-vous correcte?

— Ouais, ouais. Je vais m’appeler un Uber.

Je descends la main vers mes shorts, elles sont mouillées comme si j’avais sauté dans une piscine. Je ne sais pas où est mon cellulaire.

— Tu perds beaucoup de sang. Je vais appeler une ambulance.

Je regarde par terre, il y a effectivement une flaque rouge.

— Ouin, c’est peut-être mieux.

— Veux-tu rentrer dans le café t’asseoir? Il y a l’air climatisé, ça va te faire du bien.

J’ai froid. J’essaye de bouger. C’est impossible. Je pense à mon chien. Je pense à mon lit. Je pense à ma chambre. Je pense à la toile de mon meilleur ami, Do Lessard. C’est la plus belle toile du monde. Je voudrais être dans ma chambre, sur mon lit, à regarder la toile de Do Lessard avec mon chien.

— Je t’ai appelé une ambulance, je leur ai dit de se dépêcher.

— Ouain. Merci.

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Mon chien vient de commencer à muer. Il faut le brosser tous les jours en lui donnant des morceaux de foie séché. Qui va le brosser ce soir? Qui va le brosser demain?

— Veux-tu de l’eau ?

— Nah.

Quelqu’un me ramène mon sac à dos et mon cellulaire. Je contacte ma coloc. Elle va pouvoir s’occuper de mon chien. Je ferme les yeux un peu. Les pompiers me parlent. Ils déposent une couverture de laine sur mes épaules. Ça me réchauffe, mais je continue de trembler. Ils me demandent si je suis capable d’ôter mes shorts. J’essaye. Puis, la lucidité embarque; un premier élan de terreur. Il y en aura des centaines d’autres dans les minutes, les heures, les semaines à venir. Mes shorts ont fusionné avec les lambeaux de chair entre mes jambes. Elles sont collées là.

Une policière me pose des questions, me pointe mon vélo, il est défoncé. Je pourrai aller le chercher au poste plus tard. Elle me donne une carte événement. Mon accident est l’événement 93. Je pense au Monopoly, à Destin et à Frosthaven. Je ne savais pas que dans la réalité aussi, on avait des cartes événements. Je pense à Jean René Junior Olivier, assassiné le 1er août 2021 par la police de Repentigny. Je me sens faible. J’ai de la misère à répondre aux questions. Les ambulanciers arrivent. La policière s’en va. Ils sont deux. Ils portent des bottes à cap d’acier et des chemises pâles. Ils ont l’air d’avoir cinq ans de moins que moi. Leur visage est intact, leur peau est en santé. J’ai peur que ma blessure les dégoûte. On s’échange quelques mots. Ils m’attachent sur une civière et me rentrent dans l’ambulance. Puis, encore d’autres questions :

—On est quelle date ?

J’ai l’impression qu’on vient d’avoir cette conversation-là.

— Je le sais jamais.

—On est quel jour?

— J’ai pas de travail.

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J’avais cuisiné une soupe au poulet, la veille. Mes colocs n’en voulaient pas, j’avais ajouté cinq poivrons verts dedans et ça goûtait les vidanges. J’avais écrit mon nom sur un bloc de tofu pour préparer un sauté de légumes plus tard. J’avais laissé une brassée de lavage dans la sécheuse. L’ambulancier fait couler de l’eau tiède entre mes jambes pour décoller mes shorts de ma vulve. Je hurle de douleur. C’est une douleur sans arrière-pensée, sans résistance, beaucoup plus grande que mon âme. Malgré les trips d’acide, les séances de méditation, les orgasmes que j’ai eus dans ma vie, j’ai jamais été aussi petite que dans cette douleur-là. Il réussit à retirer mes shorts.

— Une étape de faite!

On s’encourage l’un l’autre. Si j’avais la force, je lui ferais un high five. Il m’enlève mes culottes. Son visage se fige.

— Qu’est-ce tu vois?, je lui demande. Qu’est-ce qui a?

— C’est, c’est…

Il cherche quelque chose de positif à dire, ça se voit.

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—Y a pas de morceau de chair détaché. Ça n’a pas complètement explosé.

— Ma vulve, mon vagin, mon utérus, toute ça, c’est dead, right? Je pourrai jamais avoir d’enfants, right?

— Je peux pas me prononcer pour le moment.

Il installe un pad mouillé entre mes jambes, le pad s’imbibe de sang. On se rend lentement vers le CHUM. Il y a pas mal de trafic. Quand je l’entends parler avec son collègue du gars

suicidaire de la semaine passée qui lui a disloqué l’épaule, je me dis que j’vais sûrement pas mourir.

— Moi, en tout cas, j’vais jamais te disloquer l’épaule, que je lui dis pour détendre l’atmosphère.

