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L’aphantasie ou l’étrange incapacitĂ© Ă  crĂ©er des images mentales

Dans l’obscuritĂ© de « l’esprit aveugle ».

Par
Jean Bourbeau
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Imaginez-vous une balle sur une table.

Imaginez maintenant que quelqu’un s’approche de la table et pousse la balle.

À prĂ©sent, rĂ©pondez Ă  ces questions :

De quelle couleur était la balle?

De quelle taille Ă©tait-elle? Était-ce une balle de golf, de tennis, de baseball?

À quoi ressemblait la personne qui l’a poussĂ©e?

Et la table, quelle forme avait-elle?

Ce simple test non scientifique a suscitĂ© en 2019 un grand intĂ©rĂȘt sur Reddit en offrant la rare possibilitĂ© de comparer la charge visuelle de nombreux cerveaux.

Des centaines de locuteurs et locutrices ont ainsi partagĂ© leurs rĂ©ponses rĂ©vĂ©lant un large Ă©ventail d’observations contrastĂ©es. Certain.e.s dĂ©crivaient avec prĂ©cision les traits de la personne jusqu’à la forme des pattes de la table, tandis que pour d’autres participant.e.s, les morphologies se fondaient dans l’indĂ©fini, voire jusque dans l’invisible.

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L’expĂ©rience en ligne a permis d’isoler un petit Ă©chantillon d’individus vivant sans imagerie mentale, car chez environ 1 Ă  3 % de la population, il n’y a visuellement ni balle ni table, que du noir. Une condition peu commune nommĂ©e l’aphantasie. Le neurologue britannique Adam Zeman, Ă  qui revient la paternitĂ© du terme en 2015, l’a dĂ©crite comme Ă©tant « une variation fascinante de l’expĂ©rience humaine plutĂŽt qu’un trouble mĂ©dical ».

En effet, un nombre considĂ©rable de personnes atteintes du spectre de la phantasie ne se rendent pas compte de leur diffĂ©rence. Que ces gens soient aphantasiques (aucun visuel), ou hyperphantasiques (grande acuitĂ© visuelle), leur inhabituel degrĂ© d’imagerie cĂ©rĂ©brale fait tout simplement partie de leur existence et n’a que peu d’impact sur la façon dont ils vivent leur vie. Plusieurs ne rĂ©alisent que tardivement la singularitĂ© de leur condition.

C’est d’ailleurs le cas de deux aphantasiques rencontrĂ©s. Tentons, Ă  l’aide de leurs tĂ©moignages, de mettre un peu de lumiĂšre sur ce sujet qui cache bien ses secrets.

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réaliser sa différence

Gabriel a dĂ©couvert l’aphantasie sur Reddit en lisant une publication s’intĂ©ressant aux rĂȘves des personnes non voyantes. « C’est par hasard que je suis tombĂ© sur le sujet, raconte-t-il. Plus je me renseignais, plus je prenais conscience que c’était ma rĂ©alitĂ©. J’étais d’abord surpris, puis Ă©nervĂ©. En prenant le pouls autour de moi, j’ai vite rĂ©alisĂ© que mon imaginaire visuel ne fonctionnait pas du tout de la mĂȘme maniĂšre que la majoritĂ©. »

«C’est similaire Ă  comment un daltonien voit son quotidien. Tu vis sans incapacitĂ©, mais pas exactement de la mĂȘme façon que tout le monde.»

Lorsque je lui demande si cette condition peut ĂȘtre contraignante, Gabriel demeure rassurant. « Je m’en suis rendu compte Ă  30 ans, explique-t-il. Je n’en souffre pas et je ne vois pas ça comme quelque chose Ă  pallier. C’est similaire Ă  comment un daltonien voit son quotidien. Tu vis sans incapacitĂ©, mais pas exactement de la mĂȘme façon que tout le monde. Pour l’expliquer, j’utilise l’analogie que j’ai l’ordinateur, mais pas l’écran. »

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Une divergence entre le savoir et le voir. Conceptualiser et visualiser. Cette subtile mais importante diffĂ©rence semble nĂ©anmoins l’une des raisons expliquant la mĂ©connaissance de « l’esprit aveugle », qui a d’ailleurs gĂ©nĂ©rĂ© son lot de scepticisme et d’incrĂ©dulitĂ© dans le monde mĂ©dical par le passĂ©.

