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L’âge d’or du Casino de Montréal

Le temple de la machine à sous souligne ses 30 ans.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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J’arrive à l’ouverture du casino, après avoir emprunté le circuit Gilles-Villeneuve.

Son anniversaire semble être passé dans le beurre, mais le temple de la machine à sous et du blackjack de l’île Notre-Dame souligne ses trente ans cette année.

C’est en octobre 1993 que le gigantesque complexe de jeux à l’architecture funky avait été inauguré en grandes pompes, sur le site où se trouvaient les anciens pavillons de la France et du Québec durant l’Expo 67.

À l’époque, l’établissement promettait glamour, paillettes et gambling responsable. On a même essayé fort de lui donner un second souffle dans les années 2000 en le déménageant sur le canal Lachine dans un vaste projet – avorté – en collaboration avec le Cirque du Soleil.

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Mais, trente ans plus tard, que reste-t-il du casino, à l’heure du jeu en ligne et d’un essor auprès des communautés autochtones?

Pour le savoir, rien de mieux que d’y passer quelques heures en pleine semaine, pour voir à quoi ressemble une journée moyenne, loin de l’achalandage tapageur typique du week-end.

Au hasard, j’ai décidé de miser sur un mercredi de décembre plutôt frisquet.

La chance de se stationner

À l’approche du bâtiment, un premier constat s’impose : est-ce que le casino est le dernier endroit en 2023 où le stationnement est gratuit?

La question est légitime, surtout si l’on considère qu’il faut presque vendre un rein pour arriver à se garer à l’hôpital.

– Oui, mais Hugo, c’est peut-être une manière d’attirer des gens qui vont ensuite flauber leur paye dans les coffres de l’État au nom de l’amour du jeu?, chuchotez-vous, comme des conspis convaincus que les pizzérias sont des plaques-tournantes du trafic d’enfants.

Ce à quoi, je répondrai SACRILÈGE!

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Non, je ne mange pas de ce pain à saveur de mauvaise foi et je crois fermement que les gens qui se rendent au casino, même un mercredi matin, y vont pour l’ambiance et le plaisir de jouer entre ami.es.

Et je n’allais pas être déçu.

Le club de l’âge d’or du casino

Le parking P3 est presque vide. Le casino ouvre en semaine de 9h à 3h du matin, et ferme à 5h du matin, les week-ends (il était ouvert 24h sur 24h auparavant).

J’arrive en même temps que quelques voitures, dont s’extirpent des hommes seuls qui font claquer leur portière dans le souterrain après avoir laissé manteaux et bottes derrière.

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On emprunte ensuite à la queuleuleu un couloir étroit menant au rez-de-chaussée. Tranquillement, le silence étouffé du matin cède la place au tintamarre clinquant des premières machines.

Ça doit faire dix ans que j’ai pas mis les pieds ici, j’avais oublié à quel point l’endroit est immense.

Sur les neuf étages, les machines multicolores se côtoient, attrayantes, invitant les visiteurs à prendre place devant pour tenter leur chance. Côté décoration, Noël bat son plein.

Quelques joueurs solitaires – pour la plupart des hommes – sont éparpillés sur le site. Il y a quelques femmes aussi, mais une chose saute aux yeux: l’âge. Les clients sont pratiquement tous des aînés. Clairement, je fais baisser la moyenne d’âge.

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Où il y a du jeu, il y a de la détresse

Suite à mon périple, je décide de joindre la Fédération de l’âge d’or du Québec (FADOQ) pour savoir si cette problématique fait partie de leurs préoccupations.

Par écrit, un porte-parole m’explique que le jeu compulsif touche de nombreux aînés et qu’il faut le prendre au sérieux.

« Cependant, nous n’avons pas de programme ou de ressources pour le combattre. Nos séances d’information, nos programmes de sensibilisation et conseils touchent plus particulièrement la maltraitance, la fraude et l’intimidation », me laisse-t-on savoir.

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À la Maison Jean-Lapointe, où l’on traite la dépendance au jeu compulsif depuis plus de vingt ans, la directrice générale Anne-Élizabeth Lapointe souligne que partout où il y a du jeu de hasard, il y a une forme de détresse. « Souvent, les résidences pour aînés organisent des sorties au casino. Et même si elles ne sont pas en résidence, moindrement qu’elles sont autonomes pour s’y rendre et qu’elles ont du temps et de l’argent, elles sont à risque de tomber dans la problématique », prévient-t-elle.

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Madame Lapointe ajoute que son organisme fait à l’occasion des interventions de crise au casino. « Mais la pandémie a changé les habitudes des joueurs. Moins de gens vont au casino. Aujourd’hui, les interventions se font pour la vaste majorité envers le jeu en ligne, suivi des appareils loteries vidéo dans les bars. Le casino se trouve loin derrière dans nos préoccupations », explique Anne-Élizabeth Lapointe.

