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L’art de se magasiner un bébé reborn

Mon rejeton d'occasion

Par
Maxime Beauregard-Martin
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Pour devenir parents, la plupart des gens attendent que la nature fasse son œuvre, ajoutent leur nom à une liste d’attente d’adoption, ou ont recours à la science… Mais d’autres n’ont besoin que d’une recherche Kijiji. Enquête sur le troublant marché des bébés reborn.

TEXTE MAXIME BEAUREGARD-MARTIN
POUR LE SPÉCIAL NOS PARENTS DU MAGAZINE URBANIA

***

« Mon petit KaÏ cherche famille pour adoption. »

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A vec son impressionnante tignasse pour ses « 6 lbs 2 onces », ses yeux bruns bridés et son pyjama de nourrisson à imprimé de baleines, Kaï a — je dois l’avouer — un petit je-ne-sais-quoi d’attendrissant.

Quoique l’emploi du mot « adoption » puisse porter à confusion, rassurez-vous : vous ne venez pas de lire le cri du cœur d’une fille-mère québécoise cherchant désespérément une famille pour son rejeton sur Internet. Non. Il s’agit plutôt d’une annonce Kijiji mettant en vedette une poupée reborn de seconde main.

Apparue dans les années 1990 à Hollywood pour répondre aux besoins des tournages de films, la mode des bébés reborn s’est répandue comme une traînée de lait en poudre un peu partout dans le monde. Membres sculptés en argile polymérisée, yeux en billes de verre, cheveux en poils de chèvre et bourrure de microbilles : on ne lésine pas sur les matériaux pour reproduire le plus fidèlement possible la pureté du nourrisson. Depuis, les reborn les plus réussis ont envahi plusieurs productions télévisuelles québécoises, notamment LOL. Mais la démocratisation de la pratique aura aussi provoqué la naissance de modèles à l’allure plutôt douteuse… comme la poupée dénommée Maïka, création québécoise — aux fesses et au dos fabriqués avec des implants mammaires — qui nous donne la terrifiante impression que Michèle Richard s’apprête à tourner un remake québécois de L’étrange histoire de Benjamin Button.

On ne lésine pas sur les matériaux pour reproduire le plus fidèlement possible la pureté du nourrisson.

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Nous avons cité un peu plus haut le cas de Kaï, mais nous aurions tout aussi bien pu mentionner ceux de Mattew, Kim, Tristan, Boël ou Charliefille. Autant de poupons en vinyle ou en silicone aux noms discutables en quête d’un nouveau foyer grâce aux petites annonces, et qui témoignent de la popularité grandissante de ces poupées au Québec. Mais qui sont donc les parents qui forment cette communauté de reborners ? Enquête Kijiji.

Sacré Denis Lévesque

Avant d’aller plus loin, laissez-moi vous dire qu’il n’aurait pas fallu que la linguiste Marie-Éva de Villers se magasine un reborn sur Kijiji. La quantité de fautes d’orthographe auxquelles s’exposent les potentiels acheteurs ne diminuait en rien les préjugés que je pouvais entretenir sur cette passion. Une attitude impardonnable — je l’avoue —, que Marie-Clo, une génitrice chevronnée de poupées, aura tôt fait de déboulonner avec son approche terre-à-terre : « Si une poupée en vinyle, ça dérange les gens, c’est que ce sont peut-être eux, les dérangés. » Passionnée de couture et de bijouterie, Marie-Clo est devenue « reborneuse » par hasard en naviguant sur Internet.

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« Quand j’ai commencé en 2007, j’étais la première au Québec à fabriquer des reborn. Comme j’ai élevé trois garçons, je fabriquais surtout des filles pour pouvoir leur mettre des petites robes. Mais je ne m’attache pas à elles. C’est sûr qu’il y a des poupées dont je suis plus fière — même si je les réussis pas mal toutes —, mais ça s’arrête là. Il y a une “reborneuse” qui a dit à Denis Lévesque qu’elle pleurait à chaque fois qu’elle devait se séparer de l’une de ses poupées. Je respecte ça, mais ce n’est pas mon cas. Mes gars étaient insultés, par contre. Ils voulaient que j’appelle à l’émission pour dire qu’on n’était pas toutes folles comme ça ! »

La prémisse idéale du prochain Patrick Sénécal.

Marie-Clo a offert sa toute première création à la mère d’une amie souffrant d’Alzheimer. Une malcommode qui boudait le personnel de sa résidence et qui ne voulait jamais faire sa sieste. Alice, la poupée de vinyle, a contribué à adoucir ses derniers jours. « Elle aimait que les infirmières lui posent des questions sur Alice. Elle acceptait aussi de dormir l’après-midi, à condition qu’Alice soit à ses côtés. »

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En 10 ans de carrière, Marie-Clo s’est développé une clientèle exclusivement féminine. À travers les commandes bisannuelles d’une collectionneuse de poupées rousses de la Virginie, ou celles d’une grand-mère de Baie-Comeau souhaitant une réplique pour chacun de ses quatre petits-enfants, se sont malgré tout glissées d’autres requêtes pour le moins morbides. « Il y a une cliente aux États-Unis qui m’a demandé de lui faire un reborn dans lequel je mettrais les cendres de son bébé décédé. J’ai mis une semaine à rédiger une longue lettre pour lui expliquer que ça ne se pourrait pas. Peut-être que ça lui aurait fait du bien, mais peut-être que ça lui aurait fait l’effet inverse. Je ne suis pas psychologue, moi là, je fais des poupées ! »

