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Je t’ai déjà parlé de mon appart du cégep, sur la rue Wurtele. J’ai jamais su comment prononcer le nom de la rue qui était située au beau milieu d’un no man’s land, juste à côté de la track de chemin de fer qui marque l’entrée d’Hochelaga. C’est l’appart qui est resté débarré pendant deux ans et où on était presque jamais à jeun.
Mais comme je te disais l’autre jour, à un moment donné on a été obligés de barrer la porte. Sauf que c’est pas pasqu’on était soudainement équipés de clés qu’on allait arrêter d’être vedge. Ça fait qu’on oubliait nos clés crissement souvent, pis qu’on était pognés dehors comme des caves.
On s’entend que, quand t’habites sur Wurtele, tu vas pas cacher une clé en d’sour du tapis comme un smatte! Des plans pour te faire défoncer… Mais ça veut pas dire qu’on avait pas de plan B; on en avait un: le passage par le shed.
Il fallait faire le tour par la ruelle. C’était le genre de ruelle ousque tu regardais toujours par-dessus ton épaule, même en plein jour. Faut dire que la rue Florian qui partageait la ruelle a’ec not’ rue était surnommée “la rue des putes”, pis que ce genre d’activité a tendance à laisser des traces dans le voisinage…
Là, dans ruelle, il fallait spotter c’était laquelle notre cour arrière. Ça l’air évident de même, mais ça l’était pas pantoute vu que tous les triplex étaient vraiment décrissés. Après, il fallait passer par-dessus la clôture Frost, pis marcher jusqu’au shed. Un genre de niche à feu, construit en bois pourri et recouvert de tôle grise. C’était quand même assez facile d’ouvrir la porte du shed, vu qu’elle était jamais barrée. Mais c’était crissement pas évident de rentrer là-dedans!
Ça sentait le tabarnak.
Pour ceux qui savent pas ce que ça sent, imaginez une odeur de poussière mélangée a’ec de la pisse, de la moisissure, de l’humidité, des cochonneries qui traînent là depuis un estie de boutte, pis un paquet d’autres affaires que je sais pas pantoute c’était quoi mais qui puaient sur un sale temps!
Une fois que t’avais ouvert la porte, y’avait un petit escalier de bois d’environ 12 pouces de large, complètement dans l’autre coin du shed. Mais évidemment, dans le shed, y’avait pas moyen d’avoir de la lumière (vu qu’y’avait probablement pas d’ampoule, pis que même si y’en avait eu une, l’interrupteur aurait été en dedans pis que nous autres on était embarrés dehors)!
Là, il fallait marcher sur la pointe des pieds jusqu’à l’escalier. Je sais pas pourquoi, je marchais toujours sur la pointe des pieds dans l’shed, comme si j’avais peur d’alerter la colonie de rats d’égout que je soupçonnais d’habiter dans l’shed, vu que c’est clairement là que j’aurais pris mon spot, avoir été un rat d’égout. Après ça, il fallait monter les trois calices d’étages, en essayant de se protéger des toiles d’araignées pis en espérant pas s’enfarger dans rien. Je veux pas avoir l’air moumoune, mais estie que j’avais peur à chaque fois que je passais par le shed pour rentrer chez nous! Je pense que c’est à cause de ça que j’ai fini par arrêter d’oublier mes clés à un moment donné!
Sauf qu’un beau jour, le coloc revenait d’la shop ousqu’on travaillait dans ce temps-là pis y s’est rendu compte qu’y avait oublié ses clés, sous l’oeil de notre grosse voisine d’à peu près 40 ou 45 ans (c’est pas toujours facile à savoir, l’âge du monde dans l’Esss). Là, y’a dit: “Ah, calice, chu embarré dehors! Y va falloir que je passe par le shed!”
La voisine qui fumait une cigarette et qui avait la gorge tellement maganée qu’elle avait l’air de parler au travers une veille fan de chez Zellers lui a dit: “Heille, fais pas ça! Tu passeras par chez nous à place! Mais il faut que t’attendes encore 10 minutes, pasque ma fille est a’ec un client…”
Le coloc qui en demandait pas tant a bummé une cigarette à voisine pis a attendu que le client sorte de là, satisfait.
C’est ce soir-là que le coloc m’a appris comme une Épiphanie qu’on habitait à côté d’un bordel, que notre voisine était une pute pis qu’a se faisait pimper par sa mère!!
C’était vraiment une révélation. Même si pas mal toué voisins étaient séquelles, la démarche de ma voisine qui montait les marches m’avait toujours intriguée à chaque fois que j’la voyais. Elle se tenait après la rampe, comme si sa vie en dépendait, pis ses hanches oscillait d’un bord à l’autre, en équilibre précaire sur ses jambes trop maigres. Ça a l’air cave, mais ça m’a frappé ce soir-là de réaliser que ma voisine montait les marches de la même manière que les autres filles de joie tristes qui arpentaient les trottoirs du quartier. Ça expliquait le sentiment de déjà vu que j’avais quand je la croisais dans l’escalier.
Ça fait plus que 15 ans qu’on a quitté cet appart-là, juste avant que notre proprio nous sacre dehors. Y’a ben des affaires qui ont changé: des taudis ont été rasés, des condos ont été construits, ils ont installé des gros trottoirs a’ec d’la verdure qui va aller dedans, pis toute, pis toute. Bref, ils ont pimpé le quartier. Heille, avez-vous remarqué qu’on emploie maintenant ce mot à toutes les sauces, genre “j’ai pimpé mon char”, “j’ai pimpé ma salle de bain”, etc., comme si on avait oublié d’où y venait…
Ben des affaires ont changé, mais y’a des affaires qui changent pas. Dans l’Est, chu pas mal sûr qu’il y a encore des mères qui pimpent leurs filles. Pis dans cette petite phrase-là se trouve toute la misère du monde.