La littĂ©rature scientifique sur le sujet demeure donc, jusqu’à prĂ©sent, peu abondante, voire minime, mais ces derniĂšres annĂ©es, l’aspect collectif de l’internet a jouĂ© un rĂŽle non nĂ©gligeable dans la dĂ©mocratisation des symptĂŽmes. C’est en ligne que plusieurs aphantasiques ont d’une part rĂ©alisĂ© leur situation, puis se sont créé un rĂ©seau informel idĂ©al pour s’informer et partager leur expĂ©rience. « On ne peut rien y faire, alors se retrouver au sein d’une communautĂ© qui vit la mĂȘme chose que soi est rĂ©confortant », partage l’analyste de donnĂ©es numĂ©riques.

Mieux vaut en rire

Comme Gabriel, Jean-Philippe a dĂ©couvert son aphantasie en dĂ©filant sur Reddit : « Je lisais un commentaire vantant la visualisation, chose dont je n’ai jamais compris l’intĂ©rĂȘt, puis ça a bifurquĂ© vers l’aphantasie et je me suis mis Ă  y rĂ©flĂ©chir, Ă  analyser ma propre pensĂ©e, et c’est en jasant avec ma blonde que j’ai finalement compris que je ne voyais aucune image. »

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Jean-Philippe dĂ©sire d’emblĂ©e calmer le jeu. « L’aphantasie peut paraĂźtre comme un problĂšme, un trouble que l’on diagnostique, mais ce n’est pas dĂ©rangeant ni handicapant, prĂ©cise-t-il. Ça devient mĂȘme propice aux gags. Je vis trĂšs bien avec et c’est plutĂŽt fascinant Ă  dĂ©cortiquer. Mais je t’avouerais que ç’a l’air le fun de lire et de pouvoir mettre des images sur l’histoire. »

«Je trouve que ça coĂŻncide assez bien avec qui je suis, comment j’articule ma pensĂ©e, mes interactions sociales. Ça a rĂ©pondu Ă  des interrogations et a permis de mieux comprendre ce que je n’arrivais pas Ă  faire.»

Prendre conscience de sa condition a permis Ă  Jean-Philippe de mieux mesurer l’impact de l’aphantasie sur sa personnalitĂ©. « Ça a validĂ© ma façon de fonctionner, souligne-t-il. Puis je trouve que ça coĂŻncide assez bien avec qui je suis, comment j’articule ma pensĂ©e, mes interactions sociales. Ça a rĂ©pondu Ă  des interrogations et a permis de mieux comprendre ce que je n’arrivais pas Ă  faire. C’est dur d’ĂȘtre visuellement crĂ©atif quand tu vois rien dans ta tĂȘte. »

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Un dĂ©fi qui rappelle celui de l’ancien prĂ©sident du studio d’animation Pixar, Ed Catmull, figure de proue de l’industrie ayant fait une sortie en 2019 sur la cĂ©citĂ© de son esprit. Une Ă©tude menĂ©e par le docteur Zeman rĂ©vĂšle que les aphantasiques sont plus propices Ă  emprunter un parcours dans les domaines scientifiques et mathĂ©matiques, tandis qu’inversement, les hyperphantasiques seraient plus aimantĂ©es par les arts.

Les deux aphantasiques prĂ©cisent que le territoire du rĂȘve leur permet la crĂ©ation d’images mentales. « Je me rĂ©veille avec des flashs visuels. C’est flou, mais ils existent », explique Jean-Philippe. Une perspective similaire se rencontre chez Gabriel. « Je peux voir des images durant le sommeil et de vagues souvenirs de celles-ci au matin, mais elles disparaissent vite. C’est dĂ©jĂ  ça », dit-il, ricaneur. Cette facultĂ© onirique serait commune Ă  une majoritĂ© de cas observĂ©s.

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La recherche sur le spectre de la phantasie n’en est encore qu’à ses balbutiements. Comment l’aphantasie affecte-t-elle la crĂ©ation de souvenirs? Est-ce une condition prĂ©sente Ă  la naissance? Est-ce hĂ©rĂ©ditaire? Bref, une tonne de questions demeure pour l’instant sans rĂ©ponse prĂ©cise. Une meilleure comprĂ©hension du phĂ©nomĂšne permettra d’en apprendre non seulement sur ses causes et ses effets, mais aussi sur les moyens possibles d’amĂ©liorer la capacitĂ© de visualisation cĂ©rĂ©brale des aphantasiques.