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Je l’avoue, je ne suis pas fils d’Eastman. J’ai adopté ou été adopté, je ne sais trop. Comme on dit aux enfants, papa et maman avaient le choix et ils t’ont choisi « toi », car tu étais le plus beau… village.
Pour voir Eastman en images, c’est par ici.
De ce petit village, fondé par des loyalistes américains, nous ne connaissions alors que ses Correspondances, son spa très réputé, ses lacs magnifiques et son accident d’autobus. Bref, nous désirions vivre une vie tranquille dans un village sans histoire.
Mais affirmer qu’Eastman n’a pas d’histoire est une grave erreur. D’ailleurs, le village célèbre cette année son 125e anniversaire de mariage avec le nom « Eastman ». Auparavant, il avait flirté avec les noms de Warne’s Crossing, Dingman Flats, Bolton Forest et Bolton Est.
Laissez-moi donc vous raconter quelques épisodes de l’histoire de ce village sans histoire.
1. Survol historique
Au fil de ses 125 ans d’existence, le conseil municipal d’Eastman a adopté des résolutions pour régir la vie dans le village;
- 1890; chaque habitant mâle doit payer une taxe de 1,00 $, il en va de même pour les chiens mâles. On facture 2,00 $ pour les chiens femelles, mais rien aux femmes. OUF
- 1930; on demande aux autorités provinciales de radier le nom des femmes et des filles du registre officiel de la population d’Eastman.
- 1938; on accorde finalement l’autorisation d’installer une table de billard à la condition qu’elle soit réservée aux plus de 16 ans.
- 1945; on interdit les tenues indécentes et notamment les shorts.
- 1952; on demande l’intervention de la Police provinciale pour faire enlever une machine à boules.
- 1958; on décrète un couvre-feu à 21 h pour les jeunes de moins de 14 ans non accompagnés. Une sirène les préviendra.
On était loin de la cité des loisirs.
2. Un engagement social
Le conseil municipal voit large, il s’implique dans les grands débats de société;
- 1937; on adopte une résolution enjoignant les 2 gouvernements à mener une lutte sans merci contre le communisme, cet ennemi de la religion. On aura compris que le township anglophone est maintenant dominé par une population catholique.
- 1937; on accorde une subvention de 2,00 $ à l’Action Patriotique pour ériger un monument aux patriotes à St-Charles sur Richelieu. S’il vous restait des doutes sur la domination francophone…
- 1945; une résolution presse le gouvernement fédéral d’intervenir afin d’empêcher la Canadian Pacific Railway de nommer son nouvel hôtel de Montréal « Reine Elizabeth », et ce dans l’intérêt de l’histoire et du tourisme. On suggère même le nom de « Château Maisonneuve ».
- Je ne peux passer sous silence le fait qu’en 1938, on accorde une subvention de 1000,00 $ pour la création du parc du Mont Orford.
3. Accident d’autobus
Les villes dépensent des fortunes afin de se doter d’une image de marque. La ville de Lac-Mégantic sera associée à jamais à un terrible accident de train. Le nom d’Eastman a été lié pendant près de 30 ans à un accident d’autobus.
Le tout s’est passé le 4 août 1978. Un groupe de personnes handicapées et d’accompagnateurs venant d’Asbestos a assisté à un spectacle au théâtre d’été de La Marjolaine. Au sortir du spectacle, l’autobus a manqué de freins en descendant la côte vers le lac d’Argent, et a plongé directement dans le lac sous 6 mètres d’eau. Bilan : 40 morts, dont 24 personnes handicapées, et seulement 7 survivants.
Il a fallu attendre la création des « Correspondances d’Eastman », en 2002, pour modifier cette image. Aujourd’hui, le nom d’Eastman est associé à cet événement littéraire unique en Amérique.
4. Correspondances d’Eastman
C’est la beauté du village d’Eastman qui sert de cadre à cette activité. Les plus beaux jardins du village deviennent lieux d’écriture et les rencontres littéraires se tiennent dans un décor champêtre. L’activité attire plusieurs milliers de personnes qui viennent rencontrer leurs auteurs préférés. On raconte même qu’il y a quelques années, un policier de la Sureté du Québec a dû intervenir pour faire la circulation dans le village.
Cette activité, la plus importante à se dérouler dans le village, dure 4 jours au début août. Contrairement aux grandes villes, comme Québec et Montréal, nul besoin ici d’une succession ininterrompue de festivals afin d’attirer des touristes ni même de bloquer les ponts et de fermer les routes afin de retenir la population locale.
5. Petit Michel
Votre connaissez les Correspondances d’Eastman, vos parents se souviennent de l’accident d’autobus, et vos grands-parents n’oublieront jamais l’histoire du petit Michel. Le 30 mai 1949, le petit Michel Fontaine, 6 ans, se perdait dans la forêt derrière la résidence familiale à Eastman. Pendant 14 jours, tout le Québec fut en émoi et des milliers de volontaires, même l’armée, ont afflué pour participer aux recherches. RDI, LCN, CNN et même Al Jazeira ont diffusé en direct des émissions quotidiennes sur les recherches. L’enfant fut retrouvé mort le 14 juin.
On composa même une chanson qui fut numéro 1 au palmarès;
« Un beau soir au ciel sans nuage
L’enfant perdu quittait sa bonne maman
Recherchant au loin dans les montagnes
Ses petits frères qu’il aimait tant
Aussi sa bonne maman. »
« Petit Michel, c’est ta mère qui t’appelle
Tes frères et aussi ton bon père
Petit Michel, c’est ta mère qui t’appelle
Et qui te dit “Petit chéri
Reviens donc vers maman”.
