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Sur l’île d’Anticosti, y’a des chevreuils. Ça, tout le monde le sait. Mais il y a plein d’autres choses qui sont inconnues et qui méritent que la localité de Port-Menier soit la ville de la semaine sur Urbania!
Pour voir les photos de Port-Menier, c’est par ici.
1. Pays imaginaire
Il y a quelque chose d’un peu particulier à habiter un lieu qui est une espèce de pays magique dans l’imaginaire de beaucoup de gens. Dans la vie de tous les jours, notre environnement est « normal ». Qu’un chevreuil soit planté devant la fenêtre du salon, qu’un renard passe dans la rue, affairé à on ne sait quoi, ou qu’un aigle à tête blanche survole la baie en planant lentement n’a rien d’inhabituel. Mais on sait quand même que ce n’est pas partout comme ça au Québec ! L’hiver dernier, il m’est arrivé à plusieurs reprises de montrer des photos d’Anticosti à des Péruviens de tous âges et des touristes venus de partout dans le monde visiter le Machu Picchu. J’avais sur ma tablette des photos de la faune, de bord de mer, d’hiver… À chaque fois, c’était comme ouvrir un livre de contes merveilleux, les réactions des Péruviens, des Argentins, des Hollandais devant mes images étaient les mêmes que celles d’un enfant quand on lui raconte une histoire extraordinaire.
L’attrait qu’exerce Anticosti a comme résultat une population mélangée. Un portrait précis a montré que la proportion de natifs est de 50%. Ce qui m’amène à conclure qu’il y a deux types d’habitants à Port-Menier :
– Des chanceux dont les parents y habitaient et qui sont nés dans un si bel endroit.
– Des chanceux qui ont choisi d’écouter leur cœur et de s’installer sur cette île magique.
Même si on semble l’oublier parfois, on le sait qu’on habite un paradis. :-)
2. Chevreuils éduqués
Partout, des chevreuils sont victimes d’accidents sur les routes du Québec. De plus en plus parce que les populations sur le « continent » ont vraiment augmenté les dernières décennies. S’il y a un certain nombre d’accidents sur la Transanticostienne, c’est plutôt rare dans Port-Menier. Nos chevreuils sont en effet éduqués ! Comme les enfants, on les voit au bord du chemin, regarder à droite puis à gauche avant de s’engager, ou hésiter avant de traverser, semblant se demander si le camion qui vient va ralentir ou continuer.
Par contre, si un véhicule s’arrête, il ne va pas traverser, il va plutôt le regarder puis, lentement… se diriger vers lui. Le touriste prudent suivra alors les conseils des services consulaires canadiens et s’empressera de verrouiller les portes. Le vrai touriste descendra doucement en faisant le signe de paix anticostien. Pas une main levée et l’autre sur le coeur, non non! Plutôt une main devant soi, tenant un morceau de pomme, l’autre en retrait, armée d’un téléphone cellulaire ou d’un appareil photo…
L’autre animal fétiche à Anticosti est le homard. Le meilleur homard du monde doit être celui qu’on « cueille » à marée basse dans certaines baies et qu’on fait cuire dans une grande marmite sur un feu de grève. Je le suppose seulement, parce que c’est bien sûr interdit de « gaffer » le homard ! Mon ancien voisin Jacques Noël m’a montré la recette du sandwich au homard anticostien : 2 queues de homard entre deux tranches de pain. On fait descendre avec une bonne bouteille de blanc en contemplant le large…
La belle taille ; 2 à 4 livres, il doit être cuit dans quelques centimètres d’eau salée, pas besoin de remplir la marmite. Compter 12 minutes pour la première livre puis 1 minute par quart de livre supplémentaire. Ça convient à une bonne cuisson du fart et des oeufs de homard, mais cela surcuit un peu la chair. Diminuer de quelques minutes pour les gros homards, vous n’en reviendrez pas.
3. La plage
Sauf de rares exceptions, les côtes d’Anticosti sont faites de gravier, pas de sable fin. Et bien qu’on puisse s’y baigner, la température de l’eau ne s’y prête pas toujours. La baignade, c’est dans les lacs et rivières que ça se passe. Je ne vous dévoilerai sûrement pas où se trouve la piscine de la rivière Patate, le plus beau bassin naturel qu’une rivière n’ait jamais creusé. Ça demeure un secret que bien peu de personnes connaissent. Mais LA plage des Anticostiens, elle est au lac Plantain. À 10 km de Port-Menier, son eau est chaude en été, le fond de cailloux n’est pas inconfortable sous les pieds et la pente douce permet aux plus jeunes de barboter sans danger. Ce fut, pendant un temps, la base pour hydravion. On y trouve aujourd’hui quelques tables à pique-nique. Une belle journée de fin de semaine d’été, vous êtes certain d’y trouver de l’activité.
