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L’art perdu du flânage

Par
Laurent Turcot
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Flâner : une « immense jouissance », selon Baudelaire, pour qui aime à se promener dans la rue pour le simple plaisir de l’observation. Jouit-on ainsi aussi immensément aujourd’hui? Laurent Turcot, professeur d’histoire à l’UQTR, a vraiment étudié la question et regrette ce petit bonheur tombé en désuétude.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce que Balzac qualifiait de « petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris »? Que reste-t-il aujourd’hui de ceux qui déambulent sans raison véritable, qui en prennent le temps, de ces gens « qui ne marchent jamais en écervelés » dixit Balzac? Eh bien ma foi, rien, ou si peu. Nous assistons depuis une trentaine d’années à un mouvement lent, mais continu, qui nous arrache de l’espace public pour nous lancer dans le virtuel des échanges.

La faute de Steve Jobs et des autres

Les rues ne servent plus à se promener avec des tortues, comme on le proposait de manière métaphorique aux promeneurs dans les passages couverts à Paris au 19e siècle. Car le flâneur est mort, il n’existe plus! Il n’est plus à Paris, à New York, à Londres et encore moins à Montréal. Les transformations des médias au 21e siècle, et plus particulièrement de la télévision et de l’Internet, où le pittoresque, l’éclatant et le nouveau se croisent et se transforment à un rythme effarant, ont provoqué la mort progressive de la figure du flâneur.

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On délaisse le plaisir de multitude pour une expérience coupée de tout et de tous. Aujourd’hui, la rue ne peut concurrencer les stimuli incessants des nouvelles plateformes multimédias. Pire encore, les téléphones intelligents créent une bulle de plus en plus étanche autour de chaque individu. Les espaces publics ne seraient ainsi qu’une série d’individualités qui communiquent ensemble par l’entremise de la technologie.

À quoi sert la rue, alors ?

On pourrait facilement dire qu’il s’agit d’une scène dont les tableaux changeants agrémentent et pimentent la vie ordinaire. Toutefois, outre les retraités, les clochards et autres meubles du mobilier urbain, il n’y a plus personne pour apprécier et déguster le sac et le ressac de la foule dans la rue, si ce n’est par un coup d’œil sur un fil Instagram où l’on est plus intéressé à lire les commentaires ou à mesurer le nombre de likes sur chaque cliché que de s’arrêter et de profiter des beautés de l’espace public.

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Soyons franc : la rue n’est plus un espace de contemplation, mais un lieu pensé pour faciliter la circulation. Certes, il y a toujours les bancs, mais seulement pour ceux et celles qui prendront un repos temporaire avant de reprendre leur marche pour se rendre à ce fameux point B. De toute façon, hélas, on se méfie de celui qui s’arrête, regarde, réfléchit et observe naïvement. Parlez-en à ceux qui déambulent près de la Place Émilie-Gamelin qui, en observant une foule prête à manifester, se retrouvent pris en souricières et doivent payer une amende de plus de 600 $ pour avoir voulu simplement être spectateur de la vie urbaine normale !

À nous la rue?…

On pousse même l’insulte jusqu’à inscrire, sur les places publiques et dans les rues, « Interdit de flâner », comme si le terme était maintenant, pour les autorités, synonyme de danger et de délinquance ! Pire encore, le cœur de chaque ville, avec ses artères qui lui permettent une circulation vivifiante, est maintenant sous vidéosurveillance. Les caméras que l’on installe çà et là pour, dit-on, prévenir, repérer et empêcher les actes délinquants ne sont qu’un exemple supplémentaire de la manière dont on arrache la rue au flâneur. Comment alors peut-on flâner ?

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Il reste toujours un sentiment pour l’observateur, celui pour qui, disait Baudelaire, « la foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson », que le flâneur est enterré sous le pavé. Parce qu’il y a une façon, n’est-ce pas. L’honorable Hector Fabre en parlait justement en 1862, à propos de Montréal: « On reconnaît facilement le faux flâneur (…) il a la démarche mal assurée; il va trop vite ou trop lentement; il ne sait pas s’arrêter au coin de la rue; il ne sait pas tout voir sans trop regarder; enfin, il menace de se perdre sans cesse dans la foule des passants. »

Peut-être sommes-nous tous devenus aujourd’hui, en 2013, de « faux flâneurs » ?

Pourrions-nous un jour retrouver ce simple plaisir de la déambulation rêveuse ?

Illustration: Martine Frossard
http://martinefrossard.com/