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La vie avec des bras mous

Par
Camélia Handfield
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“Promets-moi de ne jamais me laisser accrocher nos vêtements à sécher sur une corde à linge avec des gros bras gras qui ballotent”, que dit Branka dans le roman Hollywood de Marc Séguin. Ce à quoi son chum répond qu’ils trouveraient peut-être ça beau, rendus là, s’ils s’y rendaient.

Et ça me fait penser à ma grand-mère.

Ma grand-mère, c’était une vraie. Une vraie comme dans “Molson Ex, c’est pour les vrais”. Là, le fait que je cite une vieille pub de Molson Ex, ça peut faire de moi une vraie. Ou le contraire. Ou juste quelqu’une des années 80. Une question de point de vue. Mais ma grand-mère, je ne vois pas de quel point de vue on pourrait trouver que c’était pas une vraie, ou que c’était juste quelqu’une de son temps.

Quand elle était jeunette, son père lui a donné une carabine. Chaque année, il lui donnait un baril de balles pour aller avec. Elle pratiquait sur un mur dans la cave. Ça rendait son petit frère jaloux. Ma grand-mère tirait avec précision.

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Elle jouait à Guillaume Tell avec mon grand-père, son voisin. Mon grand-père tenait une enveloppe à la hauteur de sa tête, mais à côté de sa tête, pas devant, et de l’autre bout de la cave, elle arrivait à trouer le timbre chaque fois sans tuer mon grand-père.

Pour se téléphoner, vu que leur chambre se faisait face de chaque côté d’une bande de pelouse, ils prenaient leur arme (mon grand-père aussi avait une carabine) et tiraient une balle en dessous de la fenêtre de l’autre.

Drelin drelin.

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Une fois, mon grand-père a rencontré un militaire et l’a défié de battre ma grand-mère au tir au fusil. Il y avait des canettes vides sur une clôture. Le militaire trouvait ça drôle, affronter une femme, il imaginait la victoire dans sa poche de militaire. Ma grand-mère a gagné.

Quand elle a eu seize ans, son père lui a appris à conduire. C’était la seule femme de la rue à conduire. C’était la seule à pouvoir se promener sans prendre de débarque sur le tandem au cadre trop court que mon grand-père avait gossé, la seule à savoir avironner dans le canot à la coque trop arquée que mon grand-père avait gossé, sans le faire chavirer. Elle pédalait en une journée des ballades de 70 km avec des côtes sur une bécane à une vitesse. Avec un fœtus presque à terme dans le ventre, elle faisait du ski de fond et sautait le muret de pierres sur son chemin sous le regard de ses sœurs scandalisées.

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Elle a eu deux enfants, ma grand-mère. Peu, pour une femme de ce temps-là. Elle a eu deux enfants, mais elle a donné naissance à six bébés. Le premier a vécu trois jours, les trois derniers, un. Rhésus négatif. C’est pas un exploit, accoucher de quatre enfants qui meurent flambant neufs – c’est un drame.

C’est juste que ma grand-mère était souriante la plupart du temps. Chaque fois que je l’ai vue, je l’ai entendue chanter, fort.

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La citation de Marc Séguin me fait penser à ma grand-mère parce que ma grand-mère avait le haut des bras gros et mou. Je sais pas, c’était avant l’invasion des gyms, ou elle avait des gros os. Les robes de soirée à manches longues qui ne lui faisaient jamais, des bras. Selon ce que j’en ai compris, dans le temps, dans un certain milieu de Montréal, quand les gens faisaient des soirées, ils mettaient du linge chic et ils jouaient au bridge.

Ma grand-mère portait des robes chics à manches courtes. Je crois pas que ça l’ait vraiment fait sacrer. À part peut-être avec des mots polis, dans la boutique tenue par une juive de la rue Saint-Laurent où elle achetait ses robes. C’était contre les couturiers qui confectionnaient des manches trop étroites qu’elle sacrait avec des mots polis, pas contre ses hauts de bras gros et mous.

La vie doit être plus vraie sans se soucier de ses existants ou éventuels gros mous de bras.

***

Pour lire un autre texte du même thème: Byebye grand-maman de Gwenaëlle Scorta.

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