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L’affaire BROST vue par les graffeurs

Rabagliati et Montréal en maudit contre les méchants vandales.

Par
Jean Bourbeau
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« Si tu passes dans le journal, c’est mission accomplie », me lance un graffeur connu.

Depuis jeudi dernier, un graffiti bleu et blanc se trouve à l’avant de la scène médiatique québécoise, déclenchant une vague d’indignation collective. Difficile de ne pas reconnaître dans cette couverture une recette bien rodée : un artiste populaire outré, des images percutantes dans un quartier gentrifié, des passants indignés en micro-trottoir, des messages de soutien en ligne, tous unis contre le vandalisme. Le bien contre le mal, quoi.

Cinq lettres griffonnées sur une œuvre de Michel Rabagliati, l’un des bédéistes les plus aimés de la province, ont suffi à enflammer les réseaux sociaux d’une haine virale. En quelques heures, Montréal a été qualifié de Far West assiégé par les graffeurs, et la chasse aux vandales était ouverte, alimentée par une mer d’insultes. Partout, on réclame la tête de BROST.

Pourtant, au milieu de cette indignation générale, où tout le monde semble lever le poing en signe de protestation et d’appui performatif, je me suis demandé si j’étais le seul à ne pas partager cet outrage avec la même intensité? Si plusieurs ont préféré s’abstenir, cinq acteurs de la scène graffiti ont accepté de briser le silence – toujours protégés par des numéros masqués – pour jeter un éclairage différent sur cette saga et mieux comprendre le scandale.

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« Pas plus choqué qu’autre chose. Même si c’est un artiste reconnu, il s’approprie un mur sans connaître nos codes, sans utiliser de pinceaux même. C’était inévitable qu’il allait se faire hit tôt ou tard », m’explique Cast.

« Rien d’anormal. Des graffs, il y en a partout, et les murales sont souvent overwritées », poursuit avec une certaine nonchalance T, qui préfère taire son identité.

Frédéric ajoute : « Je me suis juste demandé : pourquoi celle-là? Il faut clarifier une chose : ce n’est pas une murale, mais un print en vinyle. Ce n’est pas une œuvre peinte sur un mur, c’est une impression plastique. Rien d’irremplaçable. »

Max, comme tous les graffeurs, relativise l’incident d’emblée. « Chaque année, des dizaines de nouvelles murales voient le jour à Montréal, et tôt ou tard, la plupart finissent par être bombed (peintes à l’aérosol). D’habitude, on n’en fait pas tout un cas », précise-t-il.

Mais cette fois, l’affaire a pris une ampleur inhabituelle. Avec les nombreuses sorties médiatiques de son auteur et le soutien de Guy A. Lepage, l’indignation s’est propagée comme une traînée de poudre, offrant une visibilité inattendue au graffiti.

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L’incident Rabagliati a notamment braqué les projecteurs sur deux figures bien connues de la scène locale : Béo et Stray. Parce que, contrairement à ce que ses détracteurs ont laissé entendre, ce n’est pas BROST qui est à l’origine du graffiti au style « flop » ou « throw-up ».

Ensemble, Béo et Stray forment un duo reconnu pour leur purisme dans l’art du flop, cette technique où les lettres arrondies forment un nom distinctif. Leur dernière frappe a fait couler beaucoup d’encre, mais a aussi généré une grande fierté au sein de la communauté. L’irrévérence demeurant après tout un moteur incontournable dans leur démarche artistique.

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« Ma première réaction en voyant le post de Guy A. Lepage sur Instagram, où il a callé “BROST”, a été un fou rire immédiat. Mais en s’y attardant, le spot est vraiment solide. Bien situé, percutant, avec une exécution impeccable. Big shout out à Béo et Stray! », lance Cast.

Dans les lettres du graffiti, on peut lire les tags « XPR » et « NTFA », signatures d’appartenance aux crews Expert et NTFA – ce dernier relié au mouvement antifasciste –, deux collectifs très actifs et respectés selon les avis recueillis.

En réponse aux foudres de la population, des graffitis signés ironiquement BROST ont même fait surface sur divers murs de la métropole, comme une moquerie envers la controverse et un rappel cinglant de la distance qui sépare le grand public d’une scène qu’il ne comprend ni ne connaît vraiment.

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« Que ce soit beau ou non, l’essentiel est de se distinguer des autres. Ils ont réussi », témoigne Cast.

Camoskope ajoute que l’œuvre de Béo et Stray n’affiche pas une posture radicale, mais plutôt une forme de rappel : « La rue n’appartient à personne et à tout le monde à la fois. Peindre, c’est une manière de redonner vie à l’espace urbain, de se réapproprier le patrimoine bâti et de revendiquer l’identité d’une ville. »

« Si un mur devient intouchable, c’est toute l’essence du graffiti qui disparaît », affirme Max.

