Logo

La vie aprĂšs le (premier) vaccin au Chez-nous des artistes

« Ça ne me fait rien de mourir demain, j’ai eu une belle vie »

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
Publicité

Comment va la vie aprĂšs le vaccin (ou du moins la premiĂšre dose) entre les murs d’une rĂ©sidence pour personnes ĂągĂ©es? Pour tĂąter le pouls des aĂźnĂ©(e)s, j’ai mis le cap au Chez-nous des artistes, situĂ© dans l’est de MontrĂ©al.

Pour ceux qui ne le savent pas, ce complexe locatif de 78 chambres rĂ©parties sur trois Ă©tages a une vocation unique. Ce bĂątiment de la rue Beaubien hĂ©berge en effet depuis maintenant 35 ans des artistes Ă  la retraite, rĂ©unis sous un mĂȘme toit pour Ă©couler leurs vieux jours.

L’endroit est administrĂ© par un organisme Ă  but non lucratif et une bonne proportion des locataires sont Ă  faible revenus et reçoivent une subvention pour les aider Ă  payer leur loyer. Nul besoin d’ĂȘtre membre de l’UDA pour vivre ici et de plus en plus de rĂ©sidents ne proviennent pas du milieu artistique, mĂȘme si la direction s’efforce de conserver la mission d’origine.

Publicité

Pour la petite histoire, j’étais venu faire un reportage ici il y a cinq ans avec ma collĂšgue Ninon. Cette visite m’offrait donc du mĂȘme coup un prĂ©texte pour revoir de vieux amis.

En poste depuis maintenant dix ans, Gilbert Killeen, le directeur gĂ©nĂ©ral du Chez-nous, m’accueille masquĂ© dans son petit bureau vitrĂ© au rez-de-chaussĂ©e. « On a eu la premiĂšre dose en fĂ©vrier et ça a “dĂ©stressĂ©â€ grandement depuis. Les gens continuent de faire attention, les visites demeurent interdites et le masque est obligatoire dans les aires communes », explique M. Killeen, qui ne recense jusqu’ici aucun cas dans son Ă©tablissement.

«MĂȘme si les mesures demeurent en place, les gens semblent avoir moins peur, ça leur enlĂšve un poids sur les Ă©paules», constate le directeur-gĂ©nĂ©ral

Publicité

La deuxiĂšme dose est prĂ©vue en juin et comme pour la premiĂšre fois, des Ă©quipes du CIUSSS se rendront sur place avec leur matĂ©riel. « Ils s’installent dans la salle communautaire et font descendre les rĂ©sidents Ă  coup de trois. Certains ont refusĂ©, mais trĂšs peu. MĂȘme si les mesures demeurent en place, les gens semblent avoir moins peur, ça leur enlĂšve un poids sur les Ă©paules », constate le directeur-gĂ©nĂ©ral.

Si les rĂ©sidents sont autonomes, plusieurs employĂ©s de CLSC des environs dĂ©filent chaque jour pour divers suivis. « L’ambulance vient rĂ©guliĂšrement », admet M. Killeen, Ă©galement conscient que la pandĂ©mie affecte durement les rĂ©sidents sur le plan psychologique. « C’est sĂ»r que les gens ici sont extravertis, aiment placoter et socialiser. Je sais que plusieurs sont drĂŽlement Ă©coeurĂ©s, moi le premier », soupire-t-il.

Le pire semble ĂȘtre la fermeture depuis un an de la salle communautaire, oĂč des petits concerts Ă©taient organisĂ©s aux deux semaines par la gang du Chez-nous. Des spectacles de qualitĂ©, mettant en vedette des artistes de renom vivants toujours ici, tels que Michel Stax, Jimmy Bond et Alain Duhamel du groupe Les Bougalous.

Publicité

« Une grosse vie de musique »

AndrĂ© Champagne alias Jimmy Bond fredonne doucement dans la chambre 100, derriĂšre la porte entrebĂąillĂ©e. Un sac de masques jetables et des pots de pilules trainent sur la table de sa petite cuisine, attenante au salon. « C’est une toune que j’avais Ă©crite pour CĂ©line Dion. Je l’avais envoyĂ© Ă  RenĂ©, mais j’ai jamais eu de nouvelles », souligne le septuagĂ©naire, qui a connu la gloire dans les annĂ©es 70, notamment aux cĂŽtĂ©s de la regrettĂ©e Nicole Martin, sa flamme de l’époque. Ça pourrait avoir l’air prĂ©somptueux, mais il faut savoir que c’est le cĂ©lĂšbre impresario qui avait trouvĂ© le sobriquet Jimmy Bond, d’avis que le jeune chanteur devant lui Ă  l’époque avait une dĂ©gaine Ă  la James Bond.

