Coloré pour certains, décalé pour d’autres, l’animateur et chroniqueur MC Gilles détonne. Ceux qui sont passés par sa nouvelle boutique de souvenirs à Sainte-Anne-de-la-Pérade qui vend de vieux vinyles et des chandails à l’effigie du petit poisson des chenaux le savent mieux que quiconque. Sur l’écriteau qui orne la boutique, on peut lire « Magasin Souvenirs et Nostalgie », mais ça pourrait tout aussi bien être « Le Saint Graal du champ gauche! » qu’on ne serait pas surpris.
Ce goût pour la différence remonte à l’enfance. Alors lorsqu’il fouillait sans permission dans les disques d’un ami aux origines allemandes il a mis la main sur un album atypique, faisant l’apologie de la technologie, composé avec des machines dans un studio hermétique de Düsseldorf. Un monde de découvertes venait alors de s’ouvrir devant lui!
Paru en 1978, The Man Machine est le septième album de la formation allemande Kraftwerk. D’abord un des joueurs-clés de la scène krautrock au début des seventies, Kraftwerk s’est graduellement construit sa propre niche d’avant-garde en expérimentant les sonorités minimalistes. Le groupe mêle, sur ce disque inspiré de la fusion entre l’humain et la robotique, les premiers codes de la musique électronique à une synth-pop efficace et mélodique.
On est allé se tirer une bûche avec le vaillant cowboy pour recueillir ses commentaires, ses souvenirs et ses impressions à propos de cet album qui aura finalement été le précurseur de nombreux genres dont la techno, la house et même, du hip-hop.
L’homme et la machine
C’est sur des sonorités froides et une voix robotisée que se déploie la pièce d’ouverture The Robots, un morceau phare qui broie les pistes entre l’homme et la machine avec ce deuxième degré typique de l’humour allemand.
« C’est ma préférée, admet MC avec un sourire franc. C’est très très simple, mais ça a relativement bien vieilli. Quelqu’un aurait pu sortir ça dernièrement. Pour moi, de la bass électronique, ça ne passera jamais date! »
« Je me rappelle que mon Commodore 64 avait un logiciel pour parler. Ça avait 64K. Eux ont fait des choses AVANT cette machine-là. Moi ce qui m’impressionne, c’est qu’il n’y a pas de batteries là-dessus. Le rythme est fait avec des sons électroniques, mais ça respecte toutes les normes : il y a un couplet, un refrain, un bridge pis des solos de sons. Yé! »
Dans le même esprit en plus simpliste dans sa structure loopée, la pièce Metropolis frappe par ses effets et sa conception de la timeline déconstruite.
« C’est un clin d’œil au film Metropolis [de Fritz Lang]. Dans mon souvenir, c’est un film muet de science-fiction du début du 20e siècle. Ils rendent hommage à quelque chose de daté, mais qui parle du futur. Tout ça n’a pas de sens! »
Les rares fois où Kraftwerk s’est classé au sommet des palmarès au Royaume-Uni, on retient la pièce electro-pop The Model, une pointe à l’industrie de la mode bien installée dans la ville ouest-allemande et qui établit un parallèle entre les mannequins et les machines.
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« Encore une fois, on joue sur la nostalgie futuriste. C’est une des chansons où y’a une partie vocale, sauf que ce n’est clairement pas leur force, autant dans les textes que dans le rendu. Mais, c’est correct. Et en spectacle, ça fait qu’il y a un gars avec un micro qui chante, mais en pesant sur des pitons de laptop. Ça donne un formidable ver d’oreille. »
« Je fais jouer de la musique absurde, c’est clair que je n’aime pas les voix parfaites. La seule chose qui n’est pas juste dans cette chanson, c’est la voix analogue et un peu alambiquée. C’est assez en phase avec le concept : la machine est tight, mais la voix ne l’est pas. »
The Man Machine se conclut sur sa pièce-tire, boucle glaciale de sonorités judicieusement entremêlées dans un fin tissu électronique.
« Dans la musique des années ‘80, la recherche du son est importante. Tu penses à Tainted Love de Soft Cell, la chanson originale faisait la job, mais ce dont on se rappelle, c’est le choix du son. Ce n’est pas anodin, parce que le hook ne sera pas simplement le refrain et la toune, dans l’ensemble, ça va aussi être un son. Et cette chanson-là, c’est exactement ça. »
La puce à l’oreille
Beaucoup d’eau a coulé sous le pont de Sainte-Anne-de-la-Pérade depuis la découverte de The Man Machine par le petit Dave-Éric Ouellet, mais l’événement reste cher à son coeur.
« C’est vraiment curieux. Cette musique, c’est tout sauf émotif, mais j’ai vraiment une relation de bonheur avec ça. Ça me rend heureux. Et je pense que ce sont les seuls qui ont réussi à me faire ça », lance-t-il.
« Je pense aussi que c’est très nostalgique d’une certaine époque où l’interdit, le hors-la-loi la différent était célébrés. On y sent une forme d’encouragement à ne pas être comme tout le monde, de ne jamais être là où les gens t’attendent », explique-t-il, faisant le lien entre cette démarche et l’articulation de sa propre vision des choses.
« C’est peut-être la faute de mes parents, mais je l’ai pas cette chip-là, [celle de vouloir] être comme tout le monde. Je suis content en même temps! J’ai toujours dit que chaque être humain est différent et que c’est la différence qui est intéressante, pas la conformité… sauf que souvent je me réveille pis j’me rends compte que c’est pas nécessairement acquis ».
Briser les barrières
Si aujourd’hui l’éclatement des genres gagne du terrain dans l’espace mainstream, fut une époque pré-internet où c’était assez edgy voire novateur de transformer le studio en instrument comme Kraftwerk l’a fait avec The Man Machine. « Quand on était p’tits culs et qu’on l’écoutait en cachette, on trouvait ça très drôle parce que c’était complètement en décalage avec ce qui existait partout. On disait : “peux-tu croire qu’ils font des bing pis des pong pis des bong!” »
Bien seul dans sa niche pendant de nombreuses années, cet album aura prouvé à MC Gilles que les barrières qu’on se fixe soi-même ne devraient servir qu’à être brisées. La musique, c’est juste une question d’authenticité!
« Je suis contre la censure, et la plus grosse censure, c’est l’autocensure. Je suis contre le snobisme, le in et le out », résume-t-il.
« Je n’aime pas la facilité. J’aime pas entendre “ça c’est poche et ça c’est bon ” ou encore “ça c’est laitte et ça c’est beau”. De la musique, ça reste de la musique. Les gens s’entêtent à dire que ce que je fais jouer est “poche” ou “quétaine”. Je ne suis pas d’accord! Quand t’écoutes une chanson, t’as une émotion ou t’en as pas. Pis The Man Machine, ça illustre exactement ça. C’est une question de contexte. Tout est beaucoup plus complexe qu’on pense. »