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L’album culte de… Fred Savard

On a survolé avec lui «Bleach» de Nirvana.

Par
Alexandre Demers
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Chroniqueur et collaborateur à la couleur singulière, Fred Savard n’a jamais eu la langue dans sa poche. Passant d’un projet à un autre au fil de sa carrière, on a pu le voir s’emporter et dénoncer un paquet d’affaires sur ses diverses tribunes de la sphère médiatique québécoise. Cet esprit contestataire, il le doit en partie à une œuvre qui a joué un rôle déterminant dans l’émancipation de sa jeune personne au tournant des années 1990. Pour cette chronique, Fred a décidé de revisiter Bleach, le tout premier album de Nirvana.

Parmi ses sujets de prédilection, on peut retrouver les ingérences politiques libérales, les non-sens sociaux et les incontournables baby-boomers. Ce sens aiguisé de la contestation remonte à ses jeunes années d’insouciance à errer entre les murs du CÉGEP de Saint-Hyacinthe au tout début de l’âge adulte. On est à la toute fin des années 1980.

Un concours de circonstances a conduit celui qui s’est notamment illustré à la populaire émission La soirée est (encore) jeune et au sein du groupe humoristique Les Zapartistes vers Bleach, un album grunge à la charge explosive qui allait brasser bien des choses dans l’esprit du jeune Fred.

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Originalement paru le 15 juin 1989 sous l’étiquette indépendante Sub Pop, Bleach est le premier album d’un jeune band plutôt méconnu issu de la foisonnante scène underground qui prenait forme dans les rues de Seattle. Mené de front par Kurt Cobain (voix, guitare), Krist Novoselic (basse) et Chad Channing (drums), Nirvana était, à cette époque, en train de se définir par ses sonorités grinçantes et abrasives puisées chez ses mentors des Melvins (justifiant notamment la présence de Dale Crover sur quelques pièces de l’album), tout en les mêlant habilement à ses inclinaisons pop et mélodiques inspirées de groupes de la scène alternative américaine comme The Pixies.

Enregistré à la va-vite en quelques jours par l’ingénieur maison du label Jack Endino pour la modique somme de 606,17 $, Bleach est la marque un peu sloppy et discordante d’un groupe au fort potentiel en train de trouver son erre d’aller. Ce qui frappe encore plus fort, c’est l’écriture viscérale et la voix irrésistiblement écorchée du frontman Kurt Cobain qui était sur le point de faire résonner la grogne d’une génération entière un peu partout à travers le monde occidental, soit celle de la génération X, souvent considérée comme « sacrifiée ».

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On a consulté Fred pour recueillir ses impressions et quelques souvenirs à propos de cet album qui a marqué un point tournant dans sa jeune vie de véritable bum.

Comme un cri du cœur

Lors de ses années au CÉGEP de Saint-Hyacinthe, Fred avait intégré par le biais de l’impro un groupe de gars et de filles qui trippaient sur tout ce qui était indie rock, hardcore et punk. Tous ensemble, ils descendaient au moins deux fois par mois à Montréal pour aller acheter des disques à la boutique L’Oblique. « On y allait par labels, donc on pigeait dans tout ce qui était SST, Touch and Go, Sub Pop, etc. Même si on ne connaissait pas nécessairement les bands, on savait que ça allait être dans nos cordes. C’est comme ça que j’ai embarqué dans cette scène-là. » Puis, ce qui devait arriver arriva. « À moment donné, on est allé jouer à Risk chez Nelson Dion et il a fait jouer un 7 pouces de Nirvana sur lequel il y avait une version live de Molly’s Lips. J’en revenais pas à quel point c’était bon. La semaine d’après, je suis allé m’acheter une copie vinyle de Bleach. J’ai accroché tout de suite. »