«Je sors ma guitare et je joue pour les oiseaux des fois. Je les endors mĂȘme, peut-ĂȘtre que je joue trop mal ou trop bien, je ne sais pas»

Publicité

« Je ne suis pas trop stressĂ© avec la COVID. J’ai eu mon vaccin, j’attends le prochain et je me tiens au courant de ce qui se passe dans les nouvelles. Il y a des choses qui ne tournent pas rond sur la terre! », lance le chanteur de bientĂŽt 78 ans, qui est le doyen des locataires du Chez-nous. « Je suis ici depuis 33 ans, j’ai le plus grand terrain en arriĂšre avec un jardin », s’enorgueillit-il, en pointant l’enclos de verdure Ă  travers la porte-patio, oĂč se trouvent quelques plantes, des chaises en rotins et un abreuvoir pour les oiseaux. « Je sors ma guitare et je joue pour les oiseaux des fois. Je les endors mĂȘme, peut-ĂȘtre que je joue trop mal ou trop bien, je ne sais pas », plaisante Jimmy Bond.

Publicité

Le compositeur de Tes yeux (popularisĂ©e par Nicole Martin) passe la moitiĂ© de l’annĂ©e en ThaĂŻlande, oĂč il s’est mariĂ© en 2014. « J’appelle ma femme quatre fois par jour. J’espĂšre pouvoir y retourner en septembre et sans faire de quarantaine deux semaines Ă  l’hĂŽtel », souligne le chanteur retraitĂ©, entourĂ© de statues de Bouddha et des photos qui dĂ©corent son logement. La musique ne lui manque pas trop. Il a fait sa vie et ne regrette rien. « J’ai eu une grosse vie de musique, je suis plus chanceux que d’autres », rĂ©sume Jimmy Bond, serein.

Une jasette au salon avec un Bougalou

« Attends, je mets mon masque! », me lance Alain Duhamel Ă  travers la porte du logement qu’il occupe avec son Ă©pouse, au deuxiĂšme Ă©tage. Le membre du groupe Les Bougalous – qui fait la tournĂ©e des bars et des cabarets Ă  travers la province depuis les annĂ©es 70 – m’entraĂźne dans le salon sur l’étage. « C’est pas que je ne veux pas t’inviter chez nous, mais je n’invite simplement personne dans mon appartement depuis le dĂ©but de la COVID », souligne le gaillard au rire tonitruant, devant la salle d’entraĂźnement baptisĂ©e « salle d’aĂ©-Robi » en l’honneur de Lady Alys Robi, la plus cĂ©lĂšbre ancienne rĂ©sidente qui a fait un don posthume de 250 000$ au Chez-nous aprĂšs son dĂ©cĂšs en 2011.

«Quand j’en vois un qui enfreint les rĂšgles, je ne me gĂšre pas. S’il porte son masque sous le nez, il le replace en me voyant. Nous sommes en temps de guerre»

Publicité

Il faut dire qu’Alain Duhamel ne niaise pas avec le virus. « 95% des gens ici respectent les mesures sanitaires, mais quand j’en vois un qui enfreint les rĂšgles, je ne me gĂšre pas. S’il porte son masque sous le nez, il le replace en me voyant. Nous sommes en temps de guerre, il faudrait obliger les gens Ă  se faire vacciner », affirme le musicien qui, Ă  64 ans, est un des plus jeunes rĂ©sidents de la place.

Son cellulaire retentit, avec Stairway to Heaven en guise de sonnerie. Il se fera entendre Ă  quelques reprises d’ailleurs durant l’entrevue. « J’ai une double vie bien remplie, je suis trĂšs engagĂ© comme bĂ©nĂ©vole dans une association de victimes qui ont vĂ©cu des abus sexuels dans leur enfance aux mains des religieux », explique M. Duhamel, pendant qu’un homme passe derriĂšre lui pour se rendre Ă  l’ascenseur avec des boĂźtes vides. « Il y a du recyclage quelque part ici », demande ce dernier, qui vient tout juste d’emmĂ©nager sur l’étage. « Bienvenue au Chez-nous! », lui lance chaleureusement le Bougalou.

Publicité

Au-delĂ  des mesures sanitaires, Alain Duhamel ne cache pas vivre difficilement la pandĂ©mie, encore plus pour des artistes qui chĂ©rissaient leurs sessions de « jam » bimensuelle dans la salle communautaire du rez-de-chaussĂ©e. « C’est l’hĂ©catombe sur le plan psychologique. On aime jouer, chanter, danser ici. Avec les Bougalous, on avait beaucoup de festivals prĂ©vus, mais tous mes shows ont Ă©tĂ© annulĂ©s et ne reviendront pas. C’est mort », soupire M. Duhamel, qui n’a pas vu certains rĂ©sidents depuis un an. « On est tricotĂ©s serrĂ©s ici, alors on demande des nouvelles des gens Ă  ceux qu’on croise parfois dans les couloirs », rĂ©sume-t-il, pendant que son tĂ©lĂ©phone sonne Ă  nouveau, cette fois sur un succĂšs de Jive Bunny and the Mastermixers.

