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Lance et compte : Genèse d’une légende télévisuelle

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Québec, saison 85-86 de la LNH – Les Bruins sont en visite chez les Nordiques. Le Colisée est chauffé à bloc, mais ce que les gars de Boston peinent à comprendre, c’est pourquoi les gens dans la foule scandent le nom de Pierre Lambert. C’est qui ça Pierre Lambert? En fait, les spectateurs ne font que répondre aux ordres de Jean-Claude Lord, le réalisateur de la série qui va révolutionner la télévision québécoise : Lance et compte.

Ils n’ont aucune idée encore qu’ils acclament «le chat», recrue vedette du National de Québec, issu d’un bridage prometteur entre un joueur de hockey canadien-français et une mère russe. Ils ne savent pas non plus qu’ils seront les figurants d’une série fracassant des records de cote d’écoute grâce à ses scènes osées, son langage cru, sa caméra nerveuse, mais surtout, ses révélations renversantes sur les coulisses de notre sport national.
Lance et compte
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Cette coproductivité explique toutefois la présence d’acteurs complètement inconnus du public québécois. Macha Méril, qui incarne la mère de Pierre Lambert, est embauchée avec Sophie Lenoir (Marilou) et France Zobda (Lucie) pour combler le quota d’acteurs français dans la série. La première est une princesse issue de la lignée des Gagarine et la dernière est connue pour ses yeux hétérochromes qui auraient battu des records Guinness de nuances de yeux.
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S’impose également une audition sur patin en présence des entraîneurs du Canadien. Cette audition s’avère moins concluante pour certains. C’est le cas du gardien de but : «Il avait de la misère à patiner, mais on le callait dans son but et avec son masque, on pouvait le remplacer facilement, explique Jean-Claude Lord. C’était un anglophone qui s’était fait passer pour un Suédois à l’audition : on cherchait à représenter des joueurs issus de l’étranger. Il fallait créer une équipe qui ressemblait à la réalité». Rien ne palie toutefois aux lacunes des acteurs sur la glace. Les tournages autorisés par la LNH grâce à l’intervention de l’omnipotent Marcel Aubut, alors président des Nordiques, sont nécessaires.
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C’est d’ailleurs l’ouverture de Marcel Aubut qui explique en partie que Pierre Lambert ait enfilé les couleurs des Nordiques plutôt que celles du Canadien. Au départ, la série devait se dérouler principalement à Montréal, mais la direction de la Sainte Flanelle ne veut rien savoir. «Il semble que le Canadien n’était pas intéressé à s’identifier à notre produit, expliquait le producteur Claude Héroux à La Presse en 1985. Lors de nos discussions, on a toujours eu l’impression qu’on dérangeait». Un autre facteur explique toutefois le désintérêt du CH pour la série : les commandites. «Si Molson était le commanditaire, la série se tournait au Forum ; si c’était O’Keefe, c’était à Québec», expliquait Ronald Corey, alors président du Canadien. À cette époque, en effet, la rivalité entre Nordiques et Canadiens n’a d’égale que celle que se livrent leurs brasseries propriétaires respectives. À Québec, Jean-Claude Lord est accueilli en roi et prend ses aises dans un Colisée où il a des accès qu’il n’aurait jamais pu obtenir au Forum.
Mais filmer de vraies parties de hockey n’est pas la seule folie qu’ait commise le réalisateur pour créer la première télésérie du Québec. Toutes les lois qui régissaient la télé à l’époque sont transgressées. «Je tournais des scènes de nudité que je trouvais personnellement très pudiques – il faut dire que j’arrivais du cinéma des années 70! C’est une fois en ondes que je réalisais qu’on était peut-être allés trop loin pour la télé de l’époque», explique le réalisateur-vedette des années 80. On s’étonne d’ailleurs que le langage grossier des joueurs de hockey ait réussi à franchir la guérite de Radio-Canada, permettant à «sacrament Ginette!» d’entrer au panthéon des répliques cultes toutes catégories confondues.
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«J’étais un auteur sans censure : j’ignorais le politiquement correct», explique Réjean Tremblay. «Claude Héroux, le producteur, a eu la brillante idée de ne jamais me montrer les rapports de lecture des faux intellos de Téléfilm Canada ou de Radio-Canada. Ils étaient scandalisés de comment la femme était traitée comme un objet. Comment veux-tu qu’une intello mal coiffée de Téléfilm Canada comprenne comment les joueurs de hockey traitaient les poupounes qui tournaient autour d’eux? C’est un univers macho par définition», dira-t-il pour sa défense, ce qui ne convainc pas les associations de femmes qui demandent le retrait des ondes de la série à l’époque.
Lance et compte
Le public embarque tellement que Carl Marotte, qui incarne leur nouveau héros, est adulé comme un joueur de hockey de la LNH. «T’avais deux clubs au Québec : le Canadien et les Nordiques. Le National, c’était comme un troisième club, résume Liza Frulla. Et quand ça allait mal pour les Nordiques, dans la foule, des fans criaient “on veut Pierre Lambert”».
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Liza Frulla ne s’exprime pas ici seulement à titre d’observatrice aguerrie de la télévision ou encore d’ancienne journaliste sportive : le personnage de Linda Hébert est carrément inspiré d’elle. Quand on sait qu’à l’époque, celle qui deviendra ministre libérale porte le nom de son mari et a fait sa marque en devenant la première femme à entrer dans le vestiaire des joueurs sous l’appellation Liza Hébert, on comprend que le clin d’œil n’est même pas subtil.