Il est aussi tellement bon de piquer une tête dans le lac Anna ou d’arrêter se tremper les fesses au pied de la cascade Kalimazoo. Et que dire de la chance de partager un bassin d’eau verte Caraïbes avec quelques poissons? L’été dernier, un couple avec leurs deux garçons de 8 et 10 ans était si excité de me raconter qu’ils s’étaient baignés dans la fosse à la fourche de la rivière Patate avec une vingtaine de truites de mer et 2 saumons!
4. Name dropping
Pas tant de gens viennent à Anticosti chaque année. 4 à 5 000 chasseurs de septembre à décembre, peut-être mille à deux mille visiteurs en été… Mais parmi tous ces gens, la quantité de personnalités publiques est élevée. De nombreux employés des pourvoiries ont eu l’occasion de rencontrer tel ministre, telle actrice, tel joueur de hockey, président, humoriste, riche vedette… Le contexte des ces rencontres est fort différent de l’échange touristique habituel, car il s’agit de séjours dans un camp où les contacts sont beaucoup plus personnels.
Ce qui conduit parfois à une inversion des statuts sociaux : l’homme d’affaires richissime, la vedette adulée, le ministre se retrouvent dans une situation où c’est l’employé, le guide, qui est aux commandes. S’il veut que sa pêche ou sa chasse soit fructueuse, le client DOIT écouter attentivement et obéir aux instructions de son guide*. Je pense même que pour plusieurs, ça doit être un soulagement, pendant une courte période, d’être « aux ordres » de quelqu’un plutôt qu’en donner. :-)
Ne croyez pas que les guides soient des larbins. Ce sont des professionnels dans leur domaine et respectés comme tels. J’ai plusieurs copains qui ont été invités en tant qu’ami au mariage d’un client, à un voyage à sa maison en Floride ou à un safari en Afrique. Parce que des liens entre personnes d’univers complètement différents se sont créés. Grâce à une passion commune pour la chasse ou la pêche, et l’amitié.
* Hilarante illustration de cela par Claudine Mercier dans son imitation de Trefflé Jenniss, le doyen des guides anticostiens.
5. L’Anticosti Saoudite
Tout le monde capote sur les réserves incroyables de pétrole qui dorment dans notre sous-sol. Ben non, pas tout le monde ! Parce que de l’exploration, il s’en fait depuis 1962 ! Ça fait cinquante ans qu’à chaque décennie une compagnie s’excite le poil des jambes et part en peur. On voit débarquer à Port-Menier des foreuses, des Anglos d’Alberta et ben de l’équipement. Quelques millions ont été réunis pour une campagne de sondage, de forage, de levées sismiques… Pendant un été, c’est l’excitation. Puis ça retombe. Plus rien l’année suivante. Ailleurs on s’énerve sur les ravages faits à l’île. Sur place, on se réjouit des nouveaux sentiers et chemins qui ont été tracés. Jusqu’à la prochaine montée de… lait !
6. Aimer le chevreuil et aimer le chevreuil
Vous pensez qu’à Anticosti tout le monde chasse. Bien que Port-Menier soit probablement le village au Québec où on retrouve le plus d’armes par habitant (mais un des plus paisibles, cependant), tous ne chassent pas. Je crois qu’il y a au moins 7 ou 8 personnes qui ne courraillent pas le chevreuil. Sans compter les jeunes de moins de 12 ans bien entendu.
Mais les autres, jeunes et vieux, hommes et femmes vont récolter leurs chevreuils. Ces mêmes personnes qui, au village, prennent plaisir à nourrir de pommes, de laitue ou de tarte au sucre les chevreuils à leur porte ne se privent pas d’abattre une belle bête, pour se régaler des meilleurs brochettes, rôtis et burgers qui soient. Comment se dire ami des animaux et chasser ? C’est une question qu’on se pose quand il n’y a pas d’animaux dans son environnement. Quand ils sont là, ils en font partie et l’agrémentent, ils participent à sa qualité.
Vieilles dames, ginos, nouveaux arrivants ou guides émérites, une rencontre à l’épicerie en automne dérive immanquablement vers une histoire de chasse. Comment, après tant d’années, ce sujet réussit toujours à nous exciter en dit long sur nos gènes de chasseurs, cet atavisme que la civilisation tente de gommer…
7. Fêtes de village
En été, c’est la St-Jean qui réunit Anticostiens et visiteurs autour d’un méchoui de chevreuil ou d’un souper de homard. La fête est résolument familiale et dure la journée. Ça se termine autour d’un immense feu de joie, bien sûr.
En automne, l’Halloween n’intéresse pas que les jeunes. C’est souvent l’occasion d’un gros party pour adultes où se déploie une imagination débordante dans les déguisements. Comme la fois où Julien s’est déguisé en R… ou, il y a longtemps, Gaston qui s’est fabriqué un costume de… pénis géant! Il a expliqué à son plus jeune qu’il construisait une fusée… Malheureusement pour lui, il existe des séquences sur 8 mm de cet exploit inénarrable !