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Depuis ce jour fatidique, Fred a parcouru l’album de long en large et il le connait pratiquement du bout des doigts. Les pièces qui le composent ont résonné dans ses oreilles un nombre incalculable de fois, notoirement lorsqu’il a assisté au fameux show de Nirvana aux Foufounes Électriques avec sa gang du cégep en septembre 1991. « Je considère que c’est le meilleur album du band. Je trouve que c’est celui qui capture réellement l’essence de Nirvana. Il n’a tout simplement pas vieilli. Il y a de grandes tounes sur Nevermind, mais pour moi, ça reste très pop. Aujourd’hui, j’ai ben plus de fun à écouter Bleach parce que je trouve qu’il est très rock, très basic. Il a été enregistré de manière un peu tout croche et dans l’urgence puisque les membres du band n’avaient pas une cenne. Cobain était un gros fan des Melvins, pis ça parait que Dale Crover est sur l’album parce qu’il y a du double bass drum. Il y a aussi beaucoup de [cymbale] ride. C’est ça qui fait que c’est super rock. Pis tout le côté mélodique de Kurt Cobain associé au rock brut à la Black Sabbath, tout ça mêlé ensemble, ça fait un esti de mix débile. »

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« Dans la manière que c’est livré, c’était comme un cri du cœur. Ça s’entend. Le band était vraiment à ses débuts, mais en même temps, l’esprit était déjà là. »

Vers un survol de Bleach

Dès ses premiers instants, Bleach donne le ton et prend l’auditeur d’assaut grâce à ses premiers morceaux à la charge lourde et énergisante. Ainsi se succèdent Blew, Floyd The Barber, About a Girl et School. « Je vais m’avancer en affirmant que ce sont possiblement les quatre meilleures tounes pour commencer un album de rock ever. Dès la toute première, t’as de la ride tout le temps. Et sur ces chansons-là, on retrouve souvent la marque de commerce de Cobain, c’est-à-dire l’esti de voix rauque avec le côté mélodique. Il passe de l’un à l’autre en une seconde. C’est complètement fou. »

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About a girl

Du lot se démarque évidemment About a Girl qui détonne par sa douceur et sa mélodie. Inspirée par ses inclinaisons pop vers la musique des Beatles et de R.E.M., la chanson a frappé Fred depuis la toute première fois qu’il l’a entendue. « Quand t’écoutes cette chanson-là, tu vois tout de suite que Kurt Cobain est un grand compositeur. En plus, il parait que c’est Jack Endino qui l’a convaincu de la mettre sur l’album parce que, pour lui, elle était trop pop et il n’assumait pas vraiment ce côté-là de son art. Finalement, cette version-là, c’est la meilleure. Et de loin. Elle est ben meilleure que celle sur MTV Unplugged. Ça fait partie des nombreux moments sur l’album où tu te dis que le groupe ne pouvait pas en rester là. Il fallait que ça décolle. C’est un classique. »

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School

Puis survient School, une pièce dissonante traitant de la scène alternative de Seattle qui frappe par sa singularité, mais surtout, son riff d’introduction qui est par la suite devenu iconique dans le répertoire du groupe. Parmi les paroles, « You’re in high school again » brasse beaucoup de souvenirs dans la tête du principal intéressé. « Quand j’entends ça, ça me ramène vraiment à mon secondaire. J’ai acheté l’album quand j’étais au CÉGEP, mais je m’étais fait pitcher dehors du séminaire où j’étudiais deux ans auparavant à cause de mon comportement. En fait, ce que je fais aujourd’hui dans les médias, je le faisais déjà au secondaire, mais disons que c’était moins accepté. C’est que je contestais pas mal l’autorité. »

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Negative creep

Parmi les morceaux qui écorchent le plus, Fred souligne particulièrement les pièces Negative Creep et Scoff. « Le son de la guit, ç’a pas de sens. Je fais du bending, et quand t’écoutes cette chanson-là, tu te demandes comment les cordes peuvent étirer comme ça. Par après t’as le début de Scoff, ça aussi c’est du gros criss de rock. Et quand il chante « Give me back my alcohol », il y a quelque chose de tellement viscéral. C’est encore plus prenant quand tu considères que Kurt Cobain, il était gros de même! »