«Dans la description du personnage, je voulais que Linda Hébert ait la même classe que Liza», révèle Réjean Tremblay. «Comme journaliste, Linda était ben meilleure. C’était une vraie journaliste comme il ne s’en fait plus».

«C’était un personnage de fiction inspiré de moi, mais aussi de Robin Herman, une journaliste du New York Times qui était beaucoup plus agressive. Il y avait des choses vraies, mais la plupart des histoires sont de pures inventions», raconte Liza Frulla, qui a dû expliquer à ses collègues de Labatt à l’époque de la diffusion que non, elle n’avait pas eu d’aventure olé olé avec des joueurs de hockey lorsqu’elle couvrait la Sainte Flanelle.

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N’empêche qu’à part Pierre Lambert et Marc Gagnon, Linda Hébert est l’un des personnages les mieux développés à l’époque. Interprété par Marc Messier, Marc Gagnon incarne la vedette en fin de carrière, le Guy Lafleur de la série. Pierre Lambert, alias Le Chat, est la vedette montante, le Mario Lemieux. Repêché chez les Dragons de Trois-Rivières par le National, c’est le héros au grand cœur, chaviré d’avoir foulé l’épaule de son meilleur ami Denis Mercure (Jean Harvey), mais peu scrupuleux à l’idée de tromper sa blonde Ginette avec les nombreuses admiratrices qui lui tournent autour.

D’autres personnages sont encore à définir ou correspondent à des clichés bien établis : Mac Templeton le goon (Éric Hoziel), Jacques Mercier l’entraîneur intransigeant (Yvan Ponton), Gilles Guilbaut le directeur ratoureux (Michel Forget). Lucien Boivin, alias Lulu (Denis Bouchard), n’est qu’un début d’intention de personnage de jeune journaliste. Ce n’est qu’à l’époque des téléfilms, qui seront diffusés au début des années 90 à Télé-Métropole (aujourd’hui TVA), que Lulu prendra du gallon, pour en reperdre alors qu’il sera accusé d’attouchements sur des mineurs. Suzie Lambert, la candide sœur de Pierre Lambert, gagne aussi en maturité dans les nouvelles saisons alors qu’elle surmonte un cancer. À la première saison, elle n’est, comme plusieurs personnages féminins, qu’un faire valoir.

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«Quand Marc Gagnon laisse Suzie dans la première saison, elle pleure durant trois épisodes. Je trouvais que c’était ben trop! C’est là que je me suis initiée à l’écriture dramatique», révèle Fabienne Larouche, qui travaillait à la salle de rédaction de La Presse lorsque Réjean Tremblay, qui allait devenir son mari, l’a enjoint de jeter un œil aux textes de Lance et compte. Son nom n’apparaît toutefois pas dans les crédits de la première saison et c’est dans des termes trop disgracieux pour être reproduits ici que Réjean Tremblay résume la contribution de son ex-épouse, aujourd’hui devenue grande maître de la télé, à la série. «Lance et compte a révolutionné la télévision grâce à l’audace de Richard Martin, au sens des affaires de Claude Héroux, à l’acharnement de Jean-Claude Lord et à mon manque de censure», pense l’auteur à succès.