P.S.; je sais, la télévision n’existait pas, mais ce fut un cirque médiatique considérable pour l’époque. La chanson fut composée par Henri Granger.
6. B’Ovila
En arrivant à Eastman, au sortir de l’autoroute des Cantons de l’Est et à la jonction de la route 112, vous aurez droit devant vous un restaurant nommé B’Ovila. Pour vous donner le temps de le regarder, il y a même un arrêt obligatoire. D’où peut bien provenir ce nom?
Il s’appelait Ovila Asselin et il était beau, alors toutes les femmes l’appelaient le beau Vila. Il fut, à l’âge de 17 ans, nommé monsieur Canada. Il devint un lutteur professionnel. Dans les années 50 et 60, la lutte était probablement, après le hockey, le sport le plus populaire. Immédiatement après la famille Plouffe, le mercredi soir à 21 h, c’était la lutte. Johnny Rougeau, Larry Moquin, Edouard Carpentier, Ovila Asselin, Maddog Vachon, Wladek Kowalski et Little Beaver étaient des stars. Notre Ovila fit carrière aux É.-U., au Japon et en Europe, et cela sous différents noms et différentes origines.
Pour les nostalgiques ou les incrédules vous pouvez revoir, sur YouTube ou dans les archives de Radio-Canada, un combat, décrit par Michel Un.. Deux..Trrrrrois Normandin, entre Ovila et Wild Bill Curry le 31 octobre 1956.
Il construisit en 1979, de ses propres mains, le restaurant B’Ovila en plein cœur du village.
7. La chute à fesses
Non, ce n’est pas parce qu’il y a deux grosses roches de chaque côté de la chute qu’elle a hérité de ce nom. D’ailleurs, il n’y a pas vraiment de chute. Tout au plus un rapide avec de l’écume blanche et des tourbillons, surtout au printemps. En fait, le courant passe plus sur la berge que dans le lit de la rivière. Le nom chute a probablement été choisi pour éviter le quiproquo lié à l’expression « rapide aux fesses ». Dans un cadre tout à fait bucolique, elle était la destination préférée des amoureux. Comme la rivière est jolie et surtout isolée, elle incitait à l’audace, à l’amour et à l’aventure. Comme c’est beau la nature.
L’aventure donnait parfois le goût du voyage, surtout aux jeunes filles. On en a vu plusieurs, après avoir succombé au charme de la chute, partir en voyage. Elles allaient souvent chez une tante ou une cousine qui vivait loin et n’en revenaient que plusieurs mois plus tard. Parfois, elles rapportaient le petit dernier de leur cousine malheureusement décédée en couche.
8. Les Bootleggers
Au temps de la prohibition, le commerce d’alcool était très florissant de ce côté-ci de la frontière américaine. Eastman étant situé à la croisée de 3 lignes de chemin de fer, les caisses d’alcool y débarquaient en grande quantité. Pour les cacher, on les enterrait souvent dans une sablière non loin du village.
Les hommes partaient souvent avec leur pelle pour supposément chercher des gros vers. Ils revenaient avec un petit verre dans le nez. Il y a quelques années, un entrepreneur qui remplissait un voyage de sable est tombé par hasard sur un plein lot de bouteilles de l’époque.
Donc à Eastman, au lieu d’apporter votre vin, apportez votre pelle.
9. Le portage des mots
Il existe à Eastman une forêt enchantée habitée par de bien drôle de personnages. Vous pouvez y rencontrer le Yeti de Tintin, le chaperon rouge, la barque et le poisson du vieil homme et la mer, les lutins de Blanche Neige… Bref, des personnages de romans ou de bandes dessinées. Les propriétaires de la forêt travaillent toute l’année à dénicher, à construire, à adapter, à peindre des personnages et des éléments de décor pour meubler la forêt.
Je vous entends penser qu’ils doivent être de bien drôle de poteux pour y consacrer tant d’énergie. Détrompez-vous, lui est avocat d’une très sérieuse corporation, et elle, enseignait le français au très chic Collège Brébeuf de Montréal.
10. Un livre un village
Chaque année, un comité choisit un livre susceptible d’intéresser le plus grand nombre. L’année dernière, c’était « Il pleuvait des oiseaux » de Jocelyne Saucier. Cette année, ils avaient choisi « La liste de mes envies » de Grégoire Delacourt.
Le Conseil municipal en achète une soixantaine de copies et les mets à la disposition de la population d ’Eastman. Les gens les lisent, inscrivent leur nom au début et le passent au suivant. À l’automne, une rencontre est organisée avec l’auteur.
Alors deux questions. Combien de livres reviennent à la fin de l’année? Encore plus important : dans votre grande ville, combien de livres reviendraient, selon vous? Voilà, vous avez compris le sens précis de l’expression « village sans histoire ».
Le village d’Eastman a été désigné à plusieurs reprises le plus beau village fleuri du Québec. On y pratique à l’année tous les sports de plein air. Il bénéficie de la proximité du parc du Mont Orford.
Mais le loisir préféré des gens d’Eastman se pratique sans aucun équipement, sans même avoir besoin de sortir du lit. On syntonise la radio de Radio-Canada, qui nous parvient de Montréal, et on savoure religieusement les bulletins de circulation. On anticipe déjà la réfection de l’échangeur Turcot et surtout la construction du nouveau pont Champlain. Ah, Ahhhhh, encore……..