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L’accidentophiliste

Par
André Marois
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J’ai rencontré Charlie (nom fictif) chez des amis communs. Lorsqu’il m’a raconté ce qu’il collectionnait, j’ai l’ai d’abord pris pour un vulgaire mythomane. Je trouvais son histoire divertissante, mais totalement improbable. Pourtant, les pièces qu’il m’a ensuite présentées m’ont prouvé le contraire. J’ai recontacté Charlie pour réaliser son portrait. Je laisse donc la parole à cet «esthète original», tel qu’il se définit.

«… La partie la plus intéressante pour un collectionneur, c’est la quête. La recherche de LA perle rare. Où est-elle? Comment pourrais-je l’obtenir? Combien coûte-t-elle? Ai-je le droit de la posséder? Qui d’autre la convoite? Peu importe, il me la faut. Cet attrait s’avère jouissif. La possession l’est aussi, mais elle risque de lasser. Le philatéliste ou le sidérophile ont toujours besoin de repartir en chasse.

Enfant, je collectionnais tout et n’importe quoi : les timbres, les flammes postales, les emballages de sucre, les boîtes d’allumettes, les tickets de cinéma, les images pieuses et les fèves de galettes des rois…

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Il m’est déjà arrivé de suivre un touriste américain pendant des heures pour récupérer la bague du cigare qu’il fumait. Il suffisait de me pencher pour grossir mes assortiments. Les amis et la famille alimentaient aussi mes carnets, mes classeurs, mes boîtes. Avec le recul, je pense que je faisais plutôt une collection de collections.
Jusqu’à ce jour miraculeux. J’avais douze ans.

Mon cousin possédait une magnifique bicyclette rouge qui me rongeait de jalousie. Un après-midi, j’ai installé un long fil de pêche en travers de son parcours préféré, à un endroit stratégique en surplomb de notre chalet d’été. J’ai attendu. Il a surgi, la tête dans le guidon, pédalant avec sa fougue préadolescente. Il n’a pas vu le piège invisible et sa chute fut spectaculaire : un vol plané de cinq mètres qui s’est terminé sur le gravier de l’allée du garage. Résultat : un tibia brisé et un vélo HS. Mais surtout, un accident superbe auquel la famille réunie au complet a assisté, témoin de ce moment magique. La première pièce de ma nouvelle collection.

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Tout le monde en parle encore chez nous. Bien sûr, j’avais aussi vite caché le nylon pendant que ma tante se portait au secours de son chéri. Au-delà du geste méchant, la beauté de l’instant, sa fulgurance et son unicité m’avaient ébloui.

Ce soir-là, j’ai abandonné les étiquettes de boîtes de camembert pour l’imprévisible organisé.

Au début, j’ai tâtonné. Normal, j’étais un précurseur. Un pionnier du dérapage contrôlé. Je me suis amélioré avec les moyens à ma disposition. J’ai lâché des billes sur les pistes de danse. J’ai dévissé les bureaux de mes professeurs. J’ai trafiqué le four à micro-ondes de la cafétéria. J’ai dégonflé les pneus d’un camion de pompiers. J’ai glacé le trottoir devant chez mes voisins. J’ai pris du plaisir à me surpasser.

Surtout, j’ai commencé à conserver des traces de mes forfaits : photos, puis vidéos.

Depuis, ma technique a évolué, mais je reste fidèle à cette fulgurance. Je collectionne les chutes, les carambolages, les chocs et les collisions – ceux des autres, que je provoque. Que je prépare avec minutie, toujours plus conséquents, plus délirants, encore plus amusants. Règle générale, j’évite que des innocents soient blessés ou même tués, mais la logique de l’évènement malheureux me dépasse parfois et je l’assume. Un accident est un accident.

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Puis, ce qui m’a motivé dans ma démarche fut de trouver un moyen de présenter mes meilleurs éléments à un large public. Le vrai collectionneur doit rendre l’art accessible au plus grand nombre. Mon maître reste Albert C. Barnes, qui rassembla une exceptionnelle collection de toiles impressionnistes : 181 Renoir, 69 Cézanne, 60 Matisse et autres merveilles signées Picasso, Van Gogh, Soutine, Modigliani… Barnes les accrochait aux murs de sa villa et permettait à tous de venir les admirer. Je ne pouvais procéder de la sorte sans risquer des poursuites judiciaires. Je conservais donc mes meilleures vidéos dans un coffre.

La solution est venue d’Internet. Depuis quelques années, je place mes chefs d’oeuvre sur YouTube, où les connaisseurs les attendent, les recherchent. Ils les reprennent et les font circuler sous leurs propres pseudos.

Je peux enfin exposer les plus belles pièces que j’ai filmées, les partager avec des milliers d’amateurs qui les regardent encore et encore, et les commentent. À mon niveau, je reproduis l’approche démocratique de Barnes, à la puissance du Web.

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… Vous tapez les mots clés «russian crash test» dans la fenêtre de recherche. Je vous laisse apprécier. Voyez ce train vert qui s’approche au ralenti sur le tapis de neige. Gros plan sur le prochain point d’impact. Et le train arrive trop vite. Les freins se bloquent. Trop tard : il brise le bloc de béton. Mais surtout, observez le deuxième wagon qui se plie en deux comme une vulgaire pinte de lait vide. Bouleversant. Magistral. Je ne m’en lasse pas. Cette vidéo est mon Tinguely, une sculpture animée, aussi puissante que fragile.

Chaque fois que regarde la vidéo, je me sens si fier d’être responsable de ce «crash».

Ne me demandez pas comment j’ai réussi cette merveille. Cela m’a pris des mois, de la patience, des pots-de-vin et une bonne part de chance.

Je pourrais disserter des heures durant sur mon train russe. Mais je trépigne déjà en pensant à la vidéo suivante : «boat accident bridge too low». Comme quoi, tout se sabote, même la hauteur des ponts. Vous avez tapé ça dans YouTube ? Vous l’avez ? Le bateau ne peut plus s’arrêter… tout s’arrache.

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La composition de mon oeuvre est saisissante avec ce panneau au premier plan : «Holland Road» et le «Do not block» juste en dessous. La dérision, l’humour aussi, expliquent cette perfection. Cette grande cheminée avec son P qui bascule si facilement. Voilà ce que j’appelle une pièce maîtresse.

Il y en a tant d’autres dont je pourrais vous entretenir : l’amerrissage à l’envers, le motard malchanceux, le planchiste volant… Chaque fois, l’accident produit un résultat hors du commun, imprévisible, précieux.

Aujourd’hui, je prépare un évènement époustouflant. Le fruit d’une longue et minutieuse quête de l’excellence et du jamais vu . Ce sera le clou de ma collection. Évidemment, je ne peux rien vous en dévoiler. Disons simplement que cet accident mettra en scène une foule de personnes lors d’un grand événement canadien et qu’on pourra le voir en direct, des quatre coins de la planète. Si tout va bien, personne ne sera estropié, mais tout le monde aura la frousse de sa vie. Après ça, je pourrai rejoindre mon maître Barnes au panthéon des collectionneurs.»

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