En thérapie, le profil de sa clientèle se compose surtout d’individus dans la quarantaine qui jouent en ligne. Un fléau très insidieux, admet-elle. « Contrairement à l’alcool ou la drogue où les signes sont plus visibles, tu peux te faire croire longtemps que t’as pas de problème avec le jeu compulsif. Le déni dure très longtemps.»

Dans sa bulle devant Tarzan

De retour sur le plancher du casino, des bornes de recharge de cellulaires et des comptoirs libre-service sont situés sur chaque étage et permettent aux visiteurs de boire de la liqueur et du café gratos..

Décidément, on est bien reçus.

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N’en déplaise aux tenues de gala des mannequins qu’on nous présente dans les publicités, le dress code fait relâche et le combo jeans/coton ouaté est à l’honneur.

Les croupiers bavardent entre eux, faute de clients. Quelques joueurs solitaires sont déjà assis, seuls, devant des tables de blackjack ou de roulette.

Des préposés au nettoyage profitent de la tranquillité ambiante pour frotter les machines, près d’un gars sortant une liasse de billets de sa poche pour enfoncer un premier vingt dans la fente d’une machine à sous à l’effigie de Tarzan.

Tout le monde est dans sa bulle, zombifié devant une machine et appuient mécaniquement sur « jouer » en espérant que les astres s’alignent.

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« Il y a des guichets pour changer de l’argent et des comptoirs pour casher sur tous les étages, bonne chance! », me lance une dame âgée, rejointe par un homme transportant deux cafés.

Après avoir fait le tour de la place deux fois, j’ai peine à faire taire cette petite voix me bleuglant que fucking personne ne vient écouler ses vieux jours ici, un mercredi matin, pour l’amour du jeu.

Mais bon, tant qu’à être à Rome, aussi bien faire comme les Romains.

Avec une blonde gréviste et un salaire d’URBANIA, j’avoue cependant être sur les break, question budget.

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En allant voir sur AccèsD comment se portent mes finances, je découvre avec émotion une rentrée d’argent inattendue (sans blague, là).

Me sachant riche, mes yeux s’illuminent. Je me sens comme un héroïnomane lâché lousse dans un champ de pavot.

Au guichet, le plus petit montant qu’on me propose pour le retrait est de 100$.

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Trouver SA machine

Un nouveau défi de taille s’impose. Parmi les milliers de machines (je serais curieux du nombre), devant laquelle je pose mon cul, au juste? Est-ce qu’il y a des trucs pour dénicher les machines payantes? Ou est-ce que tout ça repose à 100% entre les mains du hasard?

Que de questions sans réponse.

Je décide de consulter un habitué, espérant obtenir quelques astuces. « Il n’y en a pas. C’est un hasard de A à Z. Tu peux passer huit heures sur une machine pour tout perdre et la prochaine personne qui va y mettre un 50 cents va gagner le jackpot », raconte l’homme qui dit venir une fois par semaine et s’en tenir à un budget de 300$. « Je m’en tiens à ça, que je gagne ou non. J’ai jamais eu de gros lot, mais j’ai déjà fait 1800$ », ajoute-t-il, en glissant un vingt dollars dans la fente d’une machine à sous à l’image du film Casino Royal.

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Je jette mon dévolu sur une machine à l’allure classique: cloches en folies et sept chanceux.

Une femme qui semble avoir mon âge s’installe à quelques machines de moi et me salue de la tête.

À la radio qui joue dans le complexe, Daniel Bélanger n’a jamais si bien dit.

Ensorcelée

Sans calme et sans repos jamais.

Honnêtement, je ne comprends rien du jeu, mais je gagne cinq dollars en partant, même si la musique festive et les effets sonores donnent l’impression que je viens de remporter le million.

Je continue à appuyer sur « jouer » frénétiquement, espérant gagner à nouveau. Rapidement, j’empoche 25$, feux d’artifice et effets sonores à l’appui.

La fille à côté lorgne de mon bord, sans broncher.

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Ma chance se poursuit avec un autre gain rapide de 50$, la fille sourit, mais je décèle des signes de jalousie sur son visage.

Ma machine est payante, je suis maintenant rendu à 80$.

Puis, au moment même où un gars en retrait derrière pogne les nerfs contre sa machine en levant les mains au ciel, j’atteins le seuil des 100$.

Est-ce que j’encaisse pour déposer dans un compte études pour mes enfants, ou je continue en tentant la chance de devenir aussi riche que mon boss, Philippe (un citoyen de NDG)?