Je rentre au CHUM pour la première fois de ma vie, directement en salle de gynécologie. Il n’y a personne de disponible pour m’examiner. Je vais vivre une transe entre les néons et le fond du monde pendant quatre heures avant d’accepter que je dois pisser. Pisser, c’est verser de l’acide dans mes plaies ouvertes. Mes cris deviennent ceux d’un animal qu’on torture. Je ne les reconnais pas, ils ne sortent pas de moi. On me pique avec de la morphine. Thank God.

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Mon père arrive. Il parle à une préposée, il lui dit que j’ai écrit un roman qui a connu un franc succès, cette année. Elle s’en câlisse. Après, il vient me chuchoter à l’oreille :

« Il y a vraiment des gens que l’art, ça ne les intéresse pas. »

Vers minuit, deux gynécologues me font des points de suture. Ils me piquent pour me geler et la piqûre me donne l’impression qu’on rentre un morceau de verre dans ma plaie. Je hurle. Ils n’attendent pas assez longtemps avant de rentrer leurs aiguilles. Je sens tout. Je n’oublierai jamais leurs ricanements, ils parlent d’autres choses pendant qu’ils me recousent.

Puis, ils négligeront de faire un examen interne, et ne verront pas l’hématome qui s’est formé à l’intérieur de moi. Une trentaine d’heures plus tard, les tissus sont sur le point de déchirer sous la pression du sang qui les gorge. Ma vulve a la taille d’un pamplemousse. Il faut enlever les points de suture. Je serai changée d’hôpital, j’irai à Pier-Boucher où ma tante travaille comme infirmière. Je serai examinée par un médecin qui ne saura pas quoi faire, puis un résident en gynécologie qui ne saura pas quoi faire, non plus. On m’explique que chaque accident de la route est un cas unique. Que c’est toujours compliqué.

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C’est le tour du gynécologue de garde à l’urgence de venir me voir. Il jette un rapide coup d’œil et décide qu’on va m’opérer tout de suite. Je rentre en salle d’op. M’injecter du fentanyl et du propofol dans le corps : coché. Ça non plus, c’était pas sur ma bucket list.

Je fais de très beaux rêves et quand je me réveille, je comprends que quelque chose en moi vient d’être réorganisé. Mon corps pourra guérir au lieu de continuer à décompenser dans le mauvais sens. C’est la première fois en quarante-huit heures que je ressens de l’espoir. Les trois fois où je vais revoir le gynécologue qui m’a opérée, je vais avoir envie de m’agenouiller devant lui et de pleurer sur ses mains et lui répétant « merci de m’avoir sauvé la vie ». Je ne ferai évidemment pas ça et je me contenterai de répondre à ses questions le plus rationnellement du monde. Mais je garde encore au fond de mon être la certitude que sans son intervention, mon sang et mes plaies se seraient infectés et je serais morte.

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Une amie vient me rendre visite. Je donnerai pas son nom, parce qu’elle préfère garder l’anonymat. Elle a un œil au beurre noir et un gros sourire dans la face. Elle me raconte qu’elle s’est battue, hier, avec des gars qui ont essayé de voler du stock dans un crack house où elle se trouvait par pur hasard. Je tire le rideau pour ne pas déranger le monsieur dans le lit à côté du mien. Il sort d’une opération intense, lui aussi. Puis, mon amie m’annonce qu’elle vient d’entrer dans un gros band de métal. Sa vie ne sera plus jamais la même. Je suis fière d’elle.

Do, le peintre, arrive. Les deux sont là, assis au pied de mon lit et on se met à faire des jokes de plus en plus connes. C’est comme partir un feu sous la pluie. C’est plus difficile, mais ce sont ces feux-là qui comptent le plus. Un préposé vient m’expliquer comment aspirer de l’air dans une pompe pour rouvrir mes poumons qui se sont peut-être affaissés pendant l’opération. Je siphonne la pompe.

Enweille, suce, c’est tout ce que tu vas pouvoir faire, à c’t’heure, remarque mon amie.

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On éclate tous de rire sauf le préposé. Sous mon drap d’hôpital, mes plaies brûlent et expulsent du sang. J’aurai mal comme ça chaque fois que je rirai. Il est neuf heures du soir.

Ça fait une heure qu’on leur a demandé de partir. Ils s’éternisent. Ils combattent la douleur avec moi. Le préposé revient à la charge. Do place un sac de jujubes dans ma main avant de partir. Je ne bouge pas et m’endors avec le sac toujours dans ma main. Les couleurs pastel des jujubes sont belles. Il ne me viendra jamais à l’idée d’en manger.

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Cinq jours passent. À un moment, une médecin m’examine et me donne mon congé. Je vais avoir besoin d’une chaise roulante et d’un proche aidant pour mon chien et moi. Je me rappelle que je voulais écrire un article sur le campement McGill, sur la résistance, sur la solidarité entre les peuples. C’est dead. Les séquelles de mon traumatisme crânien vont durer plus longtemps que tous les campements de Montréal. Un jour, je vais réessayer.

Dans le prochain article, je ne raconterai pas seulement ma semaine de marde. J’essaierai de montrer c’est quoi, concrètement, se mobiliser contre l’horreur.