« Le mépris pour le graffiti provient souvent d’un manque de compréhension alimenté par un vieux fond d’élitisme et de bourgeoisie », ajoute-t-il. « Les boomers vont toujours nous haïr ! »

Mais y a-t-il vraiment plus de graffitis à Montréal?

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À cette question, toutes les voix s’accordent pour répondre négativement. À Montréal, le graffiti se manifeste par vagues, avec une évolution des emplacements et des mentalités.

« Avant, ça se concentrait surtout dans les ruelles et sur les demi-toits du centre-ville, mais aujourd’hui, ça s’étend à travers toute la ville, souligne Frédéric. Ce qui a changé, c’est que si vous réalisez un graff, par exemple sous un pont, peu de gens le verront. Mais grâce à Instagram, tu peux aller chercher une grande visibilité et de la légitimité. La game est vraiment rendue sur les médias sociaux. »

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Selon eux, contrairement aux idées reçues, la majorité des graffeurs ne sont pas des jeunes débutants ni des adolescents impulsifs. Alors, y a-t-il plutôt moins de respect qu’auparavant?

Encore une fois, la réponse est unanime : non.

T précise : « Il est certain qu’il y a des profils de graffeurs qui recherchent de la visibilité, tandis que d’autres cherchent simplement à provoquer. Ce n’est pas une question de catégoriser tous les graffeurs ensemble, car les profils sont extrêmement diversifiés. Il existe un large éventail de talents, formant un écosystème riche et varié, chacun avec des philosophies différentes. »

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Un tel incident évoque inévitablement l’ancienne rivalité entre graffeurs et muralistes, le second groupe étant souvent perçu comme plus institutionnalisé. Bien que ces deux pratiques coexistent depuis des années, une volonté de purisme subsiste parmi ceux que j’ai rencontrés.

« Si l’art de rue existe aujourd’hui, c’est grâce aux graffeurs », soulignent-ils presque en chœur. Cette perspective indique que la démarche clandestine, aux yeux des artistes, dépasse invariablement celle des muralistes traditionnels. Plus street, donc plus vraie.

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Cependant, la frontière entre l’art de rue légitime et le graffiti illégal reste souvent floue. « On pourrait croire qu’il y a une grande différence entre taguer une boîte aux lettres et créer une grande murale de festival, mais bien souvent, c’est la même personne qui réalise les deux », explique Frédéric.

De nombreux muralistes prennent d’ailleurs cette réalité en compte : ils consacrent moins d’efforts aux parties inférieures de leurs œuvres, sachant que tôt ou tard, les graffeurs ajouteront leurs throw-ups.

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« Le dossier des murales est simple : commencez vos œuvres plus haut, en laissant les premiers huit pieds de hauteur aux graffeurs. C’est inévitable : peu importe l’artiste derrière la murale, un graffeur verra toujours un bon spot », souligne Cast.

Camoskope explique toutefois qu’il existe des exceptions. Certains muralistes gagnent le respect de la rue, surtout ceux qui se sont forgé une réputation dans l’illégal.

« Juste à gauche de la toile de Rabagliati, il y a une murale qui n’a pas été touchée depuis 2001. 24 ans! Et pourtant, même si elle est légale, elle reste intacte. Pourquoi? Parce que ses auteurs font partie de la scène », précise-t-il.

L’autre solution reste l’application de finitions anti-graffiti sur les murs pour les nettoyer après chaque passage des graffeurs, comme cela a été fait pour la murale dédiée à Beau Dommage en octobre dernier. « Avec un solvant et un jet à pression, le problème est réglé. Pas besoin que les Karen s’arrachent les cheveux pour rien », conclut Cast.

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« Le graffiti a même fait le téléjournal. Béo et Stray doivent tellement être down », lance Camoskope avant d’ajouter : « Sur le bord de la track, tu peux réaliser une grande pièce avec des détails, mais sur Mont-Royal, c’est un peu moins évident. Il y a beaucoup de trafic, ce qui en fait un excellent mur, au même titre qu’une belle hauteur. »

Selon tous les intervenants avec qui j’ai discuté, il est clair que cet énième épisode de tension entre la population et la scène graffiti agit comme un véritable carburant pour celle-ci. La récente exposition médiatique sans précédent risque d’avoir un impact majeur sur la motivation des graffeurs, qu’ils soient novices ou chevronnés. Après tout, l’essence même de leur art repose sur la reconnaissance : faire résonner leur nom et leur œuvre, souvent à travers des gestes audacieux et provocateurs.