Fillers

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Notre invité fait remarquer que Bleach, aussi bon soit-il, comporte son lot clair de remplissage. À son sens, certaines pièces peuvent être carrément mises en veilleuse. « Il y a Love Buzz. C’est pas nécessairement un filler, mais personnellement je ne l’ai jamais aimé. Je trouvais qu’elle ne sonnait pas Nirvana, mais maintenant je comprends que c’en était pas une [chanson de Nirvana]. C’est un cover de Shocking Blue. Mais sinon, dans les fillers, je trouve que Paper Cuts est ordinaire. Même chose pour des chansons comme Sifting et Downer. »

Boomers et désillusions

« L’avantage de Nevermind et de In Utero, c’est qu’au niveau des textes, il y avait un petit peu plus de travail. Smells Like Teen Spirit, c’est quand même une analyse de son époque et de sa génération au niveau sociologique. Sur Bleach, c’est moins le cas. Ce sont surtout des états d’âme et des trucs anecdotiques. En même temps, Kurt Cobain ne pouvait pas crypter ses textes à ce point, c’est quand même quelqu’un qui avait une grande sensibilité et qui avait quelque chose à dire. »

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Même s’il a été écrit de manière plutôt précipitée (la plupart des paroles ont été gribouillées juste avant d’entrer en studio), ce premier album contient tout de même son lot de propos récurrents. Les textes de Bleach traitent essentiellement d’aliénation, de dépression et d’introspection morbide. Des thématiques qui ont résonné avec le jeune Fred au CÉGEP qui devait composer avec beaucoup d’insécurité sociale et qui, à cette époque, doutait de sa propre place dans le monde.

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« J’étais au début de la vingtaine et on se faisait continuellement répéter que la croissance était terminée. Que le marché du travail était complètement saturé par les boomers. On se faisait dire qu’on n’aurait pas de sécurité d’emploi ni de couverture sociale. Il y avait l’environnement aussi. C’était pas la première fois qu’on en entendait parler, mais il y avait quand même les premières alarmes du réchauffement climatique. On était également en pleine Guerre du Golfe. Ça fait qu’en 1991, on se disait qu’on était peut-être condamnés, pour vrai. Et quand Kurt Cobain est arrivé, il a tout résumé ça dans Bleach. Il incarnait la désillusion, la frustration, le fait d’être slacker et de se crisser de la société, etc. Tout est là, » dénote-t-il.

« Et il faut remettre tout ça dans son contexte. Il ne faut pas oublier que, musicalement parlant, c’était plate la fin des années 1980. Surtout au Québec. On parlait encore des Stones; Cher faisait encore des albums. C’était encore toute l’esti de musique des boomers qui dominait. Moi j’avais un band dans le temps inspiré de tout ce mouvement-là, pis c’était dur de sortir de l’eau parce que c’était encore le vieux modèle qui était en place. »

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DIY Punk

Le jeune Fred en train de répéter avec son groupe, circa 1991

Aujourd’hui plus mature et bénéficiant d’un certain recul, Fred entrevoit une bonne partie de l’impact que Bleach et tout ce mouvement de groupes là ont pu avoir sur sa manière de tracer son propre chemin. Il se rappelle ces façons de faire qui faisaient avancer cette scène et qui ont laissé leurs marques dans sa jeune perception de la vie. « C’était l’époque où on achetait le [magazine] Maximum Rocknroll, on regardait les reviews d’albums, pis on commandait les disques directement aux bands. Les groupes m’envoyaient leurs 45 tours dans une enveloppe par la poste. J’ai reçu des trucs de groupes comme Bikini Kill et Green Day à leurs tous débuts. J’ai gardé toutes les lettres, » se remémore-t-il.