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Flashback de joueur compulsif

Trop tard pour reculer. Le poison du jeu compulsif se répand dans mes veines et me rappelle dans un flashback ma période « accro aux machines de loterie vidéo » du billard Le Patriote, à Saint-Eustache, à l’époque où j’étais plongeur au Cora déjeuner qui se trouvait un étage plus bas.

En gros, j’avais déjà gagné 40$ (ce qui, selon mes estimations, valait environ huit millions de dollars, en 1996) avec un deux piastres, et je continuais de dépenser mes payes (salaire minimum = 6,90$) dans la machine du Patriote avec l’espoir d’être riche et d’acheter le marché aux puces.

Finalement, j’ai remplacé le jeu par la drogue.

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Le sourire fendu jusqu’aux aux oreilles, je me promène le torse bombé en quête d’une nouvelle machine, avec en main mon coupon sur lequel apparaît mon montant crédité.

Un employé sympathique vient toutefois péter ma balloune. « Il faut se méfier de la chance du débutant », me prévient-t-il.

Les étages commencent tranquillement à se remplir.

Je tente une nouvelle fois ma chance dans des machines à sous au fond du 2e étage. Je dois être rendu un habitué, puisque des aînés me demandent comment fonctionne la carte qu’on leur a remise à l’entrée.

« En échange d’un courriel, on a droit à 20$ gratuitement. Lorsqu’on se présente pour la chercher, on ajoute 10$ », m’explique un homme qui ne sait toutefois pas comment l’insérer.

En l’aidant, il m’explique faire partie d’un groupe de l’âge d’or de Sorel, en visite pour assister à un spectacle de Noël. Leur autobus est arrivé en avance, pour permettre aux gens de gambler un peu. « Je ne suis pas joueuse, moi! », m’assure une dame de leur groupe, en prenant place devant la machine à côté de moi.

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Faut avouer que la vision de la carte reliée entre la machine et les aînés qui la portent au cou me donne froid dans le dos.

Les aînés du groupe de Sorel s’en tiennent à leur 30$, sauf ma voisine qui se met à gagner.

Ce jour-là la chance me sourit, puisque mes gains s’élèvent maintenant à 175,59$. Pas mal pour ce qui était au départ un petit vingt.

« Ma journée est faite! », conclut ma voisine, en encaissant 75$.

Dès qu’elle libère la machine, un homme la prend aussitôt. Un habitué. « Ou tu restes toute la journée sur la même, ou tu changes souvent », philosophe-t-il, ajoutant avoir un bon feeling sur celle-ci.

Un huis clos hors du temps

Un autre constat s’impose: ici, on ne voit pas le temps passer. Par ailleurs, l’absence de fenêtres contribue à cette sensation de huis clos.

Les tables de blackjack et de roulette se sont remplies. Celles de poker aussi.

Je m’installe devant des machines à sous à l’effigie de Playboy (YOLO!).

Galvanisé par mes succès, j’y vais en partant d’une mise maximum en crinquant le levier sur le côté de la machine.

Osti! Je gagne presque 100$ du premier coup. Je lâche un cri de vainqueur, à l’instar d’un trio de dames âgées tout près qui s’amusent et tapent des mains. Il est midi et je réalise que c’est la première fois que je vois des gens qui ont l’air de s’amuser.

Un contraste assez drastique avec cette dame esseulée à l’arrière qui joue simultanément sur deux machines, le visage dénué d’expression.

J’ai peur de perdre mon pactole, j’encaisse dès que le vent tourne.

J’ai maintenant 231,52$, toujours sur mon premier vingt.

Avec la crise des médias, serait-il possible que gambler soit mon destin?. Dorénavant, veuillez svp m’appeler… BLACK JACK.

Pas de pression.

Pour célébrer, direction le restaurant du cinquième. Un bouchon monstre de têtes blanches en file devant l’entrée freine toutefois mon élan. Le resto est bondé.

Je me rabats sur une machine distributrice de sandwich au jambon, à côté de celle à pizza.

La débandade

Une fois plus ou moins repu, je me mets aussitôt à la recherche d’une nouvelle machine où faire fructifier mes avoirs. Gonflé à bloc, je m’installe à une nouvelle machine et mise 10$. Le tout pour le tout, quoi.

Mauvaise stratégie.

En moins de temps que ne dure la chanson Poker Face, je perds 70$. Ma confiance est ébranlée. Je retire, en plein dilemme. J’encaisse 151,56$ ou je continue, en me disant que tout ça part d’une mise de 20$?

Changement de stratégie. J’opte pour un retour aux sources avec les bons vieux sept chanceux à cinq cennes au fond du premier étage, entre deux joueurs solitaires.

Hélas, la descente aux enfers se poursuit. 100$, 70$, 50$. Impossible de nier la frustration qui s’empare de moi.