Jean-Claude Lord croit pour sa part que le succès de la série est le résultat d’une inconscience collective : «Les gens en haut de moi étaient tellement occupés à l’administration du projet, que j’avais toute la latitude que je voulais», se souvient-il. En effet, les épisodes étaient tournés avant même que Téléfilm ait eu le temps d’approuver les textes. Le budget aidait aussi : «On a eu droit à 155 jours de tournage pour faire la première saison, alors qu’aujourd’hui, les séries se font en 60h! Ça nous permettait de nous déplacer beaucoup, d’aller à Québec souvent et de tourner en format cinéma.»

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Des dires de plusieurs, Jean-Claude Lord a travaillé si fort sur la première saison qu’il s’en est rendu malade. À l’époque où Scoop, la nouvelle série de Réjean Tremblay est mise en production, on apprend dans les journaux que la cohabitation des deux égos s’est peut-être avérée ardue. Le réalisateur jugeait que les textes devaient être remaniés pour sembler plus crédibles. C’est Richard Martin, de Radio-Canada, qui prendra la relève à la réalisation durant les saisons 2 et 3 ainsi que pour les téléfilms présentés à Télé-Métropole. Jean-Claude Lord reprendra le flambeau en 2002, après s’être vraisemblablement réconcilié avec Tremblay durant le tournage de Scoop.

Avec un retour à TQS en 2002, à TVA de 2004 à aujourd’hui, et un épisode cinématographique en 2010 dans lequel Réjean Tremblay se débarrasse d’une dizaine de personnages, on peut dire que Lance et compte est la série québécoise qui a été la moins fidèle à ses diffuseurs. Ça a créé son lot de bisbilles et batailles juridiques notamment quand, en 1989, Radio-Canada a réalisé qu’elle n’avait pas de droits de premier refus sur la machine à cotes d’écoutes qui jouit à la fois d’un succès d’estime à l’époque : entre 1986 et 1989, la série remporte 19 Gémeaux.

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Le public, lui, est fidèle, même 29 années plus tard. Se clôturant avec une moyenne d’un million de cotes d’écoute, la dernière saison diffusée en 2012 à TVA honore sa réputation de millionnaire, même si elle n’accote pas son record de 3 227 000 téléspectateurs en 1989, dans le temps où on avait seulement quatre postes.

Au moment d’écrire ces lignes, des acteurs comme Marina Orsini, Carl Marotte, Marc Messier et Éric Hoziel sont en train de tourner leur neuvième saison. De nouveaux personnages ont fait leur place et d’autres, comme Ginette, sont restés gravés dans notre mémoire même s’ils n’ont pas survécu au-delà de la première saison. Dans les années subséquentes, les spectateurs ont pu apprécier les prouesses de Roch Voisine, découvrir le sex-appeal de Roy Dupuis, la profondeur de jeu de Dave Morissette et entendre l’expression «la game a changé» dans la bouche de Robert Marien bien avant France Castel dans Les jeunes loups.

Aujourd’hui, la simple évocation d’un «Go go go!» sur une musique de synthétiseur suffit à nous rappeler ces jeudis soirs en famille autour du téléviseur au milieu des années 80. Les tournages au Colisée de Québec continuent de permettre aux gens de Québec de revivre leurs belles années de hockey par procuration.

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Joey Scarpellino s’apprête maintenant à enfiler les couleurs du National – et à assurer à Lance et compte un bassin de nouveaux téléspectateurs. Réjean Tremblay affirme qu’il s’agit de sa dernière saison, mais Marina Orsini n’y croit pas une seconde. «Avec Réjean, c’est jamais vraiment fini», dit-elle. Un titre serait même déjà trouvé pour la dernière des dernières : Lance et compte – La Prolongation.