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« Ça m’a montré le côté DIY, c’est-à-dire que si tu veux vraiment quelque chose, il ne faut pas attendre! Plusieurs années plus tard, j’ai fondé les Zapartistes avec Christian, François et toute cette gang-là. J’avais amené cet esprit-là dans le groupe. Cette volonté de faire ses propres affaires par ses propres moyens. Tout ça vient du punk, et j’en suis conscient, mais je mets tout ça ensemble. C’est peut-être l’héritage que j’ai personnellement un peu gardé. »

« Présentement, je suis en train de créer un balado d’actualité et de revue politique avec l’équipe de Transistor à Gatineau. Je veux le faire de manière indie sur toutes les plateformes. On compte miser sur le sens de la communauté, c’est-à-dire que les gens qui aiment ça vont donner pour financer le truc. J’ai envie de m’affranchir des diffuseurs et de réaliser la patente par moi-même. Honnêtement, il n’y a pas d’âge pour être DIY. »

L’espoir est (encore) jeune

De nombreuses années se sont écoulées depuis cette effervescente période d’expérimentations libres et de viscérales contestations. Fred est désormais un silver fox ayant une meilleure emprise sur sa personne et Nirvana est tristement chose du passé. Aujourd’hui bien ancré dans la quarantaine, le principal intéressé constate que sa perception et son appréciation de cet album culte ont quelque peu changé au fil du temps, et ce, pour le mieux. « Je pense que c’est un album que j’écoute maintenant un peu plus avec ma tête. J’en suis plus capable, parce que j’écoute beaucoup plus de musiques différentes maintenant que je pouvais en écouter à l’époque. Ça fait en sorte que je le remets mieux dans son contexte. C’est peut-être pour ça que je l’apprécie encore plus. Il s’est vraiment bonifié cet album-là, contrairement à tout ce que Nirvana a fait par la suite. Je sais que les gens adorent le MTV Unplugged, mais personnellement je ne l’écoute jamais. Je trouve ça déprimant. Kurt ne va pas bien et ça paraît. » lance-t-il, gardant en tête le malheureux destin du groupe qui allait se sceller suite au décès du frontman en avril 1994.

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« Pour la petite histoire, je ne sais pas jusqu’à quel point Bleach joue un rôle dans la grande culture du rock. Je me suis souvent posé la question à savoir qu’est-ce qu’il reste du grunge aujourd’hui? Quand on y pense, de ce courant-là, il ne reste pas grand-chose. C’est sûr que moi, j’avais 20 ans quand je l’ai découvert et j’ai des souvenirs rattachés à ça donc je n’aurai jamais un regard neutre pour le repositionner dans la grande histoire du rock. Pis tsé, on oublie que Mötley Crüe vendait encore 10 millions d’albums au même moment que Nevermind. Le hair metal, c’était pas totalement fini. Dans cette perspective-là, l’héritage du grunge est un peu dur à évaluer. Mais je suis content de voir que le monde écoute encore du Nirvana parce que j’étais sûr que ça allait complètement disparaître. Pis j’ai l’impression que les gens l’écoutent pour les bonnes raisons, et pas juste parce qu’il est mort à 27 ans. C’est une bonne chose. »

Je suis content de voir que le monde écoute encore du Nirvana parce que j’étais sûr que ça allait complètement disparaître.

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Plutôt que de se rabattre sur la nostalgie, Fred se réjouit de voir que ces souvenirs vieillissent avec autant de mordant. Il nous laisse sur ces mots « Honnêtement, je pense qu’aucun autre band n’a aussi bien réussi à être rough en criss tout en étant mélodique à ce niveau-là. Cet habile mélange du côté très rock tout en exploitant des airs aussi pop. Même les Pixies ne l’ont pas aussi bien fait. Ils ont été déclencheurs [de ce genre-là], mais je pense que Nirvana a raffiné ces deux côtés d’une médaille qu’on aurait pu penser incompatibles. Je trouve que Bleach, c’est une captation débile d’un groupe qui est vraiment dans un zénith. En fait, c’était vraiment la résonance d’un moment et d’une époque. »

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Fred sera prochainement à la barre de son propre podcast sobrement nommé La balado de Fred Savard dans lequel il fera une lecture satirique de l’actualité d’ici et d’ailleurs aux côtés de quelques collaborateurs. Pour plus de détails, ça se passe sur la page Facebook.

Il est également collaborateur à l’émission Cette année-là, animée par Marc Labrèche et diffusée tous les samedis à 20 h sur les ondes de Télé-Québec. Pour l’écouter en ligne, ça se passe par ici.