Publicité

« J’ai eu une belle vie »

Je ne pouvais pas partir sans saluer Jacline Guy, une chanteuse des plus adorables qui a Ă©cumĂ© les cabarets et pianos-bars dans plusieurs pays dĂšs son enfance, en plus d’avoir dominĂ© Ă  quelques reprises les palmarĂšs dans les annĂ©es 60 avec ses grands succĂšs tels que Le jour du retour ou Je m’sens trĂšs seule.

« Mme Guy se lĂšve jamais avant midi, alors tu devrais attendre avant d’aller la voir », m’avait prĂ©venu un peu plus tĂŽt Gilbert Killeen. Quand je me suis prĂ©sentĂ© autour de midi (aprĂšs l’avoir vraisemblablement rĂ©veillĂ©e en cognant Ă  sa porte une heure plus tĂŽt, oups), la chanteuse passait le balai dans son salon en pyjama.

Comme je suis de la visite rare, elle s’installe un moment avec moi sur sa petite terrasse. « Je ne m’ennuie pas, j’ai tellement de choses Ă  faire: je peins beaucoup, je fais mon mĂ©nage et ma fille vient me voir Ă  chaque semaine », raconte Mme Guy, qui n’est pas sortie de chez elle depuis le dĂ©but de la pandĂ©mie.

«Ça ne me fait rien de mourir demain. J’ai Ă©tĂ© chanceuse, j’ai eu une belle vie. Une trĂšs belle vie mĂȘme»

Publicité

À bientĂŽt l’ñge vĂ©nĂ©rable de 90 ans, la chanteuse et artiste-peintre a reçu son vaccin, mĂȘme si le virus ne lui a jamais fait peur. « Ça ne me fait rien de mourir demain. J’ai Ă©tĂ© chanceuse, j’ai eu une belle vie. Une trĂšs belle vie mĂȘme », confie Mme Guy avec une franchise dĂ©concertante.

En attendant, elle peint (elle a fait 17 toiles seulement la semaine derniĂšre ), Ă©coute de la musique et s’occupe de son chien Bijou, son compagnon depuis son arrivĂ©e au Chez-nous il y a quatorze ans. « Une chance que je l’ai. LĂ , il n’est pas assez beau, mais je l’amĂšne faire sa toilette la semaine prochaine pour qu’il ressemble Ă  nouveau Ă  un vrai petit prince », lance affectueusement Mme Guy. Lorsque je lui propose une photo, cette coquette me demande de repasser dans quinze minutes, le temps de se pomponner un peu.

Dans l’intervalle, je vais mĂ©taphoriquement serrer la pince Ă  deux mĂštres de distance au saxophoniste John Harvey, qui partage son logement depuis plusieurs annĂ©es avec son conjoint Georges, fraĂźchement retraitĂ© aprĂšs avoir passĂ© plus de 40 ans dans le domaine de la maintenance.

Publicité

AprĂšs une vie de spectacles, John Harvey aussi se considĂšre maintenant Ă  la retraite. « Il faut savoir s’en aller. C’est mon chum qui m’encourage Ă  continuer, au moins pour m’amuser . Il me dit : t’es un musicien, tu ne peux pas t’ arrĂȘter, cite M. Harvey, en posant sur Georges un regard attendri. « Les soirĂ©es de musique Ă  la salle communautaire me manquent beaucoup par contre, les partys de fĂȘte et celui de NoĂ«l aussi. Chaque annĂ©e, je chante Minuit chrĂ©tien, c’est une tradition », avoue John Harvey, qui profite au moins de la balançoire extĂ©rieure sans son masque depuis son vaccin.

Publicité

Je retourne chez Mme Guy pour la photo. Elle est en grande conversation avec une autre rĂ©sidente sur le trottoir devant sa cour. Je quitte, non sans d’abord pourchassĂ© Bijou dans le parking, qui a profitĂ© de la clĂŽture ouverte pour dĂ©guerpir le petit maudit.

Quelques heures plus tard, tout juste avant de me coucher, j’apprends comme vous le dĂ©cĂšs de Michel Louvain.

Mes premiĂšres pensĂ©es vont aussitĂŽt vers les artistes du Chez-nous, qui voient Ă  nouveau un morceau de leur Ă©poque s’effriter.

Commentaires
Aucun commentaire pour le moment.
Soyez le premier Ă  commenter!