À la radio, Paul Piché a beau être rendu à la portion espagnole de Je lègue à la mer, le plaisir de jouer m’a abandonné.

J’ai sûrement l’air d’une poule pas de tête à m’essayer dans toutes les machines que je croise.

Un échec cuisant. Le piège se referme, le casino est en train de gagner.

À 31,83$, je tente ma dernière carte dans une machine de la Roue de fortune, la seule vacante au bout d’une rangée bondée.

Moins de trois minutes plus tard, je suis ruiné.

Je quitte mon tabouret en fulminant, combattant l’envie d’enfoncer vingt piastres dans la première machine que je croise pour lui montrer de quel bois je me chauffe.

À la recherche de la prévention perdue

J’obtempère, mais j’ai besoin d’un nouveau projet pour m’occuper, sinon je vais faire une rechute. Il me reste 80$ au fond de ma poche.

Tiens! Je vais retourner à l’entrée et refaire la totalité du casino en comptant le nombre de fois où l’on fait de la prévention pour mettre les visiteurs en garde contre le jeu compulsif. Comme cette société d’État relève du gouvernement, j’imagine que ces gens ont notre bien-être à cœur.

Ça devrait, si je me fie à la SAQ qui tapisse ses succursales de messages de prévention pour les risques sur la santé liés à la consommation d’alcool… NOT!

Enfin, c’est peut-être différent pour le jeu, me dis-je avec cette candeur qui me caractérise.

Cinq étages plus tard, la prévention est aussi absente qu’un.e représentant.e de la communauté LGBTQ+ dans un comité de sages*.

*Bon, ok il y a une mini-inscription directement sur les machines, mais rendu là, disons qu’il est un peu tard.

En entrevue, la directrice-générale de la Maison Jean Lapointe déplore la fermeture d’un centre de prévention opéré pendant plusieurs années par son organisme, directement entre les murs du casino. « On était visibles à l’entrée, où arrivaient les bus. Maintenant, c’est l’équipe du jeu responsable (relevant de Loto-Québec) qui a pris le relais », indique Anne-Élizabeth Lapointe, précisant toutefois que le casino collabore toujours.

«Je ne suis pas accro»

Avant de partir, j’essaye de parler de jeu compulsif avec quelques personnes assises seules devant leur machine. Pas le sujet de l’heure, la plupart des gens déclinent.

Une dame de Sherbrooke venue avec son mari m’explique que c’est leur première visite depuis un bout. « On fait un budget et on le respecte, je ne suis pas accroc », assure-t-elle, néanmoins d’avis que l’endroit regorge de joueurs compulsifs. « Quand je serai rendue là, je vais arrêter. »

Facile à dire. Dans la poche de mon jeans, mes doigts jouent avec les quatre-vingts piastres qui ne demandent qu’à disparaître dans une machine à l’image du dieu Neptune.

« Faut connaître ses limites », me conseille un homme que je croise alors que je suis sur mon départ. Celui-ci, qui me dit venir une seule fois par semaine, vient de remporter 5000$. Une année chanceuse, puisqu’il ajoute avoir gagné 11 000$ au casino de Gatineau, en août dernier.

« Mais ce sont mes premiers gains. Il n’y a pas de recette miracle et on perd plus qu’on gagne », nuance-t-il, évasif.

Si personne ne m’a confié avoir un problème de jeu, il ne faut cependant pas banaliser les risques de dépendance.

Malgré ma chance de débutant, je retiens de cette journée la vitesse déconcertante avec laquelle on peut perdre ses gains, le temps qui passe à vive allure et l’absence de gens qui semblent avoir du plaisir, sauf peut-être le club de l’âge d’or de Sorel.

Je me doute bien que mon récit ne reflète pas la réalité sur le plancher, les soirs de fin de semaine, où le casino doit attirer des gens plus jeunes en quête de plaisir éphémère.

Mais, derrière le clinquant des pubs de Loto-Québec, se cache une réalité plus triste et solitaire, qui contribue aussi sans doute largement à engraisser les poches de la société d’État.

De son côté, Loto-Québec nous assure que la prévention fait partie de ses priorités. Tous les employés sont formés et une chaîne d’entraide se met en branle si quelqu’un vit de la détresse. Le programme d’auto-exclusion est aussi en vigueur, m’explique-t-on.

Quant à l’achalandage, il serait revenu au beau fixe, après une période pandémique difficile. Loto-Québec ajoute par ailleurs recevoir plusieurs millions de visiteurs, chaque année.

On croit la société d’État sur parole, puisqu’en quittant le casino au beau milieu d’un mercredi tout ce qu’il y a de plus ordinaire, le parking P3 est à pleine capacité.