Je pense que la tradition du souper de Noël provient du club Optimiste dans les années 90 : organiser une soirée pour les enfants avec cadeaux, Père Noël et souper communautaire. C’est resté. Chaque année, 130 à 175 personnes partagent un repas. Une vingtaine de cuisinières et cuisiniers préparent rosettes au homard, pâtés, dindes, salades, tourtières, gâteaux… Une soirée qui r éunit tout le monde par tablées de 20. Les enfants présentent un spectacle préparé en classe et courent toute la soirée. Certaines années, des musiciens agrémentent l’après-banquet, l’étirant parfois jusque tard dans la nuit.
Il y a un esprit communautaire dans cette soirée qu’on retrouve peu souvent dans nos vies. Si vous désirez vous y joindre, ça se passe vers le 14 décembre…
8. Hivernage
– Cossé qu’vous faites l’hiver ?
– Et que ça doit être plate en hiver !
– L’hiver doit être long ici…
C’est ce qu’on entend si souvent. Ça doit dénoter une espèce de crainte de la tranquillité, d’une période paisible, à laquelle vous n’êtes plus habitué. Il y a une génération ou deux, presque tout le monde était au ralenti l’hiver. Les semences, la culture et les récoltes occupaient amplement (12 heures par jour !) le printemps, l’été et l’automne. Et arrivait enfin l’hiver.
Pour se reposer bien sûr, mais aussi pour rattraper tout le social en retard. Soupers, fêtes, partys, expéditions, sorties, invitations, réunions… Si vous saviez comment l’hiver fait du bien à l’âme et au coeur. L’hiver a été inventé pour cela : une pause dans l’année pour s’occuper de ses amours et de ses blessures. Pour prendre soin de ses amitiés et cuisiner. Pour décompresser après plus de 3 mois de travail intensif. Parce qu’à Anticosti, la plus grande partie de l’activité économique se passe de septembre à décembre; souvent sept jours sur sept. Le souper de Noël sonne le début des partys de toutes sortes qui dureront presque un mois, et de la période de pause qui suivra.
Pêche au lac Elsie, balade à Baie-Ste-Claire, rencontres à la maison de la communauté, sushis chez Bianca, souper de filles… On ne s’ennuie pas l’hiver. . Oh non !
9. Personnages
Me semble qu’il y a moins de personnages colorés à Port-Menier ! Du genre dont Vigneault fait des chansons et Pellerin des contes. Pourtant, encore l’année dernière, Omer était connu de tous les chevreuils du village. Son auto du moins ! C’était une très mauvaise idée de posséder une compacte de couleur marron; aussitôt que vous passiez dans une rue à basse vitesse, les chevreuils accouraient vers vous.
Parce qu’en plus de nourrir les chevreuils autour de sa maison, Omer avait pris l’habitude de distribuer des patates. Dès qu’il voyait un chevreuil, il arrêtait et l’appelait pour lui en donner une ou deux. La chose s’est rapidement su dans la communauté cervidée et le mot s’est passé que le monsieur à tête blanche et aux mains grosses comme des pelles à neige avait toujours un cadeau pour eux.
Il y a quelques décennies vivait encore Pépine, vaillant marcheur au dos courbé par je-ne-sais quel accident. Aux yeux de beaucoup, il devait passer pour un esprit simple, l’idiot du village, mais pour avoir souvent jasé avec lui, je sais qu’il n’en était rien. Je le classerais plutôt dans la catégorie « marginal assumé ». Doué d’un fin esprit d’observation et d’une bonne humeur constante, c’était le marcheur du Cap-Blanc, cette rue en bord de mer qui se termine au quai. Il habitait quelques maisons passée la nôtre. L’été, par la fenêtre ouverte de notre chambre du troisième, nous entendions fredonner Pépine à 6 heures du matin. Il revenait du bout du quai avec quelques bouteilles vides ou un bout de planche utilisable. Et il fredonnait constamment un petit air.
Aujourd’hui par la fenêtre pénètrent toujours le bruit des vagues et du vent, le cri des goélands, mais plus jamais la petite chanson de Pépine. Il me manque.
10. Insularité
Vous êtes patients ? Habitués à attendre ? Zen devant les variations de la loi de Murphy appliquée au transport… Vous êtes faits pour vivre ici ! Mais patient sérieux, là. Genre : pas d’avion pendant deux jours alors que ton chum (ou ta douce) est à Sept-Îles, attendant un hypothétique départ. Ou le bateau a dû rester au quai de Harrington Harbour pendant 36 heures à cause des forts vents et son passage du dimanche est rendu le mardi matin…
Vivre sur une île, et les aléas que cela comporte est l’exact contraire du just in time, du « tout, tout de suite ». C’est accepter une organisation naturelle de sa vie, soumise aux éléments. C’est apprendre à planifier ses besoins et à supporter des pénuries. C’est comprendre que l’imagination déployée pour pallier à certains manques est un cadeau qui nous est donné. Vivre sur une île a le tour de ramener bien des choses à leur vraie valeur.