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« Hier, j’étais dans une boutique spécialisée, et un gars demandait des conseils sur quel spray utiliser parce qu’il commençait à faire du “graffiti”. Coïncidence? Peut-être… »

« L’une des clés, c’est de faire connaître son nom : taguer des endroits improbables, ceux qui laissent les gens se demander comment tu as réussi à y accéder, ou simplement peindre partout, autant que possible. Faire la une des journaux, c’est évident que ça inspire. Il y en a tellement qui rêvent de cette notoriété. »

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Il est crucial de saisir qu’au sein de la scène graffiti, une multitude de règles tacites régissent les interactions entre artistes. Parmi celles-ci, une hiérarchie de styles s’impose naturellement : un tag peut céder sa place à un flop, tandis que des créations plus élaborées, comme un wild style, dominent les autres. Sous le flop signé par Béo et Stray, on trouvait d’ailleurs plusieurs tags, qui, eux, n’avaient pas déclenché pareille polémique.

« Bien sûr qu’il y a des règles non écrites : on ne graffe pas sur des chars, des lieux de culte, des monuments historiques ou des maisons. On ne peut pas peindre sur des œuvres de personnes décédées », assure T.

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À titre d’exemple, Alex Scaner, alias SCAN, figure emblématique du graffiti montréalais, décédé en 2018, dont les œuvres demeurent majoritairement intouchées. Un autre cas se trouve à Saint-Henri, où une murale a été créée en mémoire d’un enfant décédé. Aucune intervention n’a jamais été osée, témoignant du respect et de la solidarité au sein de la communauté.

« Mais tu peux fucking bomb un vieux garage, un cube, un train, et même une murale », dit Max. Ce qui ne l’empêche pas de mentionner que le respect reste très présent au sein de la communauté, bien plus que ne le pensent ceux qui ne font pas partie de la scène.

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Mes sources semblent unanimes sur le fait que le graffiti illégal ne disparaîtra jamais. Toutefois, plutôt que de réprimer une communauté en pleine santé, il serait préférable de lui offrir des alternatives pour réduire les frictions. Encadrer cette pratique, faciliter l’accès à la légalité, et intégrer les graffeurs locaux aux événements pourraient être des solutions concrètes.

Avec peu d’options disponibles, les coûts élevés pour la réalisation de murales légales deviennent un véritable obstacle. « Tu ne vas pas dépenser 300 $ en peinture et passer 16 heures à travailler seulement pour que le lendemain un enfant peigne un cornet de crème glacée par-dessus », nuance Camoskope.

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Le graffeur souligne l’incohérence flagrante entre la perception du public face au graffiti légal et illégal, dénonçant un système de deux poids, deux mesures.

« Si je réalise une pièce sur un mur légal, les passants s’arrêtent pour dire : “Wow, c’est magnifique.” Mais si je fais exactement la même pièce sur un mur illégal, là, c’est “immonde”. Juger la qualité artistique en fonction de la légalité, alors que ce sont souvent les mêmes artistes derrière les deux, c’est absurde », déplore-t-il.

Ce constat met en lumière le regard biaisé porté sur une pratique qui, selon lui, devrait être jugée avant tout pour sa valeur artistique et non pour son cadre juridique.

Il ajoute : « L’hypocrisie du grand public et l’indifférence envers cette forme d’art sont flagrantes. Beaucoup de muralistes talentueux viennent du tag et du graffiti, et plusieurs continuent d’exercer cette pratique. Ce qui me déçoit le plus, c’est l’élitisme dans l’art, cette tendance à hiérarchiser les formes d’expression. Si tu n’es pas prêt à t’y intéresser et à comprendre le phénomène, c’est de là que naît toute l’hypocrisie que l’on observe depuis jeudi dernier. »

T tient à souligner que ce n’est pas une attaque contre le bédéiste, qu’il apprécie lui-même, « mais plutôt une critique du contexte dans lequel son œuvre a été intégrée. Il s’approprie un mur sans rien connaître de la scène. Le graffiti, à sa base, est politique : il vise à susciter une réaction et à dénoncer l’institutionnalisation de l’art. »

Pour ses partisans, cet art fait partie intégrante de notre culture, qu’on l’apprécie ou non, alors que l’espace public est de plus en plus saturé par la publicité et le capitalisme, ce qui pousse les graffeurs à exprimer un rejet profond du système.

« Nous le faisons par passion, pour faire vivre une culture, parfois au risque de notre liberté et de notre santé. », conclut T.

Pour eux, c’est une manière de contester l’ordre établi, d’affirmer leur esprit anticonformiste et de donner vie à une voix dissidente à travers une forme d’expression artistique percutante.

Une pratique qui se résume en une phrase : « À qui veut sa place, de la prendre. »

Au grand dam des habitants du Plateau.