De l’ami à Chucky

Pour ne pas encombrer l’appartement qu’elle partage avec deux autres colocataires, Élaine Chicoine entrepose sa vingtaine de reborn un peu partout dans sa chambre : une douzaine sur une étagère, un sous-groupe dans un carrosse. Depuis deux ans, elle estime avoir investi près de 8 000 $ dans sa collection, soit 400 $ par poupée. La prémisse idéale du prochain Patrick Sénécal, me direz-vous ? Le cauchemar des uns fait le bonheur des autres, vous répondrai-je. « Je n’ai jamais eu d’enfants, alors ça comble peut-être un besoin inconscient, suppose Élaine. Et à force de discuter avec des collectionneuses sur des groupes Facebook, je me suis développé de nouvelles amitiés. » Élaine n’est pas assez mordue des poupées pour changer leur couche, mais elle considère l’option d’adopter un jour un modèle en silicone assemblé par une « reborneuse » vedette des États-Unis pour… 2 000 ou 3 000 $.

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Dans le cas de Stéphanie*, c’est pour vivre à fond la passion de sa meilleure amie qu’elle a cassé son cochon et s’est procuré, à 13 ans, une poupée reborn à 365 $. Tsé, quand, pour témoigner de son affection, un best friend yin et yang de chez Ardène ne suffit pas ! « Nous avions chacune notre poupée, se rappelle-t-elle. On se voyait pour s’occuper d’elles. Mon amie lui donnait le biberon, lui crémait la peau, lui lavait les cheveux. Elle m’a aussi incitée à acheter des vêtements et un carrosse à la mienne. Et quand j’allais dormir chez elle, mon amie programmait des alarmes de bébé qui pleure au beau milieu de la nuit pour qu’on nourrisse nos poupées. C’est à ce moment-là que j’ai trouvé que ça allait un peu loin. »

En soulevant Mattew, j’ai le réflexe de lui soutenir la nuque

Deux ans après son achat, l’attachement de Stéphanie à sa poupée — tout comme l’amitié pour son amie — est au point mort. Le réalisme de son apparence, qui l’amusait au départ, lui fiche maintenant la trouille. « Avec ses cheveux roux, elle me fait penser à Chucky. Au lieu de la laisser traîner dans le sous-sol, j’ai décidé de la mettre en vente sur Kijiji. » Bien plus qu’une simple poupée, c’est le symbole d’une amitié de jeunesse qui est présentement en vente dans les petites annonces.

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Mission infiltration

Malgré toutes mes demandes, aucune « reborneuse » n’avait encore accepté de me rencontrer. Pour voir une poupée en chair et en os, j’ai décidé d’infiltrer incognito le réseau des revendeuses. En moins de temps qu’il n’en faut pour crier microbilles, j’ai obtenu un rendez-vous avec Rosa** dans un HLM de Limoilou pour discuter de la possible adoption du petit Mattew.

Rosa m’ouvre. Avec ses capris en jean, sa chemise carreautée multicolore et ses cheveux relevés en pics avec du gel, elle me rappelle l’époque où j’essayais en vain d’être cute à l’adolescence. Bref, je la trouve touchante et je culpabilise d’être là. Je me laisse malgré tout escorter jusqu’à la cuisine, où Mattew nous attend, couché sur une alèse bleu poudre.

— Tu peux le prendre. C’est pas juste réservé aux filles !

En soulevant Mattew, j’ai le réflexe de lui soutenir la nuque, comme on doit le faire avec de vrais bébés. Rien d’anormal à signaler. Sinon un étrange sentiment d’empathie pour la solitude de Rosa, qui me récite le pedigree de sa poupée.

En 10 ans de carrière, Marie-Clo s’est développé une clientèle exclusivement féminine.

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Acquis lors d’un voyage à Ogunquit, Mattew n’a, selon sa propriétaire, jamais quitté sa boîte d’origine. Malgré son certificat de naissance, son corps lesté et son air apaisé, la chimie n’a pas opéré entre eux. « Je n’ai pas réussi à créer de lien avec lui. J’ai une autre poupée depuis plus longtemps qui m’a accompagnée en voyage et lors de mes séjours à l’hôpital. Elle, c’est ma meilleure amie. Je la manipule et lui achète du nouveau linge à tous les mois. »

J’ai pris une photo de Mattew et je me suis défilé en prétextant n’être que le commissionnaire d’une potentielle acheteuse. J’ai honte. J’espère que Rosa ne lira jamais ce texte.

Oui, je trouve encore la lubie des reborn un peu creepy. Mais si ça permet à Rosa de combler le vide de son trois et demi, je suis totalement pour. Après tout, n’ai-je pas un oncle qui collectionne les bubble heads des Expos ? N’ai-je pas moi-même le sentiment d’avoir jadis été propulsé socialement grâce à ma passion pour les pogs ?

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* Pour protéger l’identité de Cynthia, nous avons changé son nom. (C’est une blague.)
